Apus apus

Même si vous n’êtes pas un passionné d’oiseaux, vous connaissez forcément les martinets noirs, au moins du point de vue sonore, ces maitres absolus des airs étant présents dans presque toutes les villes et villages. Les anglais les appellent swift ce qui signifie aussi rapide : tout est dit ! Ce sont eux, les martinets noirs, qui, surtout tôt le matin et tard le soir, animent le ciel de leurs poursuites effrénées en escadrilles pouvant regrouper des dizaines d’individus et qui se signalent par leurs cris très aigus et stridents capables de surpasser les bruits de trafic ! C’est ce que les anglais appellent des « screaming parties », des rassemblements où l’on crie à tue-tête et qui suffisent à les distinguer des hirondelles avec lesquelles on les confond souvent et qui, pourtant, n’ont rien à voir avec ces grands seigneurs des airs. Derrière ces folles parties se cachent en fait une série de comportements inimaginables et extraordinaires qui en font des extra-terrestres du monde des oiseaux !

Passer sa vie en l’air

Un martinet noir passe presque toute sa vie en l’air : il chasse, boit, se baigne, parade, s’accouple, se déplace, migre et même dort en l’air tout en volant (voir le dernier paragraphe). Il a été démontré (1) chez une espèce assez proche (le martinet alpin présent en France mais plus rare et localisé) que certains individus pouvaient rester constamment en l’air sans jamais se poser pendant … 200 jours d’affilée soit plus de six mois !!! Ahurissant, non ? Les jeunes qui ne sont sexuellement matures qu’à l’âge de trois ans passent ainsi leurs deux premières années de vie en l’air ne se posant que très occasionnellement (voir le paragraphe ci-dessous).

Tout dans la silhouette des martinets trahit un aérodynamisme poussé à l’extrême : un corps profilé en forme de fusée, une queue fourchue courte, de longues ailes interminables en forme de faucille avec un bras très court mais une « main » exceptionnellement longue avec des rémiges primaires très allongées. Quand l’oiseau se pose, il doit croiser ses ailes dans son dos tellement elles sont grandes et « l’encombrent ».

Pour autant, rester ainsi en l’air à battre des ailes presque en permanence (même si sur de brèves périodes, les martinets pratiquent le vol plané glissé), requiert une dépense énergétique considérable sans oublier la nécessité de contrôler ces déplacements y compris pendant les phases de sommeil. C’est pourquoi chez ces oiseaux, l’alimentation est un facteur clé majeur : les martinets ne se nourrissent que d’insectes aériens (aussi sans doute d’araignées emportées au bout de leurs fils de la vierge) dont ils dépendent entièrement. Ce régime très spécialisé les rend hyper tributaires des conditions météorologiques nécessaires à la présence de ce plancton aérien ; par mauvais temps, ils peuvent aller chasser à de très grandes distances, effectuant de véritables migrations journalières.

Apode ?

Ils ne touchent le « dur » que pour nicher et encore ce n’est pas la terre ferme puisqu’ils nichent en hauteur dans des trous de mur, sous des toits mais aussi localement dans des arbres creux. Il faut dire que leurs pattes ne leur permettent guère de se déplacer au sol d’où ils sont souvent incapables de décoller s’ils ne disposent pas d’une pente en contrebas pour se jeter dans le vide. Leurs pieds sont remarquablement petits par apport à leur taille avec une jambe courte presque toute emplumée jusqu’aux quatre doigts de taille égale, équipés chacun d’une solide griffe crochue. Quand ils se posent sur un rebord de pierre sur les sites de nidification, ils utilisent ces quatre doigts comme un grappin pour s’accrocher et se poser. Cependant, par mauvais temps ou chez les jeunes, il existe une alternative méconnue et récemment documentée (2) : s’accrocher aux brindilles dans la cime des arbres et se reposer, le corps suspendu en l’air sous la branche : dans ce cas, les doigts s’opposent deux à deux en se plaçant latéralement (un peu comme ceux d’un caméléon sur une branche) et serrent étroitement la brindille choisie. En fait, le doigt I, le doigt « arrière », est réversible et peut s’orienter soit vers l’arrière, soit vers l’avant. Un adulte en bonne santé qui atterrit au sol peut redécoller ; par contre, les jeunes volants en état de dénutrition (après leur envol, ils doivent se débrouiller seuls et ne sont plus nourris par les parents) qui se posent accidentellement en sont incapables : les centres de soins pour la faune sauvage reçoivent régulièrement ces oiseaux récupérés par des personnes de bonne volonté.

Ces pattes faibles ont valu aux martinets noirs leur nom latin Apus (littéralement « sans pied») ainsi que le nom de leur famille, les Apodidés, d’autant qu’en vol, ces pattes sont « rentrées » dans le plumage et quasi invisibles ce qui optimise l’aérodynamisme en limitant les frottements ; mais, quand la température de l’air dépasse les 30°C (3), les martinets étirent leurs pattes (et ouvrent souvent bien grand leur bouche largement fendue) pour évacuer le trop-plein de chaleur dégagé par leur corps toujours en mouvement : il s’agit donc d’un moyen de régulation thermique.

Sur cette photo prise sous un soleil de plomb en fin d’après-midi dans le Périgord, ce martinet tient ses pattes un peu dépliées en vol.

