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Vous avez tous déjà remarqué (de visu ou via les documentaires) que le moindre caillou qui reste dans l’eau se comporte comme une savonnette glissante, que la moindre épave immergée se retrouve à moyen terme couverte d’une forêt d’organismes les plus variés (les squatters de surface), que la moindre coque de bateau doit régulièrement être nettoyée de ces indésirables qui s’y incrustent et freinent son hydrodynamisme, que même les déchets flottés qui s’échouent portent des animaux accrochés, que pierres et coquilles portent leurs croûtes de tubes et de balanes collées, … C’est ce que les scientifiques appellent le biofouling (du verbe to foul : polluer, souiller, « se faire dessus » !), plus ou moins bien traduit en français par encrassement biologique ou salissures biologiques !

On pourrait être tenté de considérer ce processus comme anecdotique si on ne réalise pas son importance écologique, ses conséquences biologiques (et économiques pour les activités humaines) et si on se limite à la seule partie visible à l’œil nu. En effet, le biofouling comprend une face microscopique, invisible ou presque (c’est le tapis gluant !) avec des chiffres astronomiques à donner le tournis. Au cours des deux dernières décennies, on a pris conscience que ce processus représentait un élément capital pour comprendre les écosystèmes marins et que les mesures des variables environnementales devaient absolument le prendre en compte.

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Coque de bateau en cale sèche avec un tout petit chargement de biofoulers ; mais, souvent, ce revêtement devient tel qu’il freine le bateau et augmente considérablement la consommation de carburant !

Les mots du biofouling

Pour entrer dans ce sujet, il faut d’abord s’équiper (avant le scaphandre !) d’un vocabulaire ad hoc tant le processus nous est étranger à nous les terrestres qui vivons hors de l’eau, au contact de l’air. Le fouling ou encrassement biologique (désolé, mais je préfère nettement le terme anglo-saxon !) désigne donc le processus naturel de colonisation de toute surface solide présente dans l’eau. Tout objet immergé se retrouve rapidement colonisé et voit s’accumuler à sa surface toutes sortes d’organismes : algues, coquillages, hydraires, bryozoaires, coraux, balanes, éponges, anémones de mer, vers tubicoles, tuniciers ou ascidies, … pour ne parler que de la face visible, le macrofouling. Le même processus se produit sur tout organisme marin vivant : on parle alors de biofouling. Dès qu’un être vivant marin naît (ou grandit) et entre en contact avec l’eau, il va être de toutes façons colonisé par un ensemble d’organismes qui vont se fixer à sa surface, au moins sous la forme microsocopique ou microfouling.. Cette phase invisible à l’œil nu se compose de microorganismes, essentiellement des bactéries, qui fortement un tapis gluant appelé biofilm. Certains organismes réussissent à échapper en partie à cette « invasion » ou à en limiter l’étendue car ils disposent de mécanismes de défense ou antifouling. L’Homme cherche d’ailleurs à s’en inspirer pour concevoir de nouveaux produits ou dispositifs évitant le fouling de ses navires ou de ses constructions sous l’eau, fouling responsable de pertes économiques colossales chaque année (plus d’un milliard de dollars par an rien que pour l’US Navy).

La relation squatter de surface/hôte, facultative, reçoit le nom d’épibiose (mot à mot : vivre dessus) ; l’hôte hébergeur (à son insu le plus souvent) s’appelle le basibionte et le squatteur un épibionte. Cette relation n’a rien de symbiotique et présente souvent des inconvénients pour l’hôte mais aussi des avantages dans des proportions variables selon les espèces, les environnements et les étapes du développement.

