Geum reptans

Les abords du lac des Moutons au nord de la Vanoise

18/07/2017 : Après une longue montée depuis la vallée de Rosuel au nord du Parc de la Vanoise (1000m de dénivelée), j’atteins un petit col juste avant le lac des Moutons à 2500m d’altitude ; une pente d’éboulis couverte d’énormes blocs rocheux chaotiques m’invite à une pause bienvenue. Alors que je m’apprête à déballer le casse-croûte, mes yeux tombent sur une plante surmontée de plumeaux rougeâtres bizarrement spiralés : une benoîte rampante. Je m’approche et là, surprise, dans la pente, des dizaines, des centaines, des milliers de pieds de «barbe de Saint Pierre » parsèment les pierriers au milieu des coussinets ravissants d’androsace des Alpes et de bien d’autres compagnes. Plus question de manger : la fatigue s’évanouit aussitôt et j’arpente fébrilement ce superbe éboulis suintant, ébahi par ce spectacle étonnant des longues tiges rampantes (stolons) des benoîtes qui contournent les rochers, s’insinuent sous les galets, les encerclent ou passent par dessus. La plupart des pieds sont déjà en fruits (à part çà le réchauffement climatique est un mythe !), mais je réussis à en trouver quelques touffes encore en fleurs. Cette plante représente à elle seule une véritable parabole de la vie incroyable des plantes des éboulis alpins, aux limites du supportable et dans un décor dantesque en remaniement permanent.

Benoîtes à fleurs jaunes

En plaine, nous croisons facilement la benoîte commune (Geum urbanum), une compagne de l’Homme et de ses habitats perturbés, aux petites fleurs jaunes en étoile et aux fruits en têtes accrocheuses (voir la chronique : Voyager sur les animaux).

Dès l’étage montagnard et plus haut dans les pâturages et les pelouses fermées, on trouve une autre espèce aux fleurs bien plus grandes, jaune d’or : la benoîte des montagnes (G. montanum) qui attire l’attention par ses fruits à arête plumeuse formant une houppe légèrement spiralée.

Il faut dépasser les 2000m d’altitude et prospecter les éboulis humides sur pente (de préférence avec des roches siliceuses, non calcaires), les fronts de glaciers en recul (leur nombre augmente !), les rochers exposés au nord, … pour espérer rencontrer (uniquement dans les Alpes) notre benoîte rampante (G. reptans). Elle partage avec la précédente des fleurs solitaires jaune d’or, grandes (jusqu’à 4cm de diamètre) et des rosettes de feuilles composées, découpées en segments inégaux et dentés ; chez elle, la foliole terminale au bout de la feuille reste à peine plus grande que les autres ce qui la distingue de sa proche cousine ; ses fleurs comptent 6 à 8 pétales contre 5 chez la benoîte des montagnes.

La reine des coulants

Colonie de benoîtes rampantes reliées entre elles par un réseau de stolons

Mais, cette espèce possède surtout deux autres caractères spécifiques hautement photogéniques et qui traduisent les deux versants opposés de sa reproduction. De chaque rosette de feuilles étalées et serrées, installée sur une souche épaisse avec une profonde racine pivotante, partent dans toutes les directions de longs « filets » rougeâtres (jusqu’à un mètre de long) portant de place en place de petites feuilles : ce sont des tiges rampantes aériennes ou stolons, connues des jardiniers sous le surnom de coulants chez le fraisier, un assez proche cousin des benoîtes (famille des Rosacées).

Au bout de chaque stolon, la rosette-fille terminale élaborée au cours de la croissance peut finir par s’enraciner si elle entre en contact avec du sol ; ainsi naît un nouveau pied issu de pied mère sans passer par la reproduction sexuée (fleur/fruit/graine). A l’automne, le stolon qui relie ce pied fille à sa mère flétrit : la nouvelle rosette devient indépendante, sevrée brutalement quelques mois seulement après sa formation. Ces stolons représentent le versant asexué de la reproduction : on parle de multiplication végétative ou de reproduction clonale. Un pied mère et ses « filles » (et tous les descendants de ces « filles » selon le même processus) auront le même génotype (copies conformes de la mère) et formeront un clone. Attention : l’usage des termes fille/mère n’a rien à voir avec le sexe de l’individu initial qui est hermaphrodite (fleurs avec organes sexuels des deux sexes) : il traduit simplement l’idée de descendance et de maternité.