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D.Lack, ornithologue de renom disparu auteur d’une monographie sur le martinet, écrivait en 1959 (d’après 4 ; traduction personnelle) :

Il y a une observation avérée d’un aviateur français au cours de la guerre 14-18, une histoire qui jusqu’à récemment fut considérée comme absurde. Une nuit alors qu’il était en opération spéciale au-dessus du front de bataille des Vosges ce qui impliquait de monter à plus de 4km d’altitude au-dessus des lignes françaises et ensuite de se laisser glisser moteurs coupés vers les lignes ennemies. « alors que nous atteignions 3km d’altitude, glissant en spirales serrées avec un léger vent de face, nous nous trouvâmes soudain au milieu d’un étrange vol d’oiseaux qui semblaient immobiles, ou tout au moins ne montraient aucune réaction. Ils étaient largement dispersés et seulement à quelques mètres sous l’avion, ressortant sur le fond blanc d’une mer de nuages en dessous. Aucun n’était visible au-dessus de nous. Nous fûmes bientôt au milieu du groupe, et à deux reprises nous pûmes capturer un oiseau et le lendemain j’en retrouvais un mort dans le moteur. C’était un mâle adulte de martinet noir. »

D’autres témoignages depuis et le fait que le martinet noir soit connu des pilotes d’avions de chasse comme l’espèce la plus souvent source de collisions et qui se fait broyer dans les moteurs à réaction confirment ce fait incroyable : les martinets dorment bien à haute altitude tout en « volant » ! Le soir, au crépuscule, on assiste à ces fameuses « screaming parties » évoquées dans l’introduction au cours desquelles les martinets sillonnent le ciel et rasent les toits et les murs, s’engouffrent en criant dans les ruelles comme des bolides. Puis, assez brusquement, ils montent en altitude et s’évanouissent dans les cieux ! Dans un premier temps, ils ne montent guère au-dessus de 300m d’altitude et continuent de se nourrir si les conditions météo le permettent. Mais, au moins les non-nicheurs assez nombreux (jeunes pas encore mûrs sexuellement) vont poursuivre leur ascension jusqu’à des altitudes de l’ordre de plusieurs kilomètres confirmées par diverses études à partir d’échos radars et là, collectivement, ils « dorment ». Les oiseaux nicheurs rejoignent leurs nids au moins dans la première moitié de la saison mais participent aussi à ces dortoirs aériens à partir de la mi-juillet quand les jeunes sont bien développés.

Dormir d’un œil

Comment peut-on dormir tout en volant ? On sait que les oiseaux (4), comme les mammifères ont deux types de sommeil : un sommeil à ondes lentes et un sommeil paradoxal avec de rapides mouvements des yeux. Ce dernier mobilise forcément les deux hémisphères du cerveau alors que le premier peut avoir lieu avec les deux ou un seul des deux hémisphères. L’hypothèse serait donc que les martinets pratiquent ce type de sommeil à ondes lentes avec un seul hémisphère, laissant l’œil connecté à l’hémisphère non « endormi » actif et ouvert, ce qui laisserait à l’oiseau la capacité de contrôler visuellement sa navigation … d’un œil ! Il se pourrait aussi que dans des circonstances favorables (temps très calme) ne demandant pas de contrôle de la navigation, un sommeil impliquant les deux hémisphères ait lieu mais probablement pas en sommeil paradoxal car ce dernier entraîne un fort relâchement musculaire incompatible a priori avec le vol.

On ne sait pas s’ils dorment ainsi toute la nuit mais une étude de suivi en continu sur une heure au radar (5) a révélé que périodiquement, selon un cycle pouvant aller de 1 à 16 min en moyenne, les martinets se réorientent par rapport à la direction du vent de manière à ne pas dériver trop loin de leur site de reproduction. Par vent faible, ils tendent à décrire des cercles ce qui réduit les risques de dérive. Curieusement, ces réajustements de trajectoires se font que le vent soit faible ou pas et que leur trajectoire soit presque rectiligne ou au contraire très sinueuse et ils n’augmentent pas leur vitesse pour éviter la dérive et adoptent une vitesse réduite ; ils fonctionnent à l’économie d’énergie. La fréquence des changements ne semble pas définie et varie beaucoup même pour un individu donné.

Nous verrons dans une autre chronique (Météorologues hors pair) que les martinets ne montent pas en altitude que le soir mais aussi tôt le matin à l’aube et pas seulement pour dormir mais pour d’autres fonctions encore plus surprenantes !

BIBLIOGRAPHIE

  1. First evidence of a 200-day non-stop flight in a bird.
Felix Liechti, Willem Witvliet, Roger Weber & Erich Bächler. Nature communications 2013
  2. Roosting in tree foliage by Common Swifts Apus apus JAN HOLMGREN Ibis (2004), 146, 404–416
  3. Behavioural thermoregulation in the Common Swift during flight. Christian Neumann. British Birds 109 • May 2016 • 286–292
  4. DUSK AND DAWN ASCEND OF THE SWIFT, Apus apus L. Luit S. Buurma. INTERNATIONAL BIRD STRIKE COMMITTEE IBSC25/WP-BB2 Amsterdam, 17-21 April 2000
  5. Do birds sleep in flight? Niels C. Rattenborg. Naturwissenschaften (2006) 93: 413–425
  6. Harmonic oscillatory orientation relative to the wind in nocturnal roosting flights of the swift Apus apus. Johan Bäckman and Thomas Alerstam. The Journal of Experimental Biology 205, 905–910 (2002)

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez le martinet noir
Page(s) : 338 Le Guide Des Oiseaux De France
Retrouvez les trois espèces de martinets de France
Page(s) : 337-339 Le Guide Des Oiseaux De France