Brintesia circe

23/06/2020. Comme chaque année en début d’été, je vois apparaître dans mon jardin, un nouveau locataire qui ne passe pas inaperçu : un grand papillon noir et blanc, le silène. Venu de la lande voisine, un mâle s’installe le long de la haie de charmes et patrouille aux heures les plus chaudes, pourchassant tout autre papillon passant à proximité et venant « m’inspecter » en vol quand je m’approche ! Cette espèce tend depuis plusieurs décennies à regagner du terrain perdu au cours du dernier siècle et à devenir plus commun. Facile à reconnaître à sa livrée, il déroute par sa facilité à disparaître brusquement de votre vue en se posant sur un tronc ou au sol : le dessous de ses ailes fermées le rend alors quasi invisible : un papillon singulier peu connu du grand public et donc à découvrir ! 

Noir à bande blanche

Le silène fait partie des « grands » papillons de notre faune avec une envergure totale de 6 à 8cm ; dans le midi, localement, il peut même dépasser ces dimensions déjà imposantes. Le dessus des ailes est dominé par une teinte brun noir (y compris pour le corps) avec une large bande blanche transversale, plus ou moins fractionnée en cellules par les grandes nervures. Tout en haut de cette bande, vers le sommet des ailes antérieures on note un « œil » sombre, un ocelle. Cette livrée n’est quasiment visible qu’en vol car dès qu’il se pose, il replie ses ailes instantanément (voir ci-dessous le comportement) et affiche alors un dessous marbré de noir, de gris vermiculé et de blanc en redessinant les motifs du dessus. On retrouve l’ocelle au sommet de la bande blanche et cette fois on note qu’il porte avec un point blanc central (ocelle dit pupillé). 

On retrouve une livrée assez proche chez d’autres papillons proches dont les sylvandres avec trois espèces très proches (genre Hipparchia). Mais chez ces derniers, bien plus rares par ailleurs, la bande blanche du dessus n’existe que chez les femelles et en moins tranchée (comme enfumée) et l’ocelle est entouré d’un contour jaunâtre. Le critère décisif se situe au niveau du dessous des ailes postérieures bien visibles au repos quand il est posé : chez le silène, il y a en avant de la grande bande blanche continue une courte bande blanche incomplète. 

Les deux sexes sont semblables avec les femelles plus grandes et plus vigoureuses. Les mâles portent sur le dessus de l’aile antérieure une bande d’écailles d’aspect pelucheux et plus foncée que le fond brun-noir de l’aile ; mais encore faut-il réussir à bien le voir ailes ouvertes par dessus ce qui n’est pas évident ! Ces écailles ou androconies émettent des phéromones sexuelles, substances odoriférantes (pour les papillons !) qui interviennent lors des parades. 

Génies des bois 

Silène désigne par ailleurs un genre de fleurs dont le silène enflé ou silène vulgaire à cause de la forme ventrue du calice qui rappelle celle des représentations du demi-dieu grec Silène. Pour le papillon, le choix de ce même terme renvoie en fait aussi à la mythologie grecque où les silènes en général faisaient partie des satyres (les fils du dieu Silène) ou génies des bois, les faunes des Romains, qui pourchassaient les nymphes de leurs ardeurs lubriques ! Or, le silène se classe dans une sous-famille des Nymphalidés, les satyrinés, autrement dit les satyres. On y trouve divers autres genres dont les sylvandres (voir ci-dessus), le faune, l’agreste, le mercure, … Bref que des noms de divinités qui fleurent la nature sauvage et la vie libre. Peut-être que le choix de ces noms a été suscité par leurs parades sexuelles (voir ci-dessous) ou par leur tendance à se chauffer souvent paresseusement au soleil ? 

Les satyres, dont le silène, possèdent en commun une première paire de pattes atrophiées en forme de brosse et des ocelles au sommet des ailes antérieures ; la grande majorité (sauf les demi-deuils aux couleurs d’échiquiers) ont des teintes allant du brun fauve au brun-noir avec des taches brunes ou blanches ou jaunâtres. De ce fait, ils sont souvent peu appréciés par le grand public plus attiré par les couleurs vives et bigarrées ou les papillons blancs « flashy » ! Tous se posent ailes fermées repliées verticalement contrairement aux vanesses par exemple qui gardent souvent les ailes étalées à l’horizontale ou semi-redressées. Ils partagent aussi un vol plutôt lent et mou et des chenilles qui se nourrissent essentiellement de graminées ; ils forment à ce titre une sorte de groupe écologique spécialisé. 

Photo d’un individu en collection vu de dessus : noter l’ocelle noir pupillé de blanc

Les anglo-saxons le surnomment « great-banded grayling », grayling désignant ce groupe de satyres au dessous ailes marbrées de gris ; le qualificatif de « à grande bande » traduit bien l’importance de la bande blanche très développée et très tranchée chez le silène. 