L’autre caractère très frappant concerne la reproduction sexuée avec les têtes fructifiées composées d’une multitude de pistils (près d’une centaine par tête) : chacun d’eux porte une arête plumeuse de 2 à 3 cm de long, fine et rougeâtre plantée au sommet de la graine unique (fruit de type akène). A maturité, ces arêtes s’enroulent en spirale pour former une houppe globuleuse du plus bel effet. Emportés par le vent, ces fruits plumeux vont voyager et assurer la dispersion de l’espèce à une échelle plus grande que celle des stolons tout en apportant de la diversité génétique ; chacun d’eux est en effet le résultat d’une pollinisation croisée car la benoîte rampante est auto-incompatible : une pollinisation entre pollen et pistils de fleurs d’une même plante échoue ou aboutit à la formation de graines non viables.

Rêve d’éternité

En jargon botanique, l’ensemble des individus clonaux nés d’une même « mère » (voir ci-dessus) forme un genet (même racine que génétique). L’allongement des stolons permet à cette plante d’explorer l’éboulis autour d’elle, de contourner les innombrables obstacles et d’échapper aux mouvements permanents du milieu (chute de pierres, glissements progressifs, soulèvements dus au gel intense, …) : ils représentent une parade adaptative (répandue chez les plantes de l’étage alpin) à l’instabilité majeure d’un tel milieu sans parler des aléas climatiques à ces altitudes (neige persistante ou au contraire fondant trop tôt ; gelées tardives ; chutes de neige ; …) …. bref, un milieu hyper stressant du point de vue physiologique et survie. La plante s’étale ainsi lentement à une échelle de quelques mètres au plus sachant que les pieds initiaux peuvent vivre au moins trente ans tout en ayant un rythme de croissance lent compte tenu de la brièveté de la saison de végétation à de telles altitudes.

Avec un tel mode de développement, il reste difficile d’évaluer la longévité d’un genet (une plante et tous ses descendants clonaux) vu que les rosettes filles se détachent très vite de leur mère (voir ci-dessus) ; des simulations menées à partir de mesures sur le terrain pendant trois années consécutives (1) indiquent que la moitié des genets meurent avant l’âge de 30 ans ; mais une bonne part dépasse allègrement les 50 ans et certains d’entre eux seraient sans doute immortels en ayant produit tellement de descendants (un pied mère peut en produire des dizaines autour de lui) qu’ils n’ont presque aucune chance de s’éteindre. Pour deux populations étudiées, l’âge estimé serait entre 250 et 450 ans. Cependant, l’évolution naturelle du milieu, colonisé par d’autres espèces (des herbacées et des arbrisseaux), tend progressivement à éliminer la benoîte qui ne supporte que très mal la compétition et le manque d’humidité dans le sol sauf si elle se trouve près d’un glacier en recul permanent : elle va le suivre en quelque sorte dans sa retraite grâce à ses stolons, perdurant au plus près de celui-ci, là où peu d’autres espèces survivent et où l’humidité est maximale (fonte de la neige).

Contexte mouvant

Ses milieux de vie connaissent donc non seulement des fluctuations imprévisibles au jour le jour (climat, éboulements, glissements, ..) mais aussi donc à moyen terme avec, si les conditions climatiques le permettent, une tendance à la stabilisation progressive du milieu du fait de sa colonisation certes lente ; on parle de successions végétales pour désigner ce processus d’évolution de la végétation dans le temps long.

Une étude expérimentale (2) a comparé par des cultures sous serre le comportement de benoîtes issues de deux populations différentes : l’une était en situation de début de succession (colonisation d’un éboulis après le retrait d’un glacier) et l’autre en fin de succession (glacier très retiré et éboulis relativement stabilisé). Si on cultive ces plantes en situation de compétition avec d’autres espèces ou sous des températures douces anormales, la taille des plantes diminue et elles ne se reproduisent pratiquement que par voie clonale via leurs stolons ; les rares individus qui fleurissent sont alors plus grands indiquant le besoin de plus de ressources pour pouvoir assurer la reproduction sexuée. Par contre, les deux populations testées présentent peu de différences dans leurs réactions : celles du début de succession tendent à fleurir seulement un peu plus que celles de fin de succession. Autrement dit, l’évolution pourtant marquée du milieu de vie dans le temps long ne s’accompagne pas de réponses adaptatives marquées de la part des benoîtes qui misent globalement sur la reproduction clonale (avec réduction de taille) pour persister dans des conditions défavorables.

Qu’en est-il exactement de la part respective de ces deux modes de reproduction, sexué (fruits) ou clonal (stolons) ?

Sauts de moutons

Les zones favorables (pierriers proches des glaciers entre 2000 et 3000m) forment comme des îles posées au milieu des massifs montagneux et séparées par des océans hostiles (pour la benoîte rampante !), les alpages herbeux !

