Oedipoda caerulescens

Oedipode turquoise sous une forme colorée « rousse »

Les criquets (les Caelifères pour les scientifiques) constituent un groupe très diversifié (au moins 110 espèces en France !). Une majorité d’entre elles présente des exigences écologiques très précises non pas envers une plante nourricière, comme c’est souvent le cas chez les papillon, mais envers un panel de conditions environnementales subtiles (ensoleillement, structure de la végétation, texture et humidité du sol, nature de la roche, …) qui les confinent souvent dans des micro-milieux de faible surface au sein des espaces naturels. Leur recherche prend ainsi une allure de « chasse au milieu » où il faut se mettre dans la tête de telle espèce (en connaissant ses exigences) pour espérer la trouver ; en ce sens, les criquets sont de remarquables indicateurs écologiques si l’on prend en compte l’ensemble des espèces présentes sur un site donné. L’oedipode turquoise, une espèce commune, facile à identifier (en dehors de la région méditerranéenne au moins), n’échappe pas à cette règle. Vous l’avez probablement déjà observée ou plutôt entrevue si vous avez arpenté un chemins caillouteux sur un coteau sec : un criquet aux couleurs ternes et « mimétiques » qui décolle brusquement sous vos pieds, déployant des belles ailes bleu azur l’espace de quelques secondes pour aller se reposer un peu plus loin … et recommencer ce manège tant que vous avancez !

Ecorchures

L’oedipode turquoise appartient au cortège des espèces dites xérothermophiles qui exigent des environnements à la fois abrités et chauds (thermo pour chaleur) et secs (xéro pour aride). Ceci se traduit notamment dans sa répartition : plus on va vers le nord, plus elle se raréfie et devient de plus en plus localisée. C’est pourquoi elle a fait l’objet de plusieurs études en Europe du nord-ouest où l’espèce connaît un certain déclin et fait partie des espèces patrimoniales pour lesquelles des programmes de conservation ont été mis en place.

Ainsi, sur la côte belge, elle se cantonne dans quelques cordons dunaires (1) qu’elle occupe en mini-populations localisées et éparpillées au sein des dunes dans des micro-sites. Une analyse fine permet de dresser un portrait robot de ces taches de paysage occupées : plutôt sur des faces sud, avec autour des buissons servant d’abri contre les vents froids et avec une forte proportion de sable nu dépourvu de toute végétation, même de mousses. Ainsi, la densité de ces mini-populations est plus faible dans les taches avec seulement 15% de surface en sable nu par rapport aux taches avec 2% de sable nu.

Une autre étude conduite dans le Valais suisse (2) le long d’une rivière alpine a comparé les besoins de l’oedipode turquoise avec une autre espèce de criquet qui l’accompagne souvent, le caloptène italien (Calliptamus italicus), un criquet aux ailes rouges à l’envol ! Les zones occupées ont une proportion de sol nu entre … 75 et 100%, autrement dit le désert ! Son congénère, le criquet italien lui se contente de 50%. Sur ce site, la recolonisation naturelle par des pins entraîne d’ailleurs la raréfaction de l’oedipode turquoise.

 

Ces deux études définissent très bien les milieux recherchés par notre criquet bleu : des milieux qualifiés d’écorchés par les naturalistes, écorchés soit naturellement, soit suite à des perturbations induites par les activités humaines (piétinement, passage de véhicules, pâturage par du bétail, exploitation ou extraction, …).

Ecorchure favorable aux oedipodes sur un coteau calcaire reconquis par la végétation arbustive ; un tel site peut au minimum servir de corridor de circulation pour l’espèce

Fragmentation

Ainsi, l’oedipode turquoise fréquente toutes sortes de milieux pourvu qu’elle y trouve ces pré-requis : pelouses rases à végétation lacunaire, anciennes carrières et sablières, talus récents non végétalisés, lisières de champs sur pente sèche, dunes, chemins rocailleux et jusque dans les cimetières où le sol nu ne manque pas ! Ce besoin de zones dénudées semble directement lié à la reproduction : la présence de sable ou graviers fins nus s’avère nécessaire pour que les femelles y déposent leurs pontes et que les œufs reçoivent suffisamment de chaleur pour se développer. Même après l’éclosion, les très jeunes individus préfèrent encore plus les zones avec de la végétation très basse par rapport aux adultes (2), sans doute pour bénéficier de plus de chaleur.

