25/11/2022 Le verre et le savon sont deux matériaux dont la fabrication requiert un même type « d’additif » (pour des raisons différentes), des oxydes alcalins dont deux majeurs, l’oxyde de sodium (Na2O), l’oxyde de potassium (K2O). Or, pendant plusieurs millénaires, les seules sources de ces oxydes ont été des cendres végétales, i.e. ce qui reste de végétaux incinérés à haute température, quand toutes les matières carbonées ont été détruites. Parmi les végétaux utilisés figurent des arbres forestiers (bois), la fougère-aigle, des algues marines et surtout des plantes terrestres dites halophytes qui firent l’objet d’un important commerce à l’échelle de l’Eurasie. On nomme ainsi un groupe biologique de plantes qui partagent la capacité de croître dans des milieux chargés en sels, milieux toxiques et inexploitables pour les autres végétaux non spécialisés. La majorité de ces halophytes appartient à la faille des Amaranthacées et nous les avons présentées dans la chronique sur l’une d’entre elles, l’obione faux-pourpier. Nous allons donc retracer ici l’histoire de cette relation étroite entre plantes et industrie humaine du verre et du savon et des détergents.

Salicornes : glasswort en anglais ou « mère du verre »

Fondants

Commençons par le verre sur lequel une foule d’études archéologiques ont été menées pour tenter de reconstituer les « recettes » des verriers des temps passés. Ici, nous ne parlerons bien entendu que des verres fabriqués car l’homme a exploité aussi des verres naturels sous la forme d’obsidienne, une roche volcanique vitreuse.

L’essentiel du verre (70%) se compose de silice (dioxyde de silicium Si2O), très répandue dans les roches de la croûte terrestre sous la forme minérale de cristaux de quartz. On utilise comme matériau de base des sables très purs ne contenant pratiquement que des grains de quartz (come par exemple le célèbre sable de Fontainebleau) ; plus le pourcentage de silice est élevé, plus le verre sera résistant. Pour obtenir du verre, il faut faire fondre cette silice cristallisée ; or, celle-ci ne fond qu’à partir de 1730°C, soit une température difficile à atteindre et à maintenir et très coûteuse en énergie. Une découverte très ancienne (plusieurs millénaires BC) a permis de dépasser cet obstacle majeur : si on ajoute à la silice minérale un oxyde alcalin (voir introduction), celui-ci abaisse le point de fusion de la silice à « seulement » 1400°C, une température accessible moyennant quelques aménagements ; on les qualifie de fondants (flux en anglais). En plus, ils agissent sur la qualité du verre : augmentation de l’éclat, amélioration de la résistance, facilitation du travail du verre fondu, … Bref, ces oxydes alcalins sont incontournables pour fabriquer du verre. 

A part les fondants, on doit aussi ajouter d’autres substances appelées stabilisants qui augmentent la stabilité du verre dont l’oxyde de calcium ou de magnésium que l’on trouve sous forme minérale dans des roches calcaires et magnésiennes ou dans les coquilles de mollusques qui les ont extraits du milieu ambiant. 

Quand, à l’occasion de fouilles archéologiques, on retrouve des objets en verre, on peut déterminer par analyse physico-chimique la nature du type de fondant ou stabilisant utilisé pour sa fabrication. Ainsi, dans les fouilles en Europe sur des sites datant de la fin de l’Antiquité jusqu’au Moyen-Âge, on trouve trois types de verres : ceux fondus avec des cendres de plantes halophytes ; ceux fondus avec du calcaire et/ou de la magnésie et ceux fondus avec des cendres de bois forestiers. 

L’intermède natron 

Au Proche-Orient et en Égypte, on a des preuves d’usage de cendres de plantes halophytes, riches en sodium, depuis le 4ème millénaire BC sous forme de glaçages vitrés sur de petits objets et depuis 1500 BC dans la production de verre. De plus, au cours du 2nd millénaire BC, on a aussi des preuves de cet usage pour produire de la faïence et le célèbre Bleu égyptien, le premier pigment synthétique connu, en Crête et pour la faïence en Europe occidentale. Par la suite, entre 1100 et 800 BC, la production de verre en Europe occidentale utilisait ces cendres d’halophytes avec un centre majeur de production dans le nord de l’Italie, Frattesina.

