Cerambyx cerdo

Trous d’émergence de capricornes sur un chêne vétéran

19/04/2024 Dans une première chronique, nous avons fait connaissance avec le grand capricorne : ses caractéristiques, les espèces proches et son cycle de vie. Ici, nous allons poursuivre notre découverte de ce grand coléoptère emblématique en nous centrant sur son écologie et ses interactions avec le reste de la biodiversité.

Galeries sous l’écorce

Sélectif

Compte tenu de la taille du grand capricorne et de son cycle de vie, on pressent que cette espèce doit avoir des exigences marquées quant au choix des arbres servant de sites de ponte puis de développement des larves. Dans un premier temps, nous allons dégager les grandes tendances générales qui président à ces choix.

Les chênes sont les essences les plus utilisées : chênes sessile, pédonculé, pubescent, vert, liège, chevelu, … même les chênes rouges américains, notamment en milieu urbain en alignements. Nous verrons ci-dessous qu’il y a néanmoins de nettes préférences entre ces espèces. Le châtaignier (même famille des Fagacées) peut aussi être ponctuellement utilisé. Sinon, sont aussi signalés, de manière anecdotique (mais il se peut que certains soient sous-estimés) : bouleaux, ormes, hêtres, charmes, saules, robiniers, …

Le capricorne choisit de préférence des arbres affaiblis d’une manière ou d’une autre : du fait de l’âge avancé (sénescence), de dépérissement lié à des maladies ou des aléas climatiques, d’interventions humaines (trognes, élagage, …). Mais, on retiendra que contrairement à l’écrasante majorité des insectes saproxyliques, il s’installe dans des arbres en vie et que ses larves creusent dans le bois sain. Il peut même adopter de jeunes arbres sains de faible diamètre en milieu urbain où l’offre est limitée. Ceci peut poser problème, y compris dans les milieux semi-naturels, si l’espèce devient prospère : nous évoquerons cet aspect dans une troisième chronique à venir sur la conservation.

Le diamètre est généralement reconnu comme un élément clé déterminant le choix des coléoptères saproxyliques. Les gros arbres sont vieux et moins vigoureux et offrent une large variété de microhabitats du bois mort qui durent dans le temps et avec un plus grand volume.

Il recherche aussi bien ce type d’arbres à l’état isolé en lisière ou au sein d’espaces ouverts pâturés qu’en peuplements de type forêt ou parc. Suite au développement de l’exploitation intensive des forêts dans les régions tempérées, il a même tendance à se réfugier dans les régions bocagères où subsistent encore de très vieux arbres, souvent traités en trognes ou encore dans les parcs urbains avec là aussi des arbres anciens. Il ne craint pas de pénétrer dans les milieux urbains ou péri-urbains : alignements de grands arbres le long des routes : parcs et espaces verts boisés.

Voyons maintenant de manière plus détaillée l’écologie de l’espèce en nous appuyant sur des études de populations locales.

Exposition

Une étude tchèque (1) sur des chênes vétérans en milieu ouvert (éclairés de tous côtés) a exploré les choix exercés par le capricorne à l’échelle de chaque arbre via le recensement des trous de sortie. Il choisit préférentiellement les parties exposées au soleil de large diamètre sur des grands chênes vétérans, surtout celles proches du sol et tournées vers l’ouest et le sud.

L’orientation par rapport au soleil et l’ouverture du milieu environnant affectent le montant de radiation solaire qui atteint le tronc : ceci expliquerait le plus grand nombre de trous de sortie sur les faces sud et ouest. On sait que le grand capricorne est une espèce thermophile en Europe centrale (voir aussi le cas de la Rosalie alpine).

Par contre, il y a autant de trous de sortie sur la face sud que celle à l’ouest alors que celle-ci reçoit a priori moins de chaleur. De même, il y a autant de trous (en faible nombre) sur la face nord et est. Une explication possible serait que le pic d’émergence a lieu le soir en juin. A cette époque, les troncs orientés à l’ouest sont les plus chauffés durant la majeure partie de l’après-midi alors que même les parties au nord sont elles aussi un peu chauffées. Ainsi, les femelles pourraient pondre à ce moment-là sur les faces les plus chaudes au crépuscule quand elles s’activent plutôt que sur les faces qui ont été chauffées l’essentiel de la journée : ceci bénéficierait au développement des larves. Mais les larves migrent sous l’écorce et dans le bois (voir ci-dessus) : de ce fait, le trou de sortie indique où a lieu la nymphose plutôt que là où a eu lieu la ponte. Les choix seraient donc peut-être liés à la fois à ceux des femelles et à ceux des larves en fin de cycle.