Le corollaire de ces besoins spécifiques, c’est que dans un lieu donné globalement favorable en terme de microclimat (coteau exposé au sud chaud et abrité), tout l’espace ne sera pas utilisable : les criquets bleus vont s’installer dans des taches localisées avec suffisamment de sol nu propice aux pontes. Ainsi, à l’échelle d’un paysage, se crée, pour cette espèce, tout un ensemble de mini-populations plus ou moins isolées entre elles (à leur échelle) et éparpillées dans le paysage ; si dans une de ces taches la végétation vient à évoluer vers une densification ou l’installation d’arbres ou arbustes, elle sera délaissée progressivement. Cet aspect devient très apparent au niveau par exemple des anciennes carrières abandonnées bien exposées, un milieu très apprécié : sur les secteurs restés dénudés, on trouve des colonies parfois florissantes de dizaines d’individus alors que juste à côté, là où le couvert végétal s’est réinstallé, le criquet bleu est complètement absent.

Tout ceci pose le problème des échanges entre ces mini-populations et de la circulation des individus à l’échelle des paysages : c’est ce qu’on appelle une métapopulation, une population globale mais fragmentée en sous-unités, un concept de plus en plus prégnant en sciences de l’environnement avec l’accroissement de l’emprise humaine sur les milieux.

Dispersion

Le fonctionnement de telles métapopulations fait l’objet de nombreuses études dont plusieurs concernant le criquet bleu (3 et 4). Chaque mini-population peut persister sur des espaces très restreints de quelques centaines de mètres carrés. Sur une zone de 3000 hectares en Allemagne (3), pas moins de 312 taches occupées ont ainsi été recensées et suivies. Régulièrement, au fil du temps, certaines de ces mini-populations s’éteignent, surtout celles de petite taille : il suffit d’un événement climatique ponctuel défavorable pour provoquer cette disparition. Mais, le plus souvent, le site se voit recolonisé tôt ou tard à partir de criquets venus des populations voisines, plus ou moins éloignées et qui, elles, ont échappé au problème notamment si elles étaient de plus grande taille. Ainsi, à une échelle de temps assez longue, la population globale se maintient tout en évoluant sans cesse au niveau des populations individuelles. On peut parler de solidarité entre populations : les plus grandes maintiennent les plus petites !

Mais pour que tout ceci fonctionne, il faut que des individus se déplacent et soient capables d’atteindre d’autres zones séparées par des espaces inhospitaliers pour l’espèce (par exemple, un bosquet ou un massif de prunelliers). L’étude conduite en Belgique (1), par des marquages individuels, a pu évaluer cette capacité de dispersion du criquet bleu : 68% des mâles et 87% des femelles suivies ne migrent pas à plus de … 50 mètres de leur lieu de reproduction ! Seulement 4% des mâles et 1% des femelles peuvent se déplacer sur plus de 400m avec des recors établis autour de 800 mètres. Notre criquet montre donc un comportement globalement sédentaire, ce qui semble être la norme chez une majorité d’espèces de criquets. Ils peuvent voler facilement mais pas sur de grandes distances et des obstacles élevés (à leur échelle) les dissuadent fortement. Les quelques individus plus « aventureux » doivent suffire à maintenir ce fragile et subtil équilibre entre mini-populations.

Connectivité

Ceci souligne l’importance des corridors entre taches occupées : des zones non habitables pour le criquet mais permettant néanmoins son passage. Cet aspect a été étudié en détail dans des dunes côtières nordiques (4) où le sable se trouve en constant remaniement naturel ou artificiel (tempêtes, vent, piétinement, aménagements, recolonisation, ..) : ainsi se créent sans cesse de nouvelles taches favorables tandis que d’autres disparaissent ou sont brusquement détruites. Les chercheurs ont donc analysé l’influence du degré de connectivité entre taches (d’un point de vue de criquet bleu !) et découvert que cela avait une influence sur … la morphologie de ces criquets ! Ainsi, dans les taches occupées de grande surface, les mâles tendent à être plus petits et à avoir des ailes plus courtes que dans des taches de faible surface; ceci se retrouve chez les femelles (en moyenne plus grandes) mais de manière moins significative.

