Milvus migrans

07/03/2022 Tout le monde sait que les oiseaux communiquent entre eux, notamment au moment crucial de la reproduction, en se servant de leurs traits physiques (taches colorées, plumes ornementales, peau nue colorée, …) et par des comportements (parades, cris et chants). Mais on ignore que certaines espèces vont plus loin en collectant des objets dans leur environnement pour construire des structures ou les ajouter à leurs nids comme signaux externes à destination de leurs congénères : l’exemple le plus médiatisé reste celui des oiseaux à berceau ou jardiniers de Nouvelle-Guinée et Australie qui construisent des « jardins » de tiges, feuilles, fleurs agrémentés de divers objets récoltés avec même la capacité de teindre certains objets en couleur en mélangeant leur salive avec des jus de baies ou des charbons de bois ! Ces jardins servent à attirer des femelles pour s’accoupler. En fait, on connaît des centaines d’espèces d’oiseaux qui ajoutent toutes sortes d’objets à leurs nids : déchets humains, pierres, plantes vertes, mues de serpents, excréments, coquilles, … Le milan noir, un rapace diurne assez commun dans presque tout le pays, a développé un comportement très étonnant à cet égard : tapisser le fond de son aire avec des sacs plastiques blancs, non pas pour séduire le partenaire, mais comme signal de menace envers ses congénères. Une étude espagnole a étudié en détail ce comportement avec des découvertes vraiment surprenantes. 

Anthropophile 

Exemplaire naturalisé (musée Lecoq/Clermont-Ferrand)

Le milan noir se reconnaît à son plumage sombre, brun rougeâtre et sa queue légèrement fourchue.  Il occupe une vaste aire de répartition couvrant une bonne part de l’Eurasie, l’Afrique et l’Australie. Dans de nombreux pays, dont la France, il est un des rapaces communs, très facile à observer au cours de ses évolutions aériennes souvent acrobatiques. Grand migrateur, chaque année il va passer l’hiver au sud du Sahara et revient nicher entre mars et septembre ; quelques individus commencent à hiverner sur place. Il habite une large gamme de milieux semi-boisés, de préférence avec des milieux aquatiques. Il est globalement très lié à la présence humaine et fréquente les abords des villages car son alimentation dépend en bonne partie des activités humaines : il se nourrit surtout de restes d’animaux morts et de déchets sur les décharges mais peut aussi capturer des petits vertébrés et des insectes ; il patrouille en vol au-dessus des prés fauchés, le long des routes, … à la recherche de cadavres de petits animaux. Les poissons morts constituent souvent une part importante de son régime : il les « cueille » en vol à la surface de l’eau. Ce régime opportuniste explique en bonne partie l’expansion de cette espèce et la forte croissance de ses effectifs depuis un demi-siècle. 

Milans noirs au dessus d’un champ fraîchement moissonné à la recherche de petits animaux tués ou d’insectes

Le milan noir niche soit en couples isolés soit en colonies lâches pouvant aller jusqu’à une dizaine de couples. Chaque couple défend un territoire dont la qualité varie beaucoup selon la quantité de nourriture disponible : les territoires incluant une interface avec des milieux aquatiques sont les plus recherchés. 

Reste de poisson-chat échappé par un milan noir sur une route le long d’un étang

Chaque année, une partie non négligeable de la population des mâles ne réussit pas à fonder de couple et à s’installer sur un territoire : ils forment une population « flottante » d’individus non nicheurs qui harcèlent en début de saison les couples installés et tentent de s’emparer des territoires par des attaques et des intrusions pouvant se terminer en batailles aériennes spectaculaires vu la manœuvrabilité du vol de ces oiseaux. Ils cherchent aussi à voler des proies collectées par les résidents (cleptoparasite). 

Sacs blancs 

De retour de migration, les couples se forment et investissent chacun un territoire ; les deux membres du couple entreprennent de bâtir une aire de branchages et brindilles placée assez haut dans un arbre. Les aires sont souvent réoccupées année après année et rechargées au printemps de nouveaux matériaux. Avant le début de la ponte, mâle et femelle commencent à collecter dans leur environnement des matériaux d’origine humaine qu’ils installent dans la cuvette du nid avec une prédilection surprenante pour les sacs plastiques blancs. Ce comportement n’a rien d’anecdotique et sert en fait de support à une forme de communication sociale très élaborée qui a été étudiée de manière remarquable par une équipe d’ornithologues dans le prestigieux site protégé de Coto Donana en Andalousie espagnole. 

Là, réside une forte population de milans noirs très étudiée et suivie depuis plus de vingt ans avec un baguage systématisé des jeunes au nid qui permet ensuite de suivre individuellement ces oiseaux année après année : les chercheurs disposent ainsi de milans reconnaissables individuellement, âgés entre 1 et … 25 ans que l’on peut suivre dans le temps : longévité, succès de reproduction chaque année, fidélité au territoire, … ! Ils ont, lors des sessions de baguage, pu inventorier le contenu des nids : sur 127 nids suivis, 77% d’entre eux contenaient de telles « décorations plastiques ». 