Par ailleurs, le développement des larves induit un dépérissement progressif de l’arbre porteur, causant par exemple la mort des branches les plus proches des galeries : ceci peut indirectement augmenter la quantité d’énergie solaire atteignant le tronc. Tout ceci corrobore l’importance de l’éclairage et le lien avec l’ouverture relative de l’environnement.

Hauteur

Le nombre et la densité des trous de sortie baissent avec la hauteur : la moitié de la population étudiée se développe entre 0 et 4m et un tiers en dessous de 2m : la proximité avec le sol semble donc être la règle : du point de vue naturaliste, ceci signifie que la détection des capricornes d’après les trous de sortie peut donc se faire de manière fiable sans avoir à grimper dans les arbres.

Les parties basses des troncs ont un plus gros diamètre et une plus grande surface d’écorce et un plus grand volume de bois que les parties supérieures. Cependant, la densité des trous diminue en montant même quand on prend en compte ces paramètres (surface, volume) : il y a donc d’autres raisons que la disponibilité en ressources nutritives pour ce choix vers le bas.

Sur ces sites étudiés, les capricornes ne colonisent jamais des arbres dont le diamètre à hauteur d’homme est inférieur à 80cm. Par contre, sur des gros arbres, ils peuvent s’installer (rarement) sur des branches bien moins grosses en hauteur : ceci signifie que les larves auraient avant tout besoin de bois d’arbre affaibli par l’âge ou une croissance très ralentie.

Galeries dans une grosse branche

La combinaison des deux exigences (hauteur, orientation) expliquerait le déclin de l’espèce au cours du 20ème siècle. L’abandon de la gestion des forêts pâturées (arbres vétérans très éclairés) vers des boisements fermés a impacté négativement la survie des capricornes de deux manières : en ombrageant la base des arbres ; en réduisant la croissance des arbres en diamètre dès lors qu’ils sont en compétition plus forte.

Habitat environnant

Vétéran favorable mais isolé d’autres vétérans.

Une autre étude tchèque (2) a aussi exploré les exigences écologiques du grand capricorne au niveau des arbres choisis pour le développement des larves. Elle corrobore divers critères favorables déjà connus : l’état de santé décroissant de l’arbre, le diamètre du tronc et la disponibilité en soleil à travers l’ouverture du milieu environnant et l’orientation de la pente. Mais, cette étude montre en plus une grande variabilité entre sites principalement au niveau du diamètre des troncs choisis : ceci implique qu’on ne peut dégager de vraies règles générales.

En effet, la probabilité de présence de trous d’émergence en rapport avec le diamètre de l’arbre varie nettement d’un site à l’autre même si le diamètre reste le critère dominant. Pour expliquer ces variations, les chercheurs évoquent les conditions locales du sol et d’humidité comme facteur majeur explicatif. Dans leur étude, ils ont échantillonné des sites très contrastés allant des plaines inondables à des pentes sèches rocheuses en passant par des sites sableux filtrants.

Dans les plaines inondables, les sols épais et riches et une nappe souterraine proche de la surface offrent des conditions optimales de croissance pour les arbres qui atteignent ainsi de grandes dimensions. Par contre, sur les pentes rocheuses, règnent des conditions stressantes via des sols squelettiques et se desséchant très vite : d’où des chênes de faible vitalité à croissance lente moins favorables aux capricornes. Sur des sols sableux pourtant dominés par la sécheresse, les conditions restent plus stables et encore favorables tant pour les arbres que les capricornes.

En moyenne, il y a 30 fois plus de trous d’émergence sur un grand chêne (1,50m de diamètre à hauteur d’homme) que sur un petit (0,30m). Même si le nombre de trous de sortie ne correspond pas directement au nombre de larves, il reste un indicateur fiable. Sur les sites rocheux secs où les arbres sont plus bas la majorité des trous (83%) se trouvait jusqu’à 2,5m au-dessus du sol ; sur les sites sableux et dans les plaines inondables, seulement un tiers ont été trouvés jusqu’à 2,5m au-dessus du sol. Des gros arbres constituent des taches d’habitats plus favorables que des petits : donc, il se peut que le nombre d’arbres nécessaires pour le maintien d’une population locale soit plus faible dans le cas d’habitats avec de gros arbres : sur ces derniers, les capricornes ont plus de chances de rencontrer un partenaire sans avoir à changer d’arbre.