La reproduction sexuée offre deux intérêts : la diversité génétique et la possibilité de se disperser à plus ou moins grande distance et coloniser de nouveaux environnements. Ce dernier aspect prend une importance capitale pour une telle espèce qui peuple des milieux très isolés les uns des autres dans l’espace, i.e. des milieux naturellement très fragmentés, séparés par de vastes espaces de pelouses et pâturages où la benoîte rampante se montre incapable de s’installer même de manière transitoire.

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les fruits plumeux légers ne sont transportés qu’à de relativement faibles distances (3) : des modèles montrent que 99,9% des fruits ne vont pas au-delà de … dix mètres ! Seulement 0,015% des fruits dépassent les cent mètres. La circulation du pollen via les insectes pollinisateurs (des mouches essentiellement) semble même encore plus limitée dans l’espace, les conditions climatiques ne permettant pas aux insectes de voler sur de grandes distances. Et pourtant, une analyse génétique (3) de populations dispersées sur plus de 200 kms démontre qu’il y a malgré tout des échanges assez conséquents de gènes entre ces populations isolées les unes des autres. Il faut donc penser que en dépit de ce contexte hostile et du recours à la multiplication végétative, cette plante réussit malgré tout à maintenir un certain flux de gènes entre populations via sa reproduction sexuée avec ses fruits plumeux. Cette dernière semble donc bien jouer un rôle décisif pour la survie à long terme de l’espèce.

Entre sexe et clone

Pour y voir plus clair, l’équipe suisse auteur de plusieurs des études précédentes (4) a comparé deux populations éloignées dans un même contexte environnemental (près d’un glacier en retrait depuis quelques décennies) ; ils ont mesuré le taux de croissance de ces deux populations pendant trois ans en comparant la part respective des deux modes de reproduction. Globalement, ces deux populations présentent un taux de croissance peu élevé mais globalement positif de 13 à 18% d’une année sur l’autre. Le résultat le plus intéressant concerne l’impact des deux modes de reproduction dans l’installation de nouveaux individus : ils semblent avoir à peu près la même importance mais selon des modalités bien différentes.

L’installation via des rosettes filles produites par les stolons se fait de manière continue et permanente et fluctue assez peu d’une année à l’autre : elle assure une production régulière de nouveaux individus. Par contre, la part de la reproduction sexuée fluctue considérablement selon les années. Ainsi sur la période 2002-2003 marquée par une très forte mortalité (20%) des individus adultes du fait de consistions météorologiques très défavorables, la population a décliné faute de production suffisante de nouvelles plantules via des germinations de graines produites. La production de graines reste forte et le facteur décisif semble être le succès très variable des germinations qui se font à la fonte des neiges au printemps suivant. Sur les dizaines de milliers de graines produites, moins de 15% réussissent à germer et seulement 1% d’entre elles vont passer l’hiver suivant : la quantité considérable produite compense ces pertes.

Pourtant une plantule issue d’une germination a 1,6 fois plus de chances de survivre au premier hiver suivant qu’une plantule issue d’une rosette fille ; 20% seulement des plantules nées de stolons survivent durablement, sans doute victimes aussi de leur séparation brutale de leur mère en fin de saison (voir ci-dessus). Cet effet vient sans doute aussi du fait que la germination ne se fait que sur du sol favorable alors que le stolon « dépose la plantule » au hasard au plus près. Donc, si la reproduction sexuée reste fluctuante, elle n’en est pas moins capitale pour le maintien de la diversité génétique des populations et leur expansion spatiale dans un contexte mouvant et instable (et encore plus avec le retrait accéléré des glaciers en cours) et tout autant que la multiplication clonale qui assure la persistance lors des années difficiles.

Avec la fonte accélérée des petits glaciers, les benoîtes rampantes se voient offrir de nouveaux territoires à conquérir mais encore faut-il qu’elles accèdent à ces nouveaux sites fraîchement libérés.

BIBLIOGRAPHIE

  1. Genet longevity and population age structure of the clonal pioneer species Geum reptans based on demographic field data and projection matrix modelling. de Witte, Lucienne C. and Scherrer, Daniel and Stöcklin, Jürg. Preslia, 83. S. 371-386.
  2. The importance of population origin and environment on clonal and sexual reproduction in the alpine plant Geum reptans. A. R. PLUESS and J. STÖCKLIN. Functional Ecology 2005 19, 228–237
  3. POPULATION GENETIC DIVERSITY OF 
THE CLONAL PLANT GEUM REPTANS (ROSACEAE) IN THE SWISS ALPS. ANDREA R. PLUESS AND J. STÖCKLIN. American Journal of Botany 91(12): 2013–2021. 2004.
  4. The relative importance of sexual and clonal reproduction for population growth in the long-lived alpine plant Geum reptans. TINA WEPPLER, PETER STOLL and JÜRG STÖCKLIN. Journal of Ecology 2006 94, 869–879