Comment interpréter une telle évolution ? Les mâles des populations installées dans une ache de grande surface tendraient à moins chercher à migrer vu que leur milieu est plus stable (du fait de son étendue) et leur population plus pérenne. Sous l’effet de la pression de sélection, avoir des ailes courtes devient un avantage car cela requiert moins de coût énergétique pour les individus et migrer représente un comportement à risques. Les « petits » deviennent favorisés dans ces conditions !

Homochromie

Sur une photo cadrée, cela reste assez facile de repérer l’oedipode posé mais sur le terrain dans un décor bien plus vaste, c’est mission impossible !

Quiconque a observé ces criquets reste frappé par leur capacité à se fondre dans leur environnement dès lors qu’ils sont posés grâce à leurs couleurs très cryptiques. Ils ne changent pas de couleurs et adoptent celle-ci au cours de leur développement juvénile. Même si note des tendances de couleurs de fond plus ou moins en accord avec la teinte de fond dominante de l’environnement (celle du sol nu ou de la roche à nu), on constate que le plus souvent, sur un site donné, on trouve en fait des individus de couleurs très variées et surprenantes parfois tout en restant sur le principe du camouflage : des taches foncées et claires qui « cassent » la silhouette » dans un décor chaotique.

Or, au quotidien, ces individus ne se comportent pas de la même manière selon leur coloration. En Belgique (1), dans les dunes de sable clair, les chercheurs ont montré que les criquets clairs se tenaient plus souvent sur le sable alors que les sombres tendaient à préférer les tapis de mousses secs et noircis qui parsèment ces dunes ; les criquets sont donc capables d’apprécier la couleur de leur environnement.

Mais, il y a mieux : par temps froid ou couvert, cette coïncidence (on parle d’homochromie) entre couleur du milieu et couleur du criquet devient encore plus forte ; les criquets sombres fréquentent encore plus les tapis de mousses par un tel temps ! Pour comprendre ce processus, il faut se rappeler que les criquets fonctionnent à l’énergie solaire (ectothermes) : par temps froid, leur corps moins réchauffé rend leur réactivité plus faible (distance de fuite diminuée et vol limité) et le risque de prédation devient alors plus fort. Ainsi, en choisissant sélectivement des endroits plus camouflés, les criquets s’adaptent aux circonstances météorologiques. Par temps chaud, ils se permettent de circuler hors de ces zones pas forcément intéressantes pour se nourrir car leurs capacités de réaction deviennent alors maximales.

L’Oedipode turquoise est un gros criquet trapu avec une coloration dite cryptique faite de taches, de stries, de rayures qui cassent la silhouette

BIBLIOGRAPHIE

  1. Habitat use and mobility of two threatened coastal dune insects : implications for conservation. Dirk Maes, Anneleen Ghesquiere, Mieke Logie and Dries Bonte. Journal of Insect Conservation (2006) 10:105–115
  2. Influence of spreading woody plants and surface cover on the distribution of Calliptamus italicus and Oedipoda caerulescens (Saltatoria, Caelifera) in a steppe habitat. R Urech, J Zettel – 2003 – parcs.ch
  3. Metapopulation dynamics in a regional population of the blue-winged grasshopper (Oedipoda caerulescens) ; Linnaeus, 1758). Monika Appelt Hans J. Poethke. Journal of Insect Conservation. 1997, Volume 1, Issue 4, pp 205–214
  4. Patch connectivity and sand dynamics affect dispersal-related morphology of the blue-winged grasshopper Oedipoda caerulescens in coastal grey dunes. INA MONIKA MARGRET HEIDINGER,
 SILKE HEIN, 


DRIES BONTE Volume 3, Issue 3, 2010 Pages 205–212 Insect Conservation and Diversity