A partir du premier millénaire BC, s’ouvre la « parenthèse du natron » : on abandonne l’usage des cendres sodées pour les remplacer par un minéral naturel très particulier, le natron, récolté dans un site Égyptien situé dans le désert occidental à l’Ouest du Caire, le Ouadi Natroun ou Wadi el Natrun (« champ de sel » en égyptien). Cette vaste cuvette désertique contient sept lacs d’eau salée au fond desquels se déposent naturellement, suite à l’évaporation intense qui y règne, du sel « classique » (NaCl), des sulfates de sodium et le fameux natron, du carbonate de sodium déshydraté. On l’appelait encore nitre et la région « désert de Nitrie ». Il était prélevé sélectivement à l’aide de pinces et servait de stabilisateur du fait de la présence de calcium en plus du sodium (fondant). C’est à lui que l’on doit le sigle Na qui désigne le sodium (soda des anglo-saxons). Jusqu’au 9ème siècle AD, la production du verre aussi bien au Levant qu’en Méditerranée et en Europe occidentale dépendait presque entièrement de ce natron égyptien. Néanmoins, durant cette même période, en Mésopotamie et en Perse, on continuait d’utiliser des cendres d’halophytes comme fondant. 

Mais à partir de 800-900 AD, l’approvisionnement en natron depuis l’Egypte, seule source disponible, cessa progressivement. Les verriers d’Europe centrale durent s’adapter et produire leurs propres fondants : ainsi commença la production de cendres de bois forestiers comme substitut du natron. Mais celles-ci ont l’inconvénient d’être plus riches en potasse que celles des halophytes ce qui altère la résistance à l’usure et donne une teinte vert-jaune au verre. Mais dans plusieurs pays, dont l’Italie, on reprit le commerce des cendres sodées issues d’halophytes produites dans le Proche-Orient : Venise devint la plaque tournante de cette importation notamment pour la célèbre verrerie de Murano qui continua ainsi à produire des verres de haute qualité.  

Halophytes 

Mais pourquoi cet usage préférentiel des halophytes comme source de fondant sodé ? Nous renvoyons à la chronique sur l’obione pour découvrir le fonctionnement de ces plantes s’accommodant de sols salés. Nous avons vu que parmi les processus physiologiques leur permettant de vivre sur des sols salés à très salés figurait la capacité d’accumuler les sels en excès dans des compartiments isolés des cellules (vacuoles) dont le sodium et le potassium qui intéressent au plus haut point les verriers. En plus, ils s’y trouvent, dans la plupart des espèces, selon un ratio où le sodium prédomine sur le potassium ; l’incinération transforme de plus les sels liés à des substances organiques en carbonates et sulfates très favorables pour produire un verre de qualité et résistant. 

Traganum nudatum des déserts sahariens

Les plantes halophytes exploitées comme sources de cendres sodées se rencontrent dans deux grands types de milieux. Dans les régions semi-désertiques, steppiques à désertiques, elles s’installent autour des dépressions inondées en hiver (comme les sebkhas) où se déposent divers sels suite à l’évaporation intense ou dans des zones sujettes à des remontées capillaires de l’eau salée des nappes souterraines. Ainsi, la majorité des halophytes utilisées autrefois provenaient des semi-déserts et déserts du Proche et Moyen-Orient (surtout en Syrie) ou d’Egypte ; des dizaines de genres de la famille des Amaranthacées représentés chacun par diverses espèces y prospèrent : Anabasis, Halocnemum, Halogeton, Hammada, Traganum, … 

Soude vermiculée ou soude méditerranéenne (Caroxylon vermiculatum) : typique des steppes salées de Syrie où elle a été très utilisée (photo Claire Bladier aux USA où l’espèce est invasive)

Dans les milieux côtiers soumis à l’influence périodique des marées, d’autres plantes halophytes se développent dans les marais salants, les estuaires et vasières salées formant des communautés riches en espèces. Ainsi en Europe, en ce qui concerne les halophytes dites obligatoires strictement liées à ces milieux, nous avons trois genres de Salicornes (Arthrocnemum, Salicornia, Sarcocornia) et trois genres de soudes (Suaeda, Kali et Salsola). On les retrouve par ailleurs tout autour de la Méditerranée et sur les côtes du Proche-Orient où elles ont pu elles aussi être exploitées en plus des espèces de l’intérieur désertique. 

L’âge d’or des soudes et salicornes 

Salicornes annuelles en automne dans un marais salant (Vendée)

Dans le Midi de la France (région de Narbonne et d’Arles) et en Espagne (région d’Alicante), du 17ème au moins jusqu’à l’aube du 20ème siècle, les plantes halophytes côtières des sansouires et enganes (marais salés sublittoraux) ont fait l’objet d’une exploitation intensive avec exportation à grande échelle dans le reste de l’Europe. A la fin du 18ème, le chimiste français Leblanc met au point un procédé chimique de synthèse de carbonates de sodium qui va progressivement conduire à l’abandon de la soude naturelle obtenue par incinération des halophytes récoltées. Néanmoins, cette exploitation perdurera au moins pour l’industrie du savon (voir ci-dessous). 

Salicorne ligneuse (Sarcocornia)

Les halophytes exploitées étaient soit des salicornes dont les espèces annuelles du genre Salicorniaconnues en anglais sous le nom de glasswort (mère du verre ou plante du verre), soit des soudes. Parmi celles-ci, au moins trois espèces étaient exploitées : la soude commune (Salsola soda) la soude épineuse (Kali soda) le Kali magnum des Anciens et la soude maritime (Suaeda maritima), Kali minus. Si les salicornes ne semblent jamais avoir été cultivées, ces soudes annuelles l’étaient dans des salines notamment autour de la Camargue. L’archidiacre d’Arles, Q. de Beaujeu (1655-1736) déclarait ainsi : « Une seule plante de soude rend ordinairement vingt et parfois trente livres de cette paste (la soude vendue) dont le cent (faisant le quintal) vaut un écu d’or… Nous voyons de tous cotez aborder des marchands, non de la France seule, mais d’Espagne et d’Italie pour l’acheter ». Deux sortes de soude (le produit fini) étaient réputées au 18ème en France : la salicor ou soude de Narbonne et la blanquette ou soude d’Aigues-Mortes. 

Au 19ème, l’Espagne devint le centre majeur de production de soude d’halophytes. On y cultivait notamment une espèce locale qui vit par ailleurs en Afrique du nord : Halogeton sativus (l’épithète signifie « cultivée ») ; elle permettait de produire une soude très réputée pour sa qualité dite barilla fina. Dans une encyclopédie du début du 19ème, on trouve la recette de fabrication de la soude naturelle : « On creuse une tranchée près de la mer. On y place des lattes en travers, sur lesquelles on met cette plante en morceaux, après l’avoir laissée bien sécher; on fait du feu au-dessus; on agite fortement les cendres brûlantes qui en résultent; elles se rassemblent en morceaux durs et solides, employés dans le commerce et les arts pour la composition du verre et du savon, pour dégraisser les étoffes ; on s’en sert également pour les lessives partout où les cendres de bois sont rares ou de mauvaise qualité. ». 

Halogeton sativus

Les blocs de soude ainsi obtenus ou pains de soude ont continué à être produits et vendus sur les marchés, sous divers noms locaux selon les mélanges de plantes incorporées au Proche et Moyen-Orient, jusqu’à très récemment pour la production de savons et détergents (voir le célébrissime savon d’Alep en Syrie). 

Savons 

L’histoire du savon et des détergents a étroitement accompagné celle du verre depuis l’Antiquité à cause d’un usage commun des cendres végétales (et aussi du natron). Pour fabriquer du savon et provoquer le processus dit de saponification des graisses et huiles servant de matériau de base, les cendres étaient d’abord traitées avec de l’eau calcaire pour convertir le carbonate de sodium en hydroxyde de sodium ; ensuite, on faisait bouillir cette « soude » avec la matière grasse pour obtenir un savon ou un détergent selon la consistance. Comme pour la production du verre, les alcalis contenus dans les cendres utilisées doivent être avant tout des carbonates ce qui a renforcé l’usage des halophytes comme source de cendres (voir ci-dessus). Selon la nature de l’alcali dominant, la consistance du « savon » varie : si les cendres renferment une teneur en sodium élevée, le savon final sera solide ; par contre avec des cendres plus riches en potasse (comme les cendres de bois ou de fougère), le produit final sera plus liquide et gélatineux. Ainsi, au Moyen-Orient pendant la période historique dite Islamique, on produisait des avons très dures, preuve indirecte de l’usage de cendres d’halophytes ; inversement, on sait que dans l’Europe médiévale, les savons produits étaient gélatineux car on utilisait des cendres de bois ou de fougères. Mais cela signifie que l’on pouvait quand même utiliser des cendres riches en potasse contrairement au verre où l’incidence est nettement plus négative. Ainsi d’autres plantes de la famille des Amaranthacées non halophytes mais néanmoins chargées en minéraux comme les chénopodes ont été utilisées. Rappelons aussi que jusque dans les années 1950 en France, à la campagne, on lavait les draps à la cendre de bois profitant de l’effet détergent de la potasse abondante dans celles-ci. 