En expansion 

Habitat typique du silène : coteaux secs herbacés avec quelques arbres et arbustes

Le silène fréquente une large gamme de milieux réunissant un certain nombre de critères : des milieux secs, bien exposés et donc chauds, avec des étendues herbeuses (nécessaires pour la nourriture des chenilles), des plages de sol ou de cailloux nus servant de postes pour se chauffer, des buissons et des arbres isolés épars sur les troncs desquels il aime à se reposer aux heures les plus chaudes. On le trouve donc sur les pentes herbeuses parsemées d’arbres, les coteaux avec des friches et des pelouses, les bois très clairs avec des clairières, les lisières forestières exposées, les landes buissonnantes, le long des chemins avec des talus herbeux et de un peu de rocaille. Il peut être ainsi attiré par les bords des routes avec des milieux favorables où il paie un lourd tribut à la circulation automobile. Même dans des zones urbanisées, de petits habitats ensoleillés lui suffisent comme des rocailles ou des talus à condition de bénéficier d’une végétation herbacée continue. Pour se nourrir, il lui faut une certaine diversité florale avec une préférence pour les chardons ou les scabieuses, les origans ou les sureaux hièbles ; cependant, on les observe rarement en train de butiner. Ils cherchent aussi les suintements de sèves s’écoulant des blessures des arbres ou peuvent venir siroter d’anciennes flaques d’eau et même… des excréments fermentés, comportement partagé par de nombreux grands papillons ! 

En France, il est commun dans la grande moitié sud et se raréfie en allant vers le nord et en altitude. De nombreuses données récentes pointent une nette tendance à la progression vers le nord sans dute en lien avec le changement climatique global en cours. Ainsi en région parisienne, il avait disparu dès les années 1860 et vient de réapparaître en forêt de Fontainebleau depuis 1999. En Auvergne, dans les années 80, on ne l’observait dans le massif montagneux du Sancy qu’en dessous de 800 m ; depuis les années 90, il est régulièrement observé jusqu’à … 1500m ! En Côte d’Or et dans le Doubs, il semblait avoir disparu dans les années 60-70. A partir de 1976 on l’a vu réapparaître sur les côtes calcaires et à partir de 1980 il a débordé bien au delà au point d’avoir reconquis depuis les années 2000 les départements du jura et de la Haute Saône, étoffant ses populations dans les quatre autres départements bourguignons. 

Mimétique assumé 

Ces grands papillons volent à partir de la fin mai et pendant tout l’été jusqu’en automne ; il s’agit d’individus tous de la même génération ce qui implique une forte longévité : les mâles vivent de une à six semaines et les femelles de trois à huit semaines. Dans le Midi, au plus fort de l’été, ils se réfugient dans les bois où ils entrent en « vie ralentie » (estivation) et reprennent leur activité après la mi-août. 

Leur vol est très caractéristique : plutôt lent et lourd , comme hésitant et semblant toujours à la recherche de quelque chose, dansant et proche du sol ; par contre, quand il se sent menacé, il accélère avec une allure un peu chaotique. Et puis, brusquement, sans prévenir, il se pose qui sur une taupinière, qui sur un petit rocher, sur une plage de sol nu, sur un chemin caillouteux ou sur un tronc d’arbre isolé. Aussitôt posé, il replie ses ailes à la verticale et expose alors le dessous marbré de ses ailes ce qui lui confère un certain mimétisme, notamment sur l’écorce fissurée et noirâtre des chênes pubescents qu’il affectionne tout particulièrement sur les coteaux. Il sait souvent profiter des zones ombrées pour renforcer le camouflage. Là, il reste immobile un certain temps ou bien penche ses ailes repliées pour mieux profiter des rayons du soleil et réchauffer son corps. Tout aussi brusquement qu’il s’est posé, il se ré-envole, volète de ci de là pour souvent revenir au même endroit se reposer de nouveau ! Déconcertant ! Sur les arbres, il se positionne toujours la tête vers le haut. 

Sur le tronc du ginkgo de mon jardin ! Noter qu’on ne voit que deux paires de pattes : la première existe mais est très réduite sous la tête

Reproduction 

Une fois réchauffés le matin, les mâles butinent un peu (voir ci-dessus) puis commencent leur quête des femelles en parcourant leurs territoires, explorant de manière erratique les branches basses des arbres, les lisières. Au pic de chaleur, ils adoptent un comportement plus agressif chassant tous les grands papillons qui s’aventurent près d’eux et pourchassent les femelles qui passent pour s’accoupler. 