Sur de très petits arbres, il n’y a souvent qu’une seule larve par arbre contre deux ou trois pour de gros arbres. Donc, sur ces derniers, il y a plus de chances que deux adultes émergents soient issus des mêmes parents ; il a été suggéré que ce point pourrait inciter les adultes à se disperser plus fortement à partir de gros arbres.

Entre chênes

Dans l’étude tchèque ci-dessus, les chênes chevelus représentaient 60% des chênes sur les sites très secs Pourtant, les chênes pédonculés et sessiles sont majoritairement les plus exploités. Le chêne chevelu est une espèce assez éloignée en apparentement des deux autres (section différente) et son bois présente une qualité différente : moins durable et se brisant plus facilement. De telles propriétés pourraient devenir défavorables aux capricornes comme cela a été aussi suggéré pour les chênes rouges américains plantés qui cassent souvent. En Hongrie et Slovaquie, on a ainsi constaté l’absence de trous de sortie sur des chênes chevelus même sénescents mais ce pourrait être dû à leur faible détectabilité car les larves s’enfoncent très profondément dans ce bois plus tendre.

Contrairement aux résultats d’études antérieures, les chercheurs n’ont pas ici mis en évidence d’un effet de la distance à l’arbre occupé le plus proche sur le nombre de trous de sortie. On attribuait classiquement cette dépendance à la faible capacité de dispersion de ces insectes. Une étude réalisée en 2018 a utilisé la technique du radio-tracking sur 25 individus. La probabilité journalière de déplacement pour un individu était de 64% et les plus grandes distances couvertes en une journée furent de 1500m pour des mâles et 1100m pour des femelles ; 15% des individus ont parcouru au total plus de 2200m. donc, la capacité de dispersion des capricornes se chiffre en kilomètres et s’avère nettement supérieure à celle jusque-là supposée. Cette mobilité est du même ordre que celle du lucane (jusqu’à 1,7km en un seul vol), de la rosalie alpine, et même du pique-prune réputé très sédentaire (jusqu’à 300m et même 1,4km en Italie). Donc, l’agrégation des chênes favorables ne semble pas être une condition indispensable pour le maintien d’une population locale.

Espèce clé de voûte

En creusant ces importantes galeries dans le bois des arbres, les larves des capricornes transforment leur milieu de vie et créent ainsi des micro-milieux de vie nouveaux au sein de leur propre milieu de vie (le bois du tronc) (6). On qualifie de ce fait cette espèce d’ingénieur de l’écosystème, un terme très usité en conservation de la nature mais qu’il vaudrait mieux remplacer par l’expression « espèce clé de voûte » pour éviter cette approche anthropocentrée (ingénieur !).

Leur impact est de deux ordres : elles enrichissent le milieu en azote via leurs excréments et la digestion de la cellulose du bois ; elles créent des espaces pouvant servir d’abris ou héberger des microorganismes nourriciers et des ouvrent des voies de pénétration vers le cœur de l’arbre. Quand un arbre est attaqué par des larves de capricornes, il peut survivre plus ou moins longtemps tout en voyant sa quantité de bois mort interne augmenter. Le réseau de galeries va servir de voie d’entrée pour d’autres espèces saproxyliques comme le scarabée pique-prune ou encore Tenebrio opacus. Ainsi, la communauté d’insectes saproxyliques s’enrichit au fil du temps dans les arbres occupés.

Une étude anglaise a confirmé cet effet : les chênes colonisés par des capricornes hébergent une faune de coléoptères saproxyliques plus riche en espèces et plus hétérogène que celle de chênes non colonisés. Une analyse statistique démontre que c’est bien le degré d’infestation par des capricornes qui détermine cette augmentation de la richesse en espèces. Les caractéristiques physiologiques des arbres parasités sont aussi profondément transformées.

L’effet s’explique avant tout par la création d’un nouvel habitat : du bois mort interne associé à de larges trous de sortie. Ceci explique que des espèces prédatrices (par exemple Colydium filiforme) qui utilisent classiquement les parties dénudées du tronc et les cavités internes comme terrains de chasse soient plus fréquentes dans les chênes colonisés. Plusieurs espèces de ténébrions (dont Uloma culinaris) occupent les galeries creusées et, dans cette étude, elles n’étaient présentes que sur les arbres occupés.

