Halimione portulacoides

13/10/2022 Quiconque a parcouru des marais salants ou des prés salés ou les abords d’un estuaire a forcément croisé l’obione, la plante dominante de tous ces milieux littoraux soumises régulièrement aux allées et venues des marées les plus hautes. Elle fait partie de ces rares plantes capables de surmonter un stress considérable pour toute plante à fleurs : la présence de sel dans son environnement ; on la qualifie de ce fait d’halophyte (halo, sel et phyte, plante), i.e. de plante capable de survivre et se reproduire dans un environnement salé qui élimine radicalement toute autre plante non dotée de ces capacités remarquables. En plus, l’obione, de par son abondance et sa comestibilité, a attiré depuis longtemps l’attention des hommes et a tissé avec eux de multiples liens. 

Pré salé en marge d’un estuaire avec de vastes peuplements d’obione

Herbe blanche

Cette colonie d’obione tranche nettement dans ce paysage ouvert avec de multiples nuances de vert

Dans ces paysages ouverts dominés le plus souvent par la vase et le sable, l’obione se repère de très loin à son feuillage dense vert blanchâtre argenté ; comme elle pousse presque toujours en vastes tapis uniformes ou en bandes, elle impose ainsi dans le paysage ses aplats blanchâtres qui tranchent avec les diverses teintes de vert des autres halophytes qui la côtoient. Plusieurs de ses noms populaires y font référence : blancheputeblanquette ou herba blanca en catalan. 

Les 3/4 de ce pré salé sont occupés par l’obione (salicornes au premier plan)

De loin, elle a l’apparence d’une plante annuelle formant des touffes étalées faites de tiges ramifiées, rampantes à la base et aux rameaux qui se redressent un peu aux extrémités. Mais si on écarte un peu ces tiges, on découvre qu’en fait il s’agit d’une plante vivace ligneuse même si ses tiges restent très fragiles et cassantes ; on la range donc dans le groupe morphologique des sous-arbrisseaux ; le plus souvent, ses touffes ne dépassent guère les 50cm de hauteur, atteignant exceptionnellement le mètre.

Au toucher, ses feuilles frappent par leur consistance charnue, très lisse. De forme ovale plus ou moins allongée, en coin à la base, sans lobes ni dents, portées sur un court pétiole, elles atteignent 6cm de long sur 7 à 15mm de large. Ce feuillage persiste toute l’année même si elle renouvelle sans cesse ses feuilles (voir ci-dessous).

Elles sont entièrement recouvertes sur les deux faces d’un revêtement argenté qui s’efface un peu quand on frotte avec les doigts. Cette teinte résulte de la présence d’une couche dense de poils veloutés vésiculeux. Ils ont deux fonctions majeures dans le cadre de la problématique liée à la vie en milieu très salé. D’une part, ils aident l’obione à limiter ses pertes en eau par transpiration. En effet, bien que vivant pratiquement les pieds dans l’eau et se faisant régulièrement submerger au moins partiellement, l’obione doit limiter impérativement sa prise d’eau dans le sol, nécessaire pour sa survie et son alimentation, notamment pour la circulation de la sève via la transpiration ; de facto elle va absorber aussi une grande quantité du sel dominant, le chlorure de sodium. Or, les deux ions constitutifs, le sodium et le chlore, sont toxiques pour toute plante dès que leur concentration interne dépasse un seuil très bas : l’obione doit donc limiter sa prise d’eau sous peine de s’empoisonner irrémédiablement. D’autre part, ces poils se gorgent du sel en excès dans les feuilles (celui monté avec l’eau puisée) quand la plante est jeune ; ils stockent ainsi les encombrants ions toxiques. Ils finissent par se dessécher et se rompre donnant cet aspect argenté. Cette couche argentée va de plus réfléchir la lumière solaire et ainsi renforcer son dispositif anti-dessication. 

Fleurs et faux-fruits 

Tiges fleuries en début de floraison (noter les fleurs d’une autre halophyte, une spergulaire)

La floraison qui a lieu de juillet à octobre reste des plus discrètes car l’obione produit des fleurs certes nombreuses, groupées en épis denses jaunâtres au sommet des rameaux dépourvus de feuille, mais très réduites. Elle possède deux types de fleurs sur un pied donné (plante monoïque) : les épis mâles aux fleurs réunies en glomérules avec une seule enveloppe à 5 lobes comme un calice ; les épis de fleurs femelles sans calice ni corolle amis enveloppées entre deux bractéoles (voir la chronique sur ces organes floraux) d’où émergent les deux styles qui surmontent l’ovaire. Ces fleurs doivent être pollinisées par le vent vu leur structure simplifiée. 

Les fleurs femelles fécondées conservent leurs deux bractéoles trilobées et verruqueuses avec trois lobes au sommet et qui se soudent sur presque toute leur longueur : l’ovaire qui donne le vrai fruit (akène avec une seule graine rousse) se trouve donc enfermé dans cette « poche » persistante ce qui donne un faux-fruit de 4mm de long. Les épis femelles prennent alors un aspect hérissé et verruqueux tout en se penchant sous la charge de fruits. 

Touffe fructifiée qui se repère de loin à son aspect « verruqueux »

Ces bractéoles contribuent à la flottabilité du faux-fruit libéré à maturité et emporté par le courant des marées quand les marées viennent lécher ou submerger les peuplements (hydrochorie). Les fruits conservent leur flottabilité pendant plus d’un mois et 20% des graines conservent leur viabilité même après un tel séjour dans l’eau de mer. De plus, les bractéoles persistantes bloquent la germination et ce d’autant plus que la salinité est élevée : au-delà de 2% de salinité, la germination est complètement inhibée. Ceci laisse donc le temps aux fruits de flotter suffisamment loin avant de germer après décomposition des bractéoles. 