Conditionner la surface

Curieusement, la première phase de ce processus « vivant » s’appuie sur … du non-vivant. Elle se produit dès les premières secondes (oui, secondes !) de contact de la surface vivante avec l’eau (par exemple, une jeune ramification d’algue qui émerge ou la coquille d’un jeune escargot qui vient d’éclore) : un film entièrement chimique se dépose en effet spontanément sur la nouvelle surface. Il se forme à partir de substances chimiques dissoutes dans l’eau sous forme de macromolécules : des glycoprotéines, des polysaccharides, des acides humides, des sels minéraux, des argiles ; elles proviennent soit de l’activité des êtres vivants (notamment du microplantcton), soit de processus de transport et d’érosion. Elles forment un film discontinu à peine fixé (par le jeu de réactions physiques) mais suffisant pour modifier les propriétés de surface (tension de surface, mouillabilité, charge électrique). En quelques heures, se forme ainsi un film de quelques 100 nanomètres d’épaisseur (un nanomètre = un millionième de mm), discontinu, inégal, mais qui va rendre possible désormais l’installation de microorganismes d’où ce nom de film de conditionnement.

Nous sommes tous, sans trop le savoir, le siège du même processus dans … notre bouche avec la plaque dentaire, ce film sucré qui se « colle » à la surface de nos dents et permet le développement des bactéries pour notre malheur. L’environnement humide et chargé en sels et substances organiques permet sa mise en place comme dans l’eau de mer.

Le vivant arrive

Dans les minutes (oui, les minutes !) et les heures qui suivent, ce film de conditionnement va permettre le débarquement des premiers microorganismes en tête desquels figurent les bactéries planctoniques (dont des cyanobactéries) mais aussi des microalgues (unicellulaires). Cette rapidité d’installation peut surprendre a priori mais il suffit de consulter les ordres de grandeur de densités de ces organismes dans l’eau de mer pour lever le doute : dans un millilitre (une petite goutte !) d’eau de mer, on a en moyenne un million de bactéries, mille microalgues et une centaine de spores de macroalgues !

L’installation des bactéries se fait en deux temps. L’arrimage initial se fait via le jeu des forces physiques dont les forces électriques, les bactéries se comportant à ce stade comme des particules chargées. Elles sont certes attirées par le film chargé de substances nutritives mais subissent des forces électrostatiques répulsives (compte tenu de leur polarité négative comme le film) ; elles se trouvent ainsi agglutinées mais maintenues à au moins 3 nanomètres de la surface du film. L’ensemble forme un film très instable que le moindre courant peut encore emporter.

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Cette araignée de mer (crabe Maja) en aquarium montre sa carapace couverte d’un tapis d’algues vertes qui lui procurent un certain camouflage

A l’abordage

La seconde phase va rendre irréversible la fixation du film et l’incorporation des bactéries ; ce sont elles qui vont « faire le job » : elles élaborent à leur surface des polymères de nature polysaccharidique (à base de glucose et fructose) qui forment des fibrilles, lesquelles vont tisser des liaisons chimiques avec les macromolécules du film de conditionnement ; des enzymes bactériennes raccourcissent alors ces « ponts » jetés entre elles et le film ce qui les tire vers le film et leur permet de surmonter la barrière électrostatique. Enfin arrivées, elles s’ancrent avec la matrice du film : la film devient alors fixé irréversiblement à la surface. Aussitôt, les bactéries commencent à se diviser et la colonisation se met en place ; désormais, il s’agit d’un biofilm grouillant de vie, même si extérieurement tout cela ne ressemble qu’à un tapis gluant et glissant !

Métamorphose

Les bactéries initialement libres et planctoniques vont complètement changer et s’organiser. Elles vivent désormais sous des densités 1000 à 10 000 fois plus fortes que dans l’eau ; elles communiquent plus intensément entre elles avec une plus forte activité enzymatique ; leur croissance s’accélère, boostée par l’abondante nourriture dans laquelle elles baignent et à laquelle vient s’ajouter éventuellement des exsudats ou des rejets de l’hôte. L’expression même de leurs gènes se trouve complètement modifiée. Elles échangent d’ailleurs activement des gènes entre elles selon le processus de transfert latéral. Une partie d’entre elles se détache de la matrice et repart dans l’eau, redevenant planctoniques et peuvent ainsi aller coloniser d’autres surfaces neuves !