Sur les bords de la rivière Allier où nichent de nombreux milans noirs, les décharges sauvages avec leurs lots de plastiques ne manquent pas !

En parcourant les environs des nids dans un rayon de 500m pour dénombrer la quantité et les types de déchets plastiques disponibles au sol, les chercheurs constatent que les milans sur-sélectionnent très nettement les plastiques de couleur blanche (à nos yeux en tout cas). Les autres déchets ou les sacs d’autres couleurs ne sont pas ramassés sauf dans les cas où la disponibilité en sacs blancs est très faible. Expérimentalement, ils ont déposé dans l’environnement des milans des sacs plastiques de diverses couleurs : 29 des 33 couples qui sont venus en collecter ont choisi seulement des plastiques blancs ; deux couples ont collecté des sacs blancs et des transparents et un dernier des sacs blancs et des verts. Donc, clairement, la couleur blanche de ces sacs importe pour les milans ce qui suggère un lien avec un signal visuel visible de loin. 

Bon coin pour les milans en recherche de belle déco !

L’ajout de ces sacs blancs dans les aires se produit surtout dans les trois semaines qui précèdent le début de la ponte ; pendant la ponte et l’incubation, les apports diminuent et après l’éclosion ils cessent pratiquement. Or, cette période d’intensité maximale correspond à celle où ont lieu le plus d’intrusions et de contestations du territoire de la part d’individus non installés (voir ci-dessus) : ceci suggère fortement une fonction anti-intrusion, autrement dit un signal fort envoyé aux contestataires : un drapeau blanc pas du tout pacifique qui dit : « pas la peine d’essayer de nous déloger, nous allons nous défendre et notre territoire est excellent»

Signal agressif

Grâce au contexte très favorable (voir ci-dessus), les chercheurs ont pu expérimenter en milieu naturel sans que cela n’impacte vraiment ces oiseaux et ainsi répondre à plusieurs questions à propos de ce comportement très surprenant. 

Le signal envoyé par les sacs plastiques blancs déposés dans les nids est-il fiable ? La « décoration » du nid augmente avec la qualité des territoires (évaluée d’après la nourriture disponible) et l’état général physique des membres du couple. Ce dernier point apparaît quand on prend en compte l’âge des oiseaux : le niveau de décoration (mesuré en quantité de sacs déposés) très bas chez les jeunes oiseaux, juste après la maturité sexuelle, croît pour atteindre un maximum vers 7-12 ans, dans la force de l’âge pour cette espèce, puis décroît rapidement avec le vieillissement progressif. Quand, expérimentalement, on dépose des sacs blancs dans leur environnement proche, 37% des couples en prélèvent très peu ou pas du tout en dépit d’une offre prolongée et abondante. Ces oiseaux réfractaires ont soit des territoires de basse qualité ou sont soit très jeunes ou « vieux » au-delà de 12 ans. Du côté de ceux qui, au contraire, réagissent positivement à ces dépôts de sacs et chargent leurs aires, on constate que leur aptitude à contrer les attaques d’intrus est très forte ; de même, dans les interactions agressives entre individus face à une même nourriture (un poisson mort sur un plan d’eau par exemple), les individus aux aires très décorées ont un taux de succès plus élevé. 

Deux images extraites de la publication n°1 (bibliographie)

Le signal est-il perçu par les autres et comment réagissent-ils ? Les chercheurs observent que les couples aux aires peu décorées ont des taux d’intrusions peu élevés sur leurs territoires : les individus non nicheurs semblent les ignorer. Par contre, plus les aires sont décorées, plus on constate d’intrusions. Les réponses des couples installés les stimulent en quelque sorte en leur confirmant la bonne qualité du territoire. Un haut niveau de décoration prédit que si on s’installe ici on aura de meilleures chances d’élever sa descendance. 

Signal honnête 

Ce signal a-t-il des inconvénients indirects pour les couples territoriaux ? Pour évaluer cet aspect, les chercheurs ont installé des nids artificiels dans des arbres de la zone en y plaçant des œufs d’oiseaux d’élevage : 81% de ces nids artificiels fortement décorés par ailleurs ont été pillés (par les corneilles notamment) alors que les nids peu décorés ont subi un taux de prédation bien moindre. La présence de sacs blancs attire clairement l’attention des voleurs d’œufs et impose donc un coût en matière de succès reproductif ; les couples au nid très décoré doivent, en plus de gérer les intrus, surveiller encore plus leur nid ! 

Si, expérimentalement, on ajoute directement dans un nid occupé peu décoré des sacs plastiques blancs, on « déclenche » plus d’attaques d’intrus sur ce territoire et les propriétaires se montrent incapables de réagir face à ces agressions. Par contre, le même ajout dans des nids très décorés d’oiseaux entre 7 et 12 ans induit aussi une hausse des agressions mais eux arrivent à faire face. Donc, le coût s’avère plus élevé pour des oiseaux de basse qualité. 