Air de famille

L’obione fait partie de la famille des Amaranthacées (ex Chénopodiacées) : ses fleurs et fruits rappellent fortement ceux d’autres genres de notre flore comme les chénopodes, les amarantes ou les arroches. Son mode de vie spécialisé d’halophyte se retrouve chez plusieurs autres genres de cette famille : les soudes (SuaedaKali et Salsola), les salicornes (Salicornia et Sarcocornia), la betterave maritime (Beta) et chez certaines espèces de chénopodes (dont Oxybasis) ou d’arroches (Atriplex). La famille des Amaranthacées renferme au total 17% d’halophytes ce qui est exceptionnel : en effet, globalement, les espèces de plantes halophytes représentent moins de 2% de l’ensemble des plantes à fleurs. 

Toutes les amaranthacées halophytes comme l’obione partagent un port plus ou moins succulent, i.e. avec des tiges et feuilles charnues et souvent des feuilles réduites ; les salicornes en sont un exemple extrême bien connu. Ce port bien particulier est partagé avec de nombreuses plantes dites xérophytes, i.e. adaptées à la vie dans des milieux arides comme les crassulacées avec les orpins (voir la chronique) ou les joubarbes (voir la chronique). Cette convergence de port s’explique là encore par la nécessité de limiter au maximum la prise d’eau dans le sol en économisant le plus possible celle-ci.  

L’obione a été originellement classée par Linné dans le genre Atriplex (les arroches) ; plus tard, elle fut déplacée dans le genre Obione avant, finalement, de rejoindre le genre Halimione qui signifie littéralement « fille du sel » (on retrouve le radical hali), un nom qui la va bien. 

Le placement de l’obione dans un genre à part se justifie par certaines particularités mais elle reste proche des « vraies » arroches. Elle ressemble d’ailleurs par son feuillage blanc argenté à une espèce d’arroche très plantée sur le littoral en haies brise-vents, l’arroche halime (Atriplex halimus) ; mais celle-ci ne vit pas les pieds dans la vase salée, a un port fortement arbustif pouvant atteindre 2m de haut et ses feuilles sont toutes alternes (opposées à la base des rameaux chez l’obione). 

Notons enfin qu’il existe dans notre flore une seconde espèce, l’obione à fruits pédonculés, très rare sur le littoral de la Mer du Nord et de la Manche : elle est herbacée, annuelle, et possède des fruits portés au bout de longs pédicelles. 

Prés salés

Vastes colonies le long des berges d’un estuaire proche de l’embouchure et périodiquement recouvert par les hautes marées qui remontent ici

L’obione se rencontre sur tout le littoral atlantique et méditerranéen. Elle peuple les vases salées autour des estuaires, en amont de la zone des vasières essentiellement nues (la slikke), dans la partie supérieure qui n’est recouverte par la mer qu’à l’occasion des hautes marées (vives-eaux).

Vasière recouverte presque à chaque marée (slikke) : c’est le domaine des spartines (graminées) d’où l’obione est exclue

Ces espaces, appelés schorre par les géographes et botanistes, portent divers noms locaux : herbus ou prés salés en Normandie, mollières en Picardie, sansouïres ou enganes sur le littoral méditerranéen. Elle imprime son omniprésence à ces paysages de schorre en leur donnant une teinte générale gris argenté. 

Les marais salants aménagés par l’homme communiquent toujours avec la mer : l’obione peut donc s’y développer
Elle s’installe notamment sur les berges des étiers qui apportent l’eau salée

Typiquement, elle prospère le long des canaux, fossés et chenaux naturels ou crées en partie par l’homme (marais salants) qui se ramifient en un réseau arborescent au sein de ces espaces et peuvent occuper jusqu’à un quart de la superficie. Ils sont creusés par les allées et venues des marées dans la vase déposée au fil du temps et se distinguent par leurs berges instables abruptes facilement érodables. Là, l’obione s’installe sur le rebord supérieur de ces berges, les levées, en massifs denses et continus formant une double frange qui souligne tout ce réseau.

Elle suit les bords des petits chenaux vaseux où circule l’eau de mer (ici avec les soudes arbustives)
Le réseau des chenaux disparaît en partie sous ses tapis continus

Elle ne choisit pas cet endroit précis par hasard : son appareil racinaire ne supporte pas l’engorgement durable en eau de la vase sur laquelle elle pousse (manque d’oxygène). Elle ne pousse que si la nappe aquifère permanente se trouve au moins à 15cm de profondeur. Mais elle demande aussi de bons apports en éléments nutritifs dont des nitrates (plante nitrophile), apportés avec les sédiments vaseux.

Ses colonies soulignent les hauts des berges des étiers
Dans cette saline, elle s’est installée sur une banquette surélevée

Pour autant, même ainsi « perchée », elle doit affronter le problème de la salinité de la vase, proche de celle de l’eau de mer et qui fluctue au gré des précipitations et de l’intensité des marées. Outre l’excrétion de sel via les glandes foliaires (voir ci-dessus), elle s’appuie surtout sur un système physiologique très élaboré. Elle stocke les sels de sodium et de chlore, entrés avec la prise d’eau par les racines, notamment dans les feuilles en les isolant dans les vacuoles intra-cellulaires. Ce stockage lui permet par ailleurs de s’approcher de la concentration en sels du milