13/12/ 2020 Alors que je rentrais de balade, j’ai allumé la radio (France Inter) et je suis tombé par hasard sur une émission culturelle où il était question de Rosa Luxemburg. Cette célèbre figure du mouvement socialiste fut l’une des rares personnalités politiques à s’opposer à la guerre de 14-18 ce qui lui valut d’être incarcérée ou assignée à résidence pendant presque toute la durée de la dite guerre. Pendant cette longue détention, elle ne cessa d’écrire des lettres solaires à ses ami(e)s où elle parle avant tout de la vie et de l’importance de rester humain à tout prix. 

L’invitée de cette émission était l’actrice Anouk Grinberg qui a créé en 2006 un spectacle à partir des lettres de Rosa Luxemburg dans lequel elle exprimait sa fascination pour cette auteure : pour illustrer le propos, une de ces lettres (datée du 2 mai 1917) lue donc par Anouk G. fut diffusée. Et là, je suis resté littéralement happé par ce texte (sublimement déclamé !) qui est une formidable ode sur notre appartenance au vivant comme espèce parmi toutes les autres. Jamais je n’aurais pensé à aller chercher de telles références dans ces textes qui, pourtant, disent tout sur ce point capital. Je livre donc ce texte où j’ai juste mis en italique les passages qui traduisent le mieux cette fusion homme-nature.

Très gros dans un nouveau petit manteau de fourrure noir et brillant, ceinturé de jaune d’or…. Que faire devant un tel ravissement ?! 

…… Et l’après-midi, j’ai rencontré le premier bourdon ! Très gros dans un nouveau petit manteau de fourrure noir et brillant, ceinturé de jaune d’or. Dans un bourdonnement de basse, il est venu lui aussi se poser sur mon gilet, puis il est parti en décrivant un grand arc au dessus de la cour. Les boutons des châtaigniers sont énormes, roses, gonflés et brillants de sève ; dans quelques jours sans doute, ils sortiront leurs petites feuilles, qui font penser à de minuscules mains vertes. Vous souvenez-vous l’année dernière, nous étions devant un de ces châtaigniers, couvert de ces petites feuilles toutes neuves, et dans une inquiétude cocasse, vous avez crié « Rrosa ! (vous roulez les r encore plus fort que moi) Que faire ? Que faire devant un tel ravissement ?! »

Vous souvenez-vous l’année dernière, nous étions devant un de ces châtaigniers, couvert de ces petites feuilles toutes neuves

Et puis une autre découverte m’a comblée aujourd’hui. En avril dernier, si vous vous souvenez, je vous ai appelés tous les deux au téléphone et vous ai demandé de venir avec moi à dix heures, au Jardin botanique entendre le rossignol qui donnait un véritable concert. Cachés par d’épais taillis, nous nous sommes assis sur les pierres, près d’un filet d’eau. Après le chant du rossignol, nous avons entendu tout à coup un appel plaintif, sur une note, quelque chose comme « gligligligligliglic ». J’ai pensé alors au cri d’un oiseau des marais, d’un oiseau aquatique, et Karl était du même avis, mais nous n’avons pu savoir exactement. Eh bien ! Imaginez-vous qu’un beau matin – il y a quelques jours de cela – j’ai entendu ici le même cri plaintif qui venait du voisinage. Le cœur battant d’impatience, j’ai voulu savoir quel était cet oiseau. Je n’ai eu de cesse jusqu’à ce que j’aie trouvé, et j’apprends aujourd’hui qu’il ne s’agit pas d’un oiseau des marais, mais du torcol qui est une sorte de pic. Il n’est guère plus gros qu’un moineau, et son nom lui vient de ce qu’il essaie d’effrayer l’ennemi par des attitudes comiques et par des contorsions de la tête lorsqu’il est en danger. Il ne se nourrit que de fourmis qu’il attrape avec sa langue collante, à la manière du fourmilier. C’est pourquoi les Espagnols l’appellent « hormiguero », l’oiseau-fourmilier. D’ailleurs, Möricke a consacré à cet oiseau un charmant poème humoristique qui a été mis en musique par Hugo Wolf. Je suis aussi heureuse que si j’avais reçu un cadeau depuis que je connais le nom de l’oiseau à la voix plaintive

