Embâcle avec la rétention de branchages

12/02/2021 Dans la chronique Le bois mort en rivière : une vieille histoire, nous avons présenté la problématique de ce mal-aimé que tant de gens veulent à tout prix extirper des rivières. Nous avons vu que cette représentation sociale dominante et négative s’inscrivait dans une histoire ancienne et une évolution des milieux boisés le long des cours d’eau, les ripisylves. Nous avons aussi vu que, contrairement à ce qui est trop souvent mis en avant, les risques induits par les amas de bois mort ou embâcles en termes d’inondation et d’érosion des berges sont très limités au moins pour les rivières petites à moyennes. Au delà de ces considérations directement liées à l’homme, il reste un aspect majeur rarement pris en compte : la haute valeur écologique ajoutée que représente le bois mort dans les écosystèmes fluviaux couplés avec leur ripisylves ; toutes les études scientifiques convergent pour faire du bois mort en rivière un élément clé pour la conservation de la biodiversité dont la faune piscicole. 

Comme un poisson dans l’eau

Cette expression sympathique trahit en fait une représentation fausse que nous avons de la vie des poissons dans les rivières : certes, ils ont impérativement besoin d’être dans l’eau, leur élément, mais dans les rivières, ils s’y trouvent confrontés à quatre contraintes majeures. La première concerne la possibilité de trouver de la nourriture : végétaux, autres poissons, larves d’insectes, coquillages, crustacés, vers, … ; les poissons s’inscrivent dans des réseaux alimentaires à la base desquels se trouvent, comme dans la majorité des écosystèmes, des éléments végétaux. Or, dans nombre de rivières, notamment dans les parties amont, le lit strictement minéral et le courant n’offrent que peu de place au développement de végétaux aquatiques (algues, mousses, plantes à fleurs) sous forme d’herbiers ; ce sont alors les racines qui dépassent des berges et surtout les débris végétaux tombés dans la rivière (feuilles mortes, brindilles, branches, troncs) qui servent alors de maillon initial des réseaux alimentaires. 

Les herbiers ne sont présents que dans certains secteurs et essnetiellement en plaine

Pour les poissons de rivière, la force du courant représente un challenge permanent : ne pas se laisser entraîner sous peine de dériver inexorablement hors de son territoire et pouvoir chasser ou accéder à sa nourriture. Tout ceci impose des dépenses énergétiques considérables ; même les salmonidés réputés comme les maîtres des rivières luttent aussi contre le courant dans leurs territoires de chasse. Tous ont donc besoin de zones calmes où ils puissent se reposer, se réfugier et chercher leur nourriture ; outre les creux des berges et les racines des arbres, seuls les éléments grossiers dispersés dans le lit de la rivière peuvent jouer ce rôle : les gros blocs rocheux et le bois mort ! 

Les blocs rocheux sont les autres éléments grossiers utilisables par les poissons mais ils ne sont pas présents partout

Un autre enjeu essentiel reste d’échapper aux prédateurs dont les poissons carnassiers ; il faut donc disposer d’abris, de cachettes pour les éviter ou se réfugier en cas d’attaque. Inversement, les prédateurs eux-mêmes ont besoin de postes d’affût à partir desquels mener leurs attaques : on ne chasse pas à vue dans le courant ! Outre la prédation, chaque espèce doit aussi pouvoir cohabiter avec les autres espèces aux besoins plus ou moins proches : dans une rivière au lit uniformément sableux, la cohabitation devient quasi impossible : seuls des éléments grossiers créant des mosaïques de micro-milieux peuvent permettre à des espèces de se côtoyer durablement. 

Les dents de la rivière : le brochet

Enfin, la quatrième contrainte, tout aussi importante, touche à la reproduction. Il faut disposer de sites de ponte où installer ou déposer ses œufs : en rivière, la solution de libérer ses œufs directement dans l’eau comme le font certains poissons marins, ne fonctionne pas à cause du courant. Ensuite, les alevins doivent trouver une nourriture spécifique (souvent des organismes de très petite taille) et, encore plus que les adultes, des abris contre les prédateurs et le curant vu leur fragilité et leur vulnérabilité. Certes toutes les espèces n’ont pas les mêmes exigences et les mêmes conditions de vie ce qui se traduit par une succession de « zones » au long du cours des rivières avec chacune son cortège d’espèces typiques : en partant de l’amont, on a la zone à truite, puis la zone à ombre et barbeau et enfin la zone à brème en plaine. Quelque soit la zone, on constate que toujours la diversité des habitats au sein de la rivière favorise la reproduction des poissons : le bois mort, dans ce contexte, reste alors un élément clé de cette diversification indispensable des habitats.

