20/10/2020 Depuis une vingtaine d’années, le concept d’exercice vert (green exercise) a émergé pour devenir un thème majeur à la croisée de l’écologie et de la médecine. L’activité physique de plein air, dans la nature ou au contact d’une dose minimale de nature (en ville notamment) améliore de manière significative la santé physique et mentale de ceux qui la pratiquent même à faible dose. Les preuves scientifiques s’accumulent et proviennent de nombreuses disciplines différentes : physiologie, écologie, psychologie, sociologie et sciences environnementales. Parmi les activités de plein air dans la nature, la marche reste sans doute de loin la plus accessible au plus grand nombre toutes classes d’âge confondues et la plus facile à pratiquer sans nécessiter d’équipements très spécifiques et tout le bazar commercial qui accompagnent nombre d’entre elles. Surtout, d’un point de vue naturaliste assumé, elle est celle qui permet le mieux d’entrer en contact profond avec la nature et les non-humains qui la composent et de nous motiver pour en assurer la conservation face à l’urgence climatique et la crise de la biodiversité. 

Nous allons donc ici développer un des bénéfices majeurs de ces activités de plein air à travers cet exemple de la marche dans la nature : la capacité à augmenter et recharger notre capacité de concentration. 

Capacité vitale

Dans notre vie quotidienne, nous utilisons sans cesse et inconsciemment une capacité majeure : être capable de se concentrer, de faire attention. Elle intervient dans toutes sortes de situations : lire, apprendre, planifier, résoudre des problèmes, éviter des dangers, négocier, se fixer des objectifs, maîtriser et réguler son propre comportement, s’engager dans des relations sociales, … Or, il existe deux grands modes de collecte d’informations permettant de réussir ces challenges. Dans certains lieux, pour certaines idées, dans certaines situations, nous pouvons le faire sans véritable effort : c’est la concentration involontaire. Regarder un feu, les vagues qui déferlent sur la plage, la rivière qui coule, les nuages dans le ciel, des oiseaux qui picorent sur le chemin, … sont des exemples de ce mode d’attention « passif ». Nous le mettons en jeu dans toutes sortes de situations inattendues mais sans enjeu fort : quelque chose attire notre attention et nous en tirons des informations mais en mode « bas régime » sauf si nous avons à titre personnel un lien très spécifique avec une de ces situations banales (par exemple si vous avez vécu un traumatisme lié à un feu !). 

Par contre, d’autres lieux, situations ou idées nous imposent une forte concentration directe. Lire une chronique de zoom-nature, marcher sur un chemin chaotique et glissant, conduire au milieu du trafic dense, planifier une action, rédiger un rapport, … Mais, dans ce cas, notre capacité à rester concentré et efficace n’est pas infinie et baisse au fur et à mesure que nous maintenons l’activité ; il se créé ainsi une sorte de fatigue mentale (ou fatigue de concentration) avec des coûts et des conséquences importants : on devient moins attentif (et donc peuvent surgir des risques et des accidents ou des erreurs préjudiciables), irritable, extérieur au sujet, distrait, impulsif. Nous connaissons tous de tels états peu agréables et leur fréquence augmente dans le cadre de nombreuses vies professionnelles. Or, de nombreux cadres naturels ont le pouvoir réel de soulager cette fatigue mentale et peuvent nous aider à recharger notre capacité de concentration directe pour le prochain usage. 

Les forêts en général sont des cadres très propices à la récupération de la concentration

ART

Pour comprendre ce processus de réparation, on dispose d’un cadre conceptuel, l’ART des anglo-saxons, Attention Restoration Theory, la Théorie de la Restauration de l’Attention (TRA … moins attractif en français !) développée dans les années 1980 par Rachel et  Stephen Kaplan dans le livre Experience of nature : a psychological perspective. Cette théorie stipule que les gens se concentrent mieux après une activité dans ou au contact de la nature ; elle précise que pour agir de la sorte, les lieux d’activité réparateurs doivent répondre à quatre critères essentiels remplis en général par des cadres naturels. 

Etre loin : ce critère signifie en fait « loin des activités mentales qui ont généré la fatigue » ; pour promouvoir cette sensation d’être loin, il suffit de se déplacer dans un environnement pour lequel la concentration involontaire suffit, sans éléments susceptibles de distraire l’attention.  Pour ce faire, pas besoin d’un cadre exceptionnel : il suffit de s’extirper pour se plonger dans la nature simple. 