Certains milans peuvent-ils tricher ? Dans les expériences d’ajout direct dans l’aire de plastiques blancs, dans la semaine qui suit, 85% des oiseaux de 7-12 ans conservent les ajouts alors que 87% des très jeunes ou plus vieux les enlèvent ! L’âge est un excellent prédicteur de l’attitude du couple face à un tel ajout. Autrement dit, les milans ne cherchent pas du tout à tricher car l’expérience doit leur montrer qu’ils seront, de toutes façons, pénalisés au final. La décoration plastique du nid constitue donc un signal gradué qui véhicule des informations sur la qualité du territoire, la viabilité des tenants et la capacité de dominance lors d’interactions sociales. Afficher ostensiblement que l’on est sur un territoire riche en ressources implique automatiquement une multiplication des affrontements avec des intrus attirés et le coût serait disproportionné pour des tricheurs faibles avec parfois des conséquences dommageables à cause de risques de blessures. Ce signal a donc tout d’un signal honnête et fiable. L’originalité de ce système de communication est qu’il fonctionne pour les deux membres du couple alors que chez la majorité des espèces seuls les mâles sont concernés. Il a en plus plusieurs avantages majeurs : en tant qu’ajout externe, il agit même en l’absence des oiseaux ; il est assez facile à se procurer surtout avec la pollution plastique croissante ; il peut être modulé très facilement en rajoutant ou en enlevant des sacs ! 

Visibilité 

il restait une question en suspens à propos de la réelle visibilité de ce signal installé dans l’aire.  En effet, les aires sont installées dans des arbres et le plus souvent cachées en grande partie dans l’ombrage de la canopée, notamment sur le site étudié en Andalousie où, en été, on atteint des températures extrêmes ; de plus, les intrus choisissent leurs « cibles » lors de survols aériens à une certaine hauteur. Donc, il fallait trouver un moyen de vérifier que, vu du ciel, un nid décoré était perceptible et différenciable d’un nid non décoré. Ceci ne peut se faire qu’avec « des yeux d’humain » en utilisant un drone. Sur 15 nids sélectionnés, un protocole très astucieux a été conçu : on grimpe à l’aire que l’on nettoie de tous plastiques ; un premier survol de drone qui descend depuis plus de 100m de haut et prend des photos de l’arbre et de l’environnement immédiat sous plusieurs angles par paliers en se rapprochant du nid ; on ajoute ensuite un sac plastique blanc et on recommence le survol en drone. Quand on a fini, on remet les plastiques initiaux et on laisse l’aire tranquille. Ceci est effectué avant la ponte, à la période où ont lieu le plus d’interactions. Lors de la visite, on prend les mesures du nid et on évalue les angles d’ouverture tout autour. 

Les images ainsi obtenues sont soumises à des observateurs : on évalue le temps mis à l’observateur pour trouver le nid sur la photo et à partir de quelle hauteur il est capable de le détecter. Les résultats obtenus montrent que la présence de sacs blancs augmente la visibilité du nid : un nid décoré est visible de plus haut qu’un nid non décoré ; le temps mis pour repérer le nid diminue quand on se rapproche ; au-dessus de 75m de hauteur, le temps mis pour détecter un nid non décoré devient nettement plus élevé. Si on transpose à des milans en survol, quand on connaît leur acuité visuelle et leur capacité à gauchir leurs ailes de sorte qu’ils varient sans cesse leurs angles d’observations, on pressent qu’ils doivent très probablement être encore plus performants que les yeux humains. Par contre, ni la taille du nid, ni son degré d’ouverture dans la canopée n’agissent sur sa visibilité : ce sont bien les plastiques blancs qui changent tout et sont le signal efficace, visible du ciel. 

Ces études ont été menées avant le COVID : parions que désormais, les milans disposent d’un nouveau signal blanc grâce à la « bienveillance » humaine !

Finalement, on reste coi devant un tel système de communication sociale aussi sophistiqué basé sur un signal somme tout très « primaire » ! Cet usage pose néanmoins une question centrale (de mon point de vue) non abordée dans ces deux études : comment faisaient les milans avant l’avènement des sacs plastiques dispersés dans la nature, une tendance assez récente historiquement. Avec quoi décoraient-ils leurs nids ? il est question dans la bibliographie de « papiers blancs » mais ceux-ci devaient être bien moins efficaces car non brillants et sensibles à l’humidité dans le nid. Et que penser de la facilité croissante avec laquelle désormais ils peuvent récolter de telles décorations : est-ce que ça a changé leur usage ? En tout cas, le coût de récolte s’en trouve diminué ! Tout ceci ne doit pas nous conduire pour autant à penser que c’est « un bien pour les milans » et qu’on pourrait en ajouter pour leur faciliter la tâche : trois fois non ! Les sacs plastiques sont une plaie pour l’environnement et gageons que les milans doivent avoir des solutions de remplacement ! 

Des sponsors seraient-ils prêts à soutenir des milans mégalomanes ?

Bibliographie 

Raptor Nest Decorations Are a Reliable Threat Against Conspecifics F. Sergio, J. Blas, G. Blanco, Tanferna,L. López, J. A. Lemus, F. Hiraldo SCIENCE VOL 331 ; 2011 

Decoration Increases the Conspicuousness of Raptor Nests. Canal D, Mulero-Pázmány M, Negro JJ, Sergio F (2016) PLoS ONE 11(7): e0157440.