Elles s’organisent en strates selon leur nature : les filamenteuses en surface, les coques et les bâtonnets en dessous ; elles forment des couches et ménagent des pores et des chenaux où l’eau (et l’oxygène) peuvent circuler. L’épaisseur varie de quelques nanomètres à plusieurs centimètres d’un point à un autre ce qui créent des conditions de vie radicalement différentes et des communautés bactériennes adaptées. Bref, un écosystème parallèle s’est créé, une « seconde peau » pour l’hôte qui va devoir composer avec !

Squatters unicellulaires

Dans les jours qui suivent, ce biofilm bactérien va commencer à accueillir de nouveaux arrivants, attirés eux aussi par la manne nourricière et un site où s’ancrer dans cet univers liquide : « champignons » marins, levures, protozoaires mobiles ou fixés et diatomées. Ces dernières jouent un rôle déterminant dans l’évolution du biofilm ; ces organismes microscopiques font partie des « algues brunes » aux côtés des laminaires géantes et possèdent une coque siliceuse en forme de boîte de Pétri. Elles sécrètent un mucus à base de substances polymériques émis par une fente allongée ou raphé qui leur permet de se coller en surface tout en s’y déplaçant. Elles se multiplient rapidement et participent à la transformation du biofilm en surface et à son épaississement. Il devient de plus en plus apte à fixer de nouveaux organismes dont de nouvelles bactéries et initie en quelque sorte une succession de communautés qui transforment chacune l’environnement, préparant le terrain des suivantes. La fixation notamment de microalgues facilite l’approvisionnement en oxygène du biofilm par la photosynthèse qu’elles réalisent.

Enfin du visible !

On arrive ainsi en moins d’une semaine à la phase « finale » qui est la plus longue et qui peut s’étaler sur des mois voire des années : la colonisation par des êtres multicellulaires, attirés par les substances chimiques de surface puis par celles émises par les premiers installés (ou au contraire repoussés !). on distingue classiquement deux variantes de ce « macrofouling » :

– les « mous » (soft fouling) : éponges, hydraires, algues, anémones de mer, tuniciers

– les durs (hard fouling) munis de coquilles ou de tubes : balanes, vers tubicoles, coraux, bryozoaires incrustés, mollusques, ….

La plupart d’entre eux arrivent sous forme de spores (macroalgues) ou de larves nageuses planctoniques : planulas ciliées des hydraires , larve trochophore ciliée des annélides et mollusques, larve zoé des crustacés, …

Ainsi se forment ces magnifiques communautés riches de dizaines d’espèces « superposées » que l’on peut observer à loisir dans les flaques d’eau des côtes rocheuses, installées à la fois sur le rocher ou les coquilles vides que sur les êtres vivants présents. C’est un foisonnement de formes de vie qui s’offre alors à nos yeux sans équivalent hors de l’eau.

Evidemment, ce grouillement de squatters et cette seconde peau qui enveloppe tout le monde ont des conséquences considérables sur la vie des hôtes (mais aussi des squatters) avec des interactions innombrables, notamment au niveau des réseaux alimentaires … mais ceci est une autre histoire qui demanderait des centaines de chroniques !

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BIBLIOGRAPHIE

  1. Biofouling and the barnacle pp. 260-283 ; in BIOLOGICAL DIVERSITY Exploiters and exploited. P. Hatcher ; N. Battey. Wiley-Blackwell. Ed. 2011
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  4. The second skin: ecological role of epibiotic biofilms on marine organisms. MartinWahl , FranzGoeck, Antje Labes, Sergey Dobretsov and FlorianWeinberger. Frontiers in Microbiology. (2012) ; vol. 3 ; art. 292 ; p. 1-21