Fougère-aigle 

Nous terminerons ce tour d’horizon des plantes incinérées historiquement pour la fabrication du savon avec l’exemple bien documenté de la fougère-aigle en Europe occidentale et notamment en Grande-Bretagne où cette espèce occupe d’immenses superficies. Ainsi parmi les patronymes anglais, on trouve celui d’Ashburner, soit « brûleur de cendres ».

Les cendres riches en alcali était surnommée « lye ». La région du Lake District avec son climat atlantique très arrosé hyper favorable à la fougère-aigle compte ainsi de nombreux habitants avec ce nom. Au 18ème (et auparavant), cette région était parsemée de « lyekilns », i.e. des fours à fougère : des structures bâties en pierre de forme circulaire avec un tunnel d’aération et au centre un grand chaudron dans lequel la fougère sèche collectée brûlait lentement pendant au moins deux jours. 

Four à cendres de fougère (extrait de Biblio 5)

Les cendres de fougère servaient surtout pour la manufacture du savon compte tenu de leur richesse en potasse mais étaient moins intéressantes pour l’industrie du verre. Pourtant, compte tenu de l’abondance de la fougère facile à récolter, au Moyen-âge, l’industrie verrière a exploité cette ressource, même si le verre n’était pas de première qualité et peu durable. En 1701, une verrerie fut installée près de Glasgow principalement à cause de l’abondance de la ressource locale en fougère peu onéreuse. 

Dès l’époque romaine, on recourait aux cendres de fougère-aigle dès qu’il y avait pénurie en cendres de bois ou de soude végétale. En France, l’exploitation a même repris au cours de la Première Guerre Mondiale vu que l’essentiel de la potasse nécessaire était importée d’Allemagne. 

Le « vairre de feuchière », i.e. le verre de fougère était connu pour être de médiocre qualité (déficit des cendres en sodium). On nommait ainsi le verre produit, notamment vers la fin du 17ème siècle et dont les parois étaient très minces et fragiles et dont la couleur variait beaucoup d’un objet à l’autre ; ces deux caractéristiques étaient la conséquence de l’usage des cendres de fougère-aigle notamment en Normandie ; la région de la ville bien-nommée de Fougères fut un foyer majeur de verreries à partir du 15ème siècle. 

Ces exemples illustrent bien que les plantes ont interagi fortement avec l’histoire humaine bien au-delà de l’alimentation. Ces usages de cendres végétales ont quasiment disparu au moins dans les pays occidentaux où désormais on utilise la soude caustique pour saponifier les graisses (même dans la majorité des savons dits « biologiques ») et des fondants de synthèse pour le verre. 

Bibliographie 

The composition of the soda-rich and mixed alkali plant ashes used in the production of glass M.S. Tite et al. Journal of Archaeological Science 33 (2006) 1284-1292 

The chemical composition including the Rare Earth Elements of the three major glass types of Europe and the Orient used in late antiquity and the Middle Ages Karl Hans Wedepohl, Klaus Simon, Andreas Kronz chemie der Erdre 71(2011) 289-296

Plant Ashes from Syria and the Manufacture of ancient Glass: Ethnographic and Scientific AspectsYoussef Barkoudah and Julian Henderson JOURNAL OF GLASS STUDIES VOLUME 48 • 2006 

Les Salicornes et leur emploi dans l’alimentation : étude historique, botanique, économique.Chevalier Auguste. Revue de botanique appliquée et d’agriculture coloniale, 2e année, bulletin n°16, décembre 1922. pp. 697-785

Biological diversity. Exploiters and exploited. P. Hatcher ; N. Battey. Ed. wiley-Blackwell. 2011 (chapitre sur la fougère-aigle)

Que savons-nous de la Fougère aigle ? Y. Dumas  Rev. For. Fr. LIV – 4-2002