Fascination : des lieux ou objets dits fascinants ne requièrent pas d’attention volontaire; ils parlent d’eux mêmes, laissant votre attention volontaire se reposer et se reconstituer. On parle de fascination douce pour désigner tous ces stimuli simples tels que l’eau qui coule ou le soleil qui se couche. Ces situations laissent quand même de la place pour examiner vos pensées qui remontent dans une situation apaisée. 

Etendue : le lieu doit offrir un espace suffisamment vaste, soit concrètement (horizon lointain, paysage grandiose) ou symboliquement (un jardin plein d’éléments variés, de plantes, de statues, d’animaux sauvages, …) ; l’esprit doit pouvoir dériver au sein de cet espace virtuel. 

Compatibilité ; le cadre doit correspondre à vos aspirations, vos goûts, vos besoins et ne pas éveiller en vous des peurs. 

On voit que la majorité des espaces verts et la nature en général répondent largement à ces quatre critères ; nul besoin d’aller chercher très loin de tels cadres : même des paysages très ordinaires suffisent. Notons que ces quatre critères restent quand même assez flous et difficiles à définir ce qui vaut à cette théorie d’avoir ses détracteurs ; néanmoins, si vous êtes un marcheur et naturaliste de surcroit, elles résonnent tout de suite en vous et éclairent bien des sensations  éprouvées lors de balades ou de randonnées. 

Améliorer la réflexion 

S’assoir au bord d’une rivière, le temps d’une réflexion

La théorie ART ajoute que l’effet de la fascination douce laisse suffisamment de place dans notre esprit tout en étant immergé dans l’environnement pour analyser ses pensées et les remettre en perspective, contrairement à ce qui se passe quand on regarde par exemple un documentaire à la télévision. Il a été suggéré que les contenus naturels stimulent l’activité neuronale encourageant l’esprit à plus de contemplation et à plus de décentrage (moins égocentrique) : cette activation de réseaux neuronaux conduirait à une plus grande flexibilité cognitive. On a tous éprouvé cette sensation que la nature encourage la réflexion et la prise de distance. Spontanément, les gens manifestent une forte préférence pour un cadre naturel quand ils veulent réfléchir à un problème ou une situation complexe ou conflictuelle. On éprouve souvent la sensation qu’une longue marche dissout littéralement certains problèmes qui semblaient insurmontables ou sans solution !

Par contre, ce bénéfice n’a lieu que si on réussit à éviter un processus très négatif : la rumination qui consiste à ressasser sans cesse la même pensée ; celle-ci est associée à un risque accru de dépression et d’autres problèmes mentaux. Une étude a démontré que la marche dans un cadre naturel diminue à la fois la rumination auto-entretenue et l’activité neuronale associée à celle-ci ; par contre, une marche en milieu urbain, sans éléments naturels (comme des arbres) ne réussit pas à atteindre cet effet. Autrement dit, la marche dans la nature laisse la possibilité « d’entendre » nos pensées, dévaluer des décisions quant à notre vie tout en court-circuitant les pensées négatives et persistantes. Dit prosaïquement : « allez faire un tour dehors et ça risque fort d’aller mieux ! »

Interactions 

Choisir le bon cadre répondant à ces critères est une chose, mais tout va dépendre de ce qu’on y fait, i.e. comment va t’on interagir avec la nature tout en marchant. C’est à ce niveau que le critère de compatibilité prend toute son importance : si on ne sent pas par exemple en sécurité dans un cadre donné, l’expérience de réparation de la concentration a toutes les chances d’être un échec. Pour les novices de la marche par exemple, la facilité à se repérer (via par exemple la signalétique, le balisage) peut être un critère essentiel pour se rassurer. Ce ne sera qu’avec une pratique répétée qu’on pourra acquérir assez d’assurance pour se passer éventuellement de ces jalons et partir vraiment à l’aventure, avec peut-être quand même un fond de carte en poche ! S. Tesson dans son livre Sur les chemins noirs parle longuement des cartes IGN sur lesquelles on voyage dans sa tête avant de voyager physiquement : un sacré outil magique ! 

La météorologie peut aussi générer des situations stressantes (comme un orage qui monte rapidement) quand on n’a pas l’habitude ; il faut savoir renoncer si on ne se sent pas capable d’affronter une telle situation. 

Le brouillard qui monte en montagne peut générer de l’angoisse et poser des problèmes d’orientation.