Ressource alimentaire 

Sur les petits ruisseaux en tête de bassins et les petites rivières, feuilles mortes et brindilles constituent l’essentiel de l’apport de matière organique fraîche et ce de manière régulière chaque automne. A ce moment là, les embâcles même mineurs interceptent une bonne partie de ces produits (et de fines particules de vase) qui, autrement, partent majoritairement à la dérive, entraînés par le courant. Ainsi, toute cette matière organique est piégée en amas fractionnés et va se décomposer lentement sur place, point de départ de réseaux alimentaires : elle se trouve ainsi répartie sur toute l’année au lieu de gagner les zones plus en aval. Ces petits « débris » végétaux représentent une source d’énergie majeure pour tout un ensemble de communautés de « petites bêtes » détritivores. Outre les micro-organismes (bactéries, champignons, …), les principaux consommateurs qui vont donc alimenter les chaînes alimentaires où s’insèrent les poissons sont des vers aquatiques, des petits crustacés comme les gammares, des larves de phryganes (les porte-faix), des larves d’éphémères ou de chironomes (sortes de moustiques non piqueurs). 

Les gros bois eux-mêmes se décomposent très lentement : l’eau est oxygénée et le milieu n’est pas donc pas asphyxiant comme dans la vase au fond d’un lac où le bois ne pourrit pas (voir les trouvailles archéologiques « intactes » comme des pirogues au fond de rivières envasées) ; ils apportent ainsi leur lot de nutriments minéraux et sont aussi colonisés par des larves mangeuses de bois très spécialisées. Parmi elles figurent les larves de petits coléoptères aquatiques, les dryopidés ; les adultes dont les pattes portent de longs tarses ont des élytres velus et vivent accrochés aux débris ligneux : les larves creusent des galeries dans le bois mort à la recherche de débris organiques infiltrés. Au niveau des embâcles se différencient des communautés différentes de larves d’insectes en amont et en aval : les unes collectent les débris qui arrivent et commencent à les consommer tandis que les autres, en aval, récupèrent ces débris pour les déchiqueter ! 

Ce rôle alimentaire du bois  mort prend encore plus d’importance dans des rivières au fond sableux très uniforme et très pauvre ; ainsi dans une étude menée sur une rivière en Géorgie (USA), le bois mort qui ne représentait que 4% de la surface totale habitable concentrait 60% de la biomasse d’invertébrés aquatiques ! Si on enlève le bois mort, la conséquence est immédiate et sans appel : dans une rivière d’Alaska, après le déblaiement des embâcles du lit mineur d’une rivière à saumons, on a mesuré une baisse de 60 à 90% des invertébrés qui dérivent ponctuellement au fil du courant, une source de nourriture clé des poissons ; ces derniers se retrouvent brutalement privés de toute ressource alimentaire avec des effets négatifs sur la croissance et même la survie. 

Abris et refuges 

La trilogie des petits cours d’eau : mouille en amont (eau calme) ; seuil/embâcle ; radier (eau vive)

Chaque embâcle est une structure unique plus ou moins étendue et complexe ; ainsi, au fil d’un cours d’eau se succèdent autant d’habitats différents qui engendrent chacun une mouille en amont (un creux d’eau calme), un seuil qui agite l’eau jusqu’à créer une cascade, un radier en aval avec une eau plus rapide, le tout accompagné de zones qui avec du sable fin, qui avec des graviers, qui avec de la vase ! Les mouilles en amont, si elles sont assez profondes, conservent de l’eau assez fraîche en été au moment où le niveau baisse : elles sont alors très appréciées pour leur oxygénation relative, notamment pour les salmonidés (truites, saumons, ..) très exigeants à cet égard. Globalement, les embâcles sur les rivières petites à moyennes constituent des milieux stables dans le temps … sauf intervention humaine inopportune !  Ainsi, beaucoup d’espèces peuvent cohabiter en exploitant des micro-niches ; le grand public ignore souvent le grand nombre d’espèces de poissons vivant dans nos rivières. Les secteurs au lit ainsi « boisé » hébergent un peuplement de poissons avec plus d’espèces et plus d’individus. Certaines espèces comme le vairon, le chevesne ou le spirlin sont connues pour leur association étroite avec le bois mort. 

Chevesnes

Les poissons se servent de ces abris comme des postes de chasse depuis lesquels ils peuvent aller capturer les petites bêtes qui dérivent dans le courant et revenir aussitôt se mettre à l’abri du courant ; autrement, ils s’épuiseraient en vain à lutter contre le courant ! Si beaucoup y trouvent en plus des abris pour se cacher à la vue des grands prédateurs aquatiques, ces derniers comme les brochets savent exploiter l’ombrage projeté par ces amas pour se dissimuler dessous et lancer leurs raids. 

Les crues posent aussi des problèmes aux poissons soumis alors à la violence du courant et à la turbidité de l’eau

En hiver, notamment pour les jeunes poissons de l’année, la survie devient problématique avec l’accentuation du débit et le refroidissement de l’eau qui ralentit le métabolisme de ces animaux « à sang froid » : c’est la double peine car de ce fait ils ont plus de difficulté à chasser une nourriture de plus raréfiée. On observe alors souvent des migrations débutant en automne avec une remontée le long des affluents latéraux de moindre calibre et plus riches justement en abris de bois mort qui servent alors d’abris sûrs contre le courant. Dans les grands cours d’eau, seuls les embâcles installés vers les berges, en parallèle du courant, peuvent jouer ce rôle ; ceux situés au milieu ne réussissent pas à calmer le courant très fort et, de plus, ils se déstabilisent souvent à l’occasion des fortes crues. 