Torcol : Je suis aussi heureuse que si j’avais reçu un cadeau depuis que je connais le nom de l’oiseau à la voix plaintive

Ce que je lis ? Surtout des ouvrages de sciences naturelles : botanique et zoologie. Hier, par exemple, j’ai appris pourquoi les oiseaux chanteurs disparaissent d’Allemagne. Cela est dû à l’extension de la culture rationnelle – sylviculture, horticulture, agriculture – qui détruit peu à peu les endroits où ils nichent et se nourrissent : arbres creux, terres en friche, broussailles, feuilles fanées qui jonchent le sol. J’ai lu cela avec beaucoup de tristesse. Je n’ai pas tellement pensé au chant des oiseaux et à ce qu’il représente pour les hommes, mais je n’ai pu retenir mes larmes à l’idée d’une disparition silencieuse, irrémédiable de ces petites créatures sans défense. Je me suis souvenue d’un livre russe, du professeur Sieber sur la disparation des Peaux-Rouges en Amérique du Nord que j’ai lu à Zurich : eux aussi sont peu à peu chassés de leur territoire par l’homme civilisé et sont condamnés à une mort silencieuse et cruelle.

Mais il faut que je sois malade pour que tout me bouleverse à ce point. Savez-vous que j’ai souvent l’impression de ne pas être vraiment un être humain, mais un oiseau ou un autre animal qui a pris forme humaine. Au fond, je me sens beaucoup plus chez moi dans un bout de jardin, comme ici, ou à la campagne, couchée dans l’herbe au milieu des bourdons, que dans un congrès du parti. A vous je peux bien le dire, vous n’allez pas me soupçonner aussitôt de trahir le socialisme. Vous le savez, j’espère mourir malgré tout à mon poste, dans un combat de rue ou un pénitencier. Mais, en mon for intérieur, je suis plus près de mes mésanges charbonnières que des « camarades ». Ce n’est pas que je trouve dans la nature un repos, un refuge, comme tant d’hommes politiques qui ont intérieurement fait faillite. Au contraire, la nature m’offre, elle aussi, à chaque pas, des spectacles si cruels qu’ils me causent de vives souffrances. Je vous raconterai, par exemple, une petite aventure dont le souvenir me poursuit. Au printemps dernier je revenais d’une promenade à la campagne et je suivais la rue tranquille et déserte quand mon attention fut attirée par une petite tache sombre sur le sol. Je me penchai et fus témoin d’un drame silencieux. Un gros scarabée gisait sur le dos et essayait vainement de se défendre contre une horde de minuscules fourmis qui se pressaient autour de lui et le dévoraient vivant ! Frémissant d’horreur, je pris mon mouchoir et commençai à chasser ces monstres. Mais les fourmis étaient si acharnées et si tenaces que je dus leur livrer un long combat. Quand j’eus enfin libéré la pauvre victime et l’eus posée sur l’herbe, je m’aperçus que deux de ses pattes étaient déjà mangées. Je m’enfuis, avec le sentiment pénible que je lui avais rendu un service fort contestable…

Mais, en mon for intérieur, je suis plus près de mes mésanges charbonnières que des « camarades ».

Extrait de : Rosa, la vie / Lettres de Rosa Luxemburg ; traduites par Laure Bernardi et Anouk Grinberg. Les éditions de l’Atelier. 2009

Il ne reste rien à ajouter après un texte aussi profond. Juste ajouter que je pense vraiment que chacun d’entre nous possède au fond de lui ces mêmes sentiments et émotions, héritage très lointain de nos origines de chasseurs-cueilleurs ; mais, chez la plupart d’entre nous, elles restent enfouies, voire refoulées, au plus profond, étouffées par des tonnes d’autres sollicitations comme sait en créer notre vie moderne. Nous sommes bien la nature et pas dans la nature ou à côté !