Evidemment, l’effet bénéfique de la marche ne fonctionnera que si on n’emporte pas avec soi des éléments susceptibles de remettre en action notre attention volontaire : du travail à terminer lors d’une pause ; un téléphone portable branché que l’on consulte tout en marchant. Ecouter de la musique améliore certes l’état d’esprit et a des effets bénéfiques mais coupe des sons naturels qui constituent un élément clé dans la fascination douce qu’exercent les cadres naturels. Plusieurs écrivains marcheurs comme P. Dessaint dans son livre Vers la beauté, toujours ! se posent la question pertinente de savoir s’il vaut mieux marcher seul ou à deux ou en groupes. La théorie ART prédit que être plusieurs va mobiliser de l’attention dédiée à la conversation et à détecter les signaux sociaux émis par les partenaires ; par contre, dans des environnements peu sécurisants, être plusieurs peut permettre de se décharger de la peur et apporte des bénéfices non négligeables et termes de liens sociaux. On peut dire que chacun doit trouver un compromis avec un certain dosage minimal de marche en solitaire pour bénéficier vraiment des effets positifs à plein ; là encore, l’expérience acquise au fil de la pratique doit permettre de se libérer progressivement et de prendre de l’assurance. Donc, la manière de s’engager avec l’environnement reste décisive pour en tirer des bénéfices. 

A l’inverse un paysage givré en hiver invite fortement à la marche !

Nature sans conscience … 

Pour s’immerger dans l’environnement et en bénéficier, on peut adopter des « plans de prise de conscience de l’environnement » qui permettent de se connecter avec l’environnement.  

Un exemple consiste à faire une pause, se concentrer un moment sur le paysage sonore ce qui oblige à mobiliser un autre sens que la vue. S’il y a plein de sons (comme au printemps souvent), on essaie de se concentrer sur un son précis, un chant d’oiseau par exemple : on essaie de le mémoriser, voire de le traduire en onomatopées, de reproduire son rythme et sa cadence avec des gestes ; on peut alors passer à un autre, le comparer, … et se faire ainsi happer par cette spirale sensorielle. Nul besoin d’être un naturaliste émérite et d’être frustré de ne pouvoir mettre un nom sur chaque son : les noms d’espèces en sont que des étiquettes posées par l’homme ; ce qui importe c’est le son lui-même et ce qu’il éveille en vous. Ne faire fonctionner que la concentration involontaire ! Mais rien ne vous empêche par ailleurs de vous initier à la reconnaissance des chants pour votre propre gouverne ! Si le silence règne (mais c’est rare) concentrez-vous justement sur le silence en fermant les yeux et attendez le premier bruit qui va le rompre. Parmi d’autres exemples de plans proposés, on peut citer : le jeu de rôle en se mettant dans la peau d’un artiste cherchant la beauté dans des éléments insignifiants ; inférer sur ce que deviendrait le cadre traversé si chacun y cultivait soi-même ses propres ressources alimentaires, une belle manière de prendre conscience de l’empreinte humaine sur la nature ; la pensée magique : qu’est ce que je changerais dans ce cadre si j’avais une baguette magique ; ….

Des participants à une étude auxquels on avait proposé de tels plans de prise de conscience éprouvaient des améliorations significatives dans la concentration et une baisse des frustrations par rapport à des groupes témoins sans cette conscience préalable de l’environnement ; de plus, ces plans ont un impact encore plus net sur ceux qui marchent lentement : d’entrer dans l’environnement semble peu compatible avec la vitesse.  

 Pour illustrer la perception du côté des pratiquants, je terminerai par cette citation extraite du livre de P. Dessaint dans le paragraphe Pourquoi je marche ? :

Avant l’invention de Dieu et des religieux missionnaires, le besoin, l’envie incontrôlable de marcher nous a fait conquérir le monde. Dans pas longtemps, des hommes marcheront sur Mars, et ça va continuer le bazar … C’est dans la nature profonde de l’homme, la marche. Alors je marche. Sur Terre. 

Bibliographie

How to get more out of the green exercise experience. Insights from attention restauration theory. J. Duvall ; W.C. Sullivan. Chapter 4 : 37-45 ; in Green exercise. Linking nature, health and well-being. Ed. by J. Barton et al. 2016. Routledge ed. 

Vers la beauté, toujours ! Pascal Dessaint. Ed. Salamandre 2020-10-20

Sur les chemins noirs. Sylvain Tesson. Ed. Gallimard. 2016