Nymphalidae

Une majorité de papillons ont un cycle de vie de durée très limitée au stade adulte papillon (quelques semaines de vie pendant la belle saison, le temps de se reproduire). En Europe du nord, où la « belle période » reste plus limitée, certaines espèces réussissent à rallonger considérablement leur cycle de vie en hibernant du début de l’automne au retour du printemps. C’est le cas de plusieurs espèces de vanesses (famille des Nymphalidés) dont le Paon-du-jour (Inachis io) , la Petite-Tortue (Aglais urticae) ou le Robert-le-Diable (Polygonia c-album) qui passent l’hiver, immobiles, dans un abri naturel (arbres creux, cavités naturelles) ou, assez souvent, dans des bâtiments non chauffés, non occupés et à l’obscurité comme des greniers, des granges, des cabanes de jardin ou des caves. Cette période d’hibernation présente de hauts risques de prédation, les papillons étant immobiles et avec une capacité à réagir en cas d’attaque assez limitée (ce sont des animaux à « sang froid » ou ectothermes dont le corps se refroidit en même temps que la température extérieure).

L’histoire rapportée ici commence par un fait divers « tragique » : dans le vaste grenier d’une maison inhabitée à Riana dans le centre de la Suède, des entomologistes (1) ont découvert en début d’automne 2004 les traces d’un massacre de papillons hibernants : au pied d’une cheminée, ils ont trouvé, réunies sur une petite surface, des centaines d’ailes appartenant à des Petite-Tortue et des Paon de jour. Des prédateurs avaient mangé le corps de ces papillons hibernants et laissé les ailes à terre. Qui avait commis ce forfait ? Quelles implications une telle prédation peut-elle avoir sur la survie de ces espèces ?

La scène du crime

mulot-viohibernant

Paon de jour en position d’hibernation sur une poutre dans un garage.

Les chercheurs ont donc décidé de faire de ce grenier un site d’étude (1) sur la prédation pendant l’hibernation des vanesses, de début septembre à fin mars sur deux ans. Il s’agit d’un grand grenier inoccupé, non chauffé, avec une grande pièce centrale sans ouverture et deux pièces attenantes avec des murs couverts de vieux papiers peints, des plafonds et de larges fenêtres ; quatre galeries basses en sous-pente avec poutres en bois, chacune avec une petite ouverture qui procure un accès depuis l’extérieur ; enfin, deux lofts poussiéreux et sans lumière complètent le décor autour du conduit d’une grande cheminée avec un toit en tuiles de bois. Toutes ces « pièces » communiquent entre elles par des portes restées ouvertes : les papillons peuvent donc circuler librement et choisir leurs emplacements (et les prédateurs aussi !). il y a donc plusieurs « environnements » différents dans ce grenier : avec ou sans lumière, avec ou sans support pour grimper (murs lisses versus poutres et tuiles en bois).

Les chercheurs vont donc suivre toutes les deux semaines l’installation et le devenir des papillons sauvages venus de l’extérieur depuis la fin de l’été ; de plus, ils vont introduire dans le grenier 120 spécimens hibernants des deux espèces, marqués avec des taches argentées sur leurs ailes, en les plaçant à différents endroits choisis en fonction de la visibilité (situation éclairée ou dans l’obscurité) et de l’accessibilité à des prédateurs grimpeurs.

« L’heure » du crime

Fin août 2005 (1ère année de l’étude), les chercheurs ne trouvent aucune trace de prédation ; deux semaines plus tard, le 11 septembre, ils découvrent au pied de la cheminée les ailes de 60 Petite-Tortue et de 9 Paons du jour : 58% des Petites-Tortues et 53% des Paons de jour avaient été massacrés en deux semaines seulement ! Par la suite, de nouveaux arrivants s’installent jusque début octobre avec une prédation qui diminue de plus en plus. La pression de prédation s’exerce donc pendant le début de la période d’hibernation, tendance reconfirmée par la suite et par d’autres études.

Comment expliquer une telle concentration dans le temps ? Lors de leur installation, les papillons se déplacent dans le grenier à la recherche du site où ils vont entrer en léthargie : ils marchent sur les poutres et les murs et deviennent alors peut-être plus repérables ? Les premiers arrivés choisissent-ils un type de site optimal où ils se concentrent ce qui attire justement les prédateurs ?