On sait que les capricornes utilisent le même arbre de génération en génération pendant plusieurs décades : ceci explique qu’on peut avoir un arbre complètement percé de partout à côté d’arbres favorables non attaqués. Comme les galeries persistent longtemps, bien plus souvent que la survie locale d’une population de capricornes, et que les arbres morts peuvent se maintenir sur pied, l’effet « capricorne » impacte l’assemblage d’espèces de la communauté saproxylique pour une longue période.

De ce point de vue, le grand capricorne peut donc être utilisé comme indicateur de richesse en espèces saproxyliques : il a l’avantage d’être facile à repérer au moins indirectement

Commensaux

L’effet facilitateur de la présence du grand capricorne, évoqué ci-dessus, s’étend au-delà de la communauté des insectes saproxyliques et peut impacter d’autres espèces via des interactions inattendues. Ce domaine commence seulement à être exploré via des observations de terrain comme ces deux exemples qui suivent.

Pipistrelle de Nathusius (cliché XX Vulzox Xx ; C.C. 4.0.)

On sait que diverses espèces de chauves-souris utilisent les microhabitats liés aux arbres mais seules quelques espèces de nos régions tempérées s’en servent comme sites d’hibernation. En Europe centrale, des naturalistes polonais viennent d’observer (4) l’usage des galeries creusées par les larves comme sites d’hibernation. Sur 19 vieux arbres inventoriés, occupés par des capricornes, plus de la moitié hébergeaient ainsi des chauves-souris hibernantes, toutes du genre Pipistrelle (une seule espèce : la P. de Nathusius). Elles se trouvaient à environ 5 à 15cm de l’entrée de la galerie à une hauteur entre 1,5m et 3m du sol, plus souvent sur la face sud ou ouest. Les pipistrelles semblent préférer les chênes avec une forte abondance de galeries.

De la même manière, dans le sud de la Pologne (7), on a observé à trois reprises des couleuvres à collier se chauffant et/ou se réfugiant dans des parties abimées par les galeries de grand capricorne !

Toujours en Pologne (5), on a observé sur des capricornes adultes la présence de minuscules arthropodes accrochés à leurs pattes : des pseudo-scorpions (Dendrochernes cyrneus). Ces animaux ne sont pas des parasites et vivent autour du bois mort ; ils se servent des capricornes comme agents de transport pour coloniser de nouveaux sites. On parle de phorésie (du grec ancien signifiant portage) et le capricorne dans cette interaction sert d’hôte mais sans subir d’impact ni négatif ni positif. On se situe donc dans une relation de type +/0 (voir la chronique sur les Interactions) soit du commensalisme. L’interaction pipistrelles/capricorne ci-dessus relève aussi du commensalisme mais en fait elles occupent les galeries après le départ de l’hôte (la larve du capricorne).

Bibliographie

1)Vertical stratification and microhabitat selection by the Great Capricorn Beetle (Cerambyx cerdo) (Coleoptera: Cerambycidae) in open-grown, veteran oaks. JAN ALBERT et al. Eur. J. Entomol. 109: 553–559, 2012

2)When is a tree suitable for a veteran tree specialist? Variability in the habitat requirements of the great capricorn beetle (Cerambyx cerdo) (Coleoptera: Cerambycidae) MICHAL PLATEK et al. Eur. J. Entomol. 116: 64–74, 2019

3)Radio-Tracking Suggests High Dispersal Ability of the Great Capricorn Beetle (Cerambyx cerdo) Lukas Drag et al. J Insect Behav (2018) 31:138–143

4)Bats use larval galleries of the endangered beetle Cerambyx cerdo as hibernation sites. Iwona Gottfried et al. Mammalian Biology; p.31–34, (2019)

5)First record of phoresy of Dendrochernes cyrneus (L. Koch, 1873) (Pseudoscorpiones, Chernetidae) on Cerambyx cerdo Linnaeus, 1758 (Coleoptera, Cerambycidae) and their potential value as bioindicators L. Karpiński, T. Rutkowski & W. T. Szczepański Animal Biodiversity and Conservation 40.2 (2017)

6)An Endangered Longhorn Beetle Associated with Old Oaks and Its Possible Role as an Ecosystem Engineer. J. BUSE et al. Conservation Biology, Volume 22, No. 2, 329–337. 2008

7)Snakes use microhabitats created by the great Capricorn beetle Cerambyx cerdo in southwest Poland. Iwona Gottfried et al. Herpetozoa 32: 133–135 (2019)