Embâcle en parallèle du courant, contre les berges

Nurseries 

On pourrait comparer le rôle du bois mort en rivière vis-à-vis de la reproduction des poissons à celui joué par les mangroves sur les côtes tropicales ou équatoriales. De par la diversification induite au niveau des dépôts de sédiments autour d’eux, les embâcles offrent de nombreuses solutions aux différentes espèces selon leurs exigences respectives. Ainsi, la perche commune, par exemple, pond ses œufs en chapelets sur des végétaux ou des débris de bois. Même les truites qui installent leurs frayères (sites de ponte) dans des bancs de sables et graviers bénéficient de l’impact indirect des embâcles.  Dans une étude sur un torrent à forte pente, on a montré la rareté des sites favorables pour les truites sauf aux abords des amas de bois qui redistribuent la répartition des matériaux sur le lit. Sur les cours d’eau plus importants et en plaine, les embâcles latéraux peuvent obstruer certains bras morts et ainsi les maintenir en eau plus longtemps en été. 

Après l’éclosion des pontes, vient la délicate période de la croissance des alevins livrés à eux-mêmes : très fragiles, dépendant de proies minuscules, eux-mêmes proies recherchées, ils trouvent autour du bois mort des zones refuges essentielles pour leur survie et atteindre une taille suffisante pour devenir plus indépendants. 

Une autre approche 

On peut bien sûr continuer à exploiter de manière raisonnée les ripisylves d’autant que la plupart des essences riveraines rejettent très bien de souches

Au vu de tous ces éléments scientifiques convergents, il apparaît clairement que conserver le bois mort en rivière et donc les embâcles doit être un objectif majeur en matière de conservation de la biodiversité.  Même la loi de 1995 (dite loi Barnier) persiste et signe en préconisant l’entretien systématique des rivières ! On continue à mener des opérations d’enlèvement des embâcles comme par exemple pour faciliter la remontée des saumons ; or, il a été montré que ces pratiques avaient des conséquences désastreuses sur les peuplements de salmonidés privés de nourriture ! L’élimination des embâcles ne devrait être envisagé que dans des situations ponctuelles très précises et après une analyse complète : en cas de risque induit d’inondation avéré dans des zones humanisées ou de la mise en danger de la pérennité d’ouvrages comme des ponts. Même en cas d’intervention, on peut par exemple simplement déplacer un embâcle installé au centre de la rivière en le tirant vers les berges en parallèle.

De même la gestion des ripisylves associées aux cours d’eau devrait se faire de manière très mesurée en respectant le plus possibles les arbres des berges fournisseurs d’ombrage très important pour éviter la surchauffe de l’eau en été, surtout avec le changement climatique. Autrement dit, il faut passer à une politique du « laisser-faire » ou du « non-entretien » tout en maintenant une vigilance globale. Au delà de ces approches techniques, il faudrait par contre développer des programmes pédagogiques et de communication visant à valoriser le bois mort en rivière en s’appuyant notamment sur le fait qu’il est source de vie ! Il faut définitivement abandonner la vision hygiéniste et culturelle de la rivière traitée comme un « jardin à la française » manucuré pour aller vers une vision dynamique et chaotique, celle du monde naturel. Le bois mort en rivière ce n’est ni laid ni une injure au paysage : c’est juste un élément de diversité vital pour le fonctionnement des rivières.

NB : Pour illustrer les propos ci-dessus et le fait que l’on continue à dépenser de l’énergie et de l’argent pour détruire les embâcles en en faisant souvent un argument « pour l’environnement », voici ce témoignage d’un lecteur reçu le lendemain de la parution de la chronique :

La rivière Aujon à cour l’Evêque (Haute-Marne) a été nettoyée de ses troncs et branchages par une société autorisée sur le long de son parcours .Les responsables de la commune après permission accordée ont débarrassé les troncs couchés sur rives sur les parcelles privées et publiques.

Bibliographie 

L’embâcle de bois en rivière: un bienfait écologique? un facteur de risques naturels ? par L. Maridet, H. Piégay, O. Gilard Cet A. Thévenet. La Houille blanche ; n° 5/1996

LE BOIS MORT DANS LES PAYSAGES FLUVIAUX FRANÇAIS : ÉLÉMENTS POUR UNE GESTION RENOUVELÉE. Yves-François Le Lay, Hervé Piégay Belin « L’Espace géographique » ; 2007/1 Tome 36 | pages 51 à 64 

Wood Recruitment Processes and Wood Budgeting LEE BENDA et al. American Fisheries Society Symposium 37:49-73, 2003 

Ripisylve et populations piscicoles. A. thévenet, A. Clitterio, J. Haury. 170-186 in Les forêts riveraines de cours d’eau. H. Piégay et al. Ed. TDF 2003