Mâle sur un poste de surveillance de son territoire dans mon jardin : une tache de feuillage de charme éclairée

La parade nuptiale partagée par les autres grands satyres est complexe. D’abord le mâle poursuit la femelle d’un vol vibrant et lent ; puis, il se pose face à la femelle et saisit ses antennes pour les mettre en contact avec ses androconies (voir ci-dessus) odoriférantes et inciter ainsi la femelle à s’accoupler. En fin de journée, ils retournent butiner un peu pour reconstituer leurs forces. 

En captivité, on a observé que les femelles accouplées émettaient une sorte de stridulation envers les autres congénères même en l’absence de toute tentative de parade de leur part. On ne sait pas si ce comportement se produit dans la nature ! 

Apparemment, les femelles ne s’accouplent qu’une seule fois. Elles pondent de 150 à 250 œufs lisses soit en vol au-dessus de grandes herbes soit posé au sommet en les laissant tomber. Cette tactique « au hasard » correspond au fait que les futures chenilles peuvent se nourrir sur diverses graminées souvent très abondantes dans les milieux fréquentés : brome dressé, brachypode penné, flouve odorante, fétuque ovine, …

Les œufs éclosent au bout de deux à quatre semaines et donnent des petites chenilles brun clair avec des bandes latérales plus sombres. Au début de leur vie, elles se nourrissent sur des herbes aux tiges fines et tendres et sortent de jour. Au bout de deux ou trois mues de croissance, elles entrent en hibernation au pied des touffes d’herbe. Au printemps suivant, elles émergent et se nourrissent alors de nuit et plutôt sur des tiges plus grosses mais plus dures. Bien qu’atteignant une taille de 3 à 4cm au maximum de leur développement, elles restent très difficiles à observer dans ces milieux denses et touffus. Vers la mi-mai, elles se transforment en chrysalides dans une niche creusée tout près de la surface au pied des herbes. Elles vont éclore de fin mai à fin juin pour donner donc la seule génération d’adultes qui va persister une bonne partie de l’été. 

Voyageur 

On observe qu’en fin de saison les femelles, qui vivent plus longtemps et sont plus grandes, peuvent s’aventurer loin de leurs habitats de reproduction. Ainsi peut-on alors voir ces femelles fréquenter des milieux inhabituels comme des prés humides où elles trouvent des fleurs à butiner, les régions côtières et monter en altitude jusqu’à 2500m. Ce mouvement généralisé ne serait-il pas la clé pour expliquer l’expansion du silène observée au cours des dernières décennies : qu’il y ait amélioration (pour lui) du climat est une chose mais encore faut-il que les papillons sortent de leurs milieux habituels pour en coloniser de nouveaux ! 

En bourgogne, on constate effectivement que cette espèce tend à former de petites colonies plus ou moins instables sans doute conquis à la faveur de l’erratisme des femelles ; parallèlement se maintiennent de fortes populations dans les secteurs les plus favorables servant de réservoirs qui alimentent ces milieux périphériques dont certains finiront sans doute par devenir pérennes. 

Une étude conduite en Slovaquie, dans une région autrefois à la limite nord de sa répartition en Europe centrale, a suivi la reconquête de cette espèce sur des territoires d’où il avait disparu au cours du 20ème siècle. Les recensements montrent des densités faibles aussi bien des adultes que des chenilles solitaires. Mais ils ont surtout démontré que les femelles pondent leurs œufs non seulement dans les milieux très secs et chauds non exploités par l’homme, et autrefois occupés mais aussi, et c’est nouveau, dans des prairies moins sèches et plus hautes comme dans des vergers de hautes tiges par exemple et gérées par l’homme. Les chenillées nées dans ces milieux survivent en hiver et se développent au printemps suivant indiquant donc soit un élargissement de la niche écologique de ce papillon, soit une occupation permise par le changement climatique. Tout ceci laisse donc à penser que l’expansion du silène va se poursuivre ! 

Silène sirotant des excréments fermentés tout en battant des ailes : ma seule photo où on le voit ailes ouvertes !

Bibliographie 

La vie des papillons. T. Lafranchis et al. Diatheo 2015

Papillons du Puy-de-Dôme. P. Bachelard ; F. Fournier. Ed Revoir. 2008

Les papillons de jour de France. T. Lafranchis. Ed. Parthenope. 2000

BRINTESIA CIRCE Rev. sci. Bourgogne-Nature – Hors-série 13-2013 

Is the Great Banded Grayling [Brintesia circe (FABRICIUS 1775)] (Lepidoptera, Nymphalidae) a stenotopic species? E. JANÍKOVÁ, J. KULFAN & P. ZACH.  Linzer biol. Beitr. 41/1691-696 ; 30.8.2009