En tout cas, ceux qui passent cette période critique ont toutes les chances de s’en sortir : sur 153 individus morts, 132 ont disparu dans le premier mois. Il y a très peu de mortalité liée au froid. 98% des Paons de jour et 92% des Petites-Tortues marquées et placées (a priori) dans des endroits sûrs survivent et s’envolent le printemps revenu. Les individus marqués placés sous les tuiles en bois subissaient par contre une prédation nettement plus importante. La survie des deux espèces, en absence de pression de prédation, est donc bien du même ordre et la prédation reste donc bien le facteur majeur de mortalité hivernale

Faire le bon choix pour survivre

A partir du suivi des individus marqués, les chercheurs dégagent deux tendances : dans les pièces où les sites d’hibernation sont directement accessibles à des prédateurs grimpeurs, la survie reste meilleure dans l’obscurité qu’en pleine lumière (fenêtre) ; dans l’obscurité, tous les sites ne se valent pas car pour deux papillons placés côte à côte, soit ils disparaissent tous les deux ou soit aucun des deux (très rarement un sur deux).

D’une pièce à l’autre, la survie varie beaucoup : dans les galeries habillées de poutres et de tuiles en bois (donc faciles à escalader), aucun des 80 papillons placés là n’a survécu ! Les deux pièces les plus éclairées et aux murs et plafonds lisses connaissent à l’inverse le meilleur taux de survie.

On voit bien se dessiner le portrait-robot du responsable des massacres : ce n’est pas un oiseau ou une chauve-souris (ils ne chassent pas dans de tels bâtiments) ; ce ne sont pas des araignées : on retrouverait les ailes dans les toiles ; ce sont donc des animaux grimpeurs capables d’escalader les parois rugueuses.

Et le coupable est …….

Les auteurs avaient rapidement remarqué la présence de crottes de rongeurs sur les lieux des massacres. La manière de « bien ranger » les ailes découpées, comme ils le font avec des graines ou des fruits secs, pointe des mulots, bien connus pour entrer en hiver dans les maisons quand les conditions météorologiques s’aggravent. On sait aussi qu’ils grimpent très facilement dans les arbres et sur les parois pourvu qu’ils trouvent des rugosités pour accrocher leurs griffes.

Mulot sylvestre capturé dans un piège trappe près d'une habitation.

Mulot sylvestre capturé dans un piège trappe près d’une habitation.

Pour démontrer la culpabilité des mulots, une autre équipe (2) a mis au point un ingénieux protocole. Des papillons hibernants des deux espèces retenues sont installés dans un grenier favorable ; on les dépose, endormis, sur le mur vertical, près du sol en plaçant à 10cm sous eux un morceau de biscuit ! Une caméra à infra-rouge déclenchée par une cellule est braquée sur chacun d’eux. Si un papillon se déplace, on le recherche pour le localiser et savoir son devenir. Les résultats sont implacables pour les mulots, responsables de 34 prédations observées sur 38. Deux espèces de mulots très proches sont concernées : le mulot à gorge jaune Apodemus flavicollis et le mulot sauvage Apodemus sylvaticus). Parmi les autres agresseurs observés à cette occasion, on trouve le campagnol roussâtre (Clethrionomys glareola) et aussi une musaraigne (mais qui après avoir flairé les papillons ne les a pas attaqués).

On pourrait arguer que cette étude présente un caractère anecdotique sans rapport avec les conditions naturelles. Or, les constructions humaines prennent une place de plus en plus importante et attirent autant les papillons hibernants que les prédateurs associés pour la qualité de l’abri fourni. On a déjà observé y compris dans des arbres creux de grosses concentrations de paons de jour hibernants qui ne doivent pas manquer d’attirer la convoitise des rongeurs. La prédation des rongeurs (dont les mulots) sur les vanesses hibernantes n’a donc rien d’anecdotique et laisse à penser qu’au cours de l’évolution des processus de défenses contre ces formes de prédation ont du se mettre en place. Ce sujet sera abordé dans une autre chronique.

BIBLIOGRAPHIE

  1. Rodent predation on hibernating peacock and small tortoiseshell butterflies. Christer Wiklund & Adrian Vallin & Magne Friberg & Sven Jakobsson Behav Ecol Sociobiol (2008) 62:379–389
  2. Winter predation on two species of hibernating butterflies: monitoring rodent attacks with infrared cameras. A.Vallin, Sven Jakobsson, Christer Wiklund. Animal Behaviour 81 (2011) 529-534

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez le mulot sylvestre
Page(s) : 258 Le guide de la nature en ville
Retrouvez le Paon du jour
Page(s) : 293 Le guide de la nature en ville
Retrouvez la Petite-Tortue
Page(s) : 293 Le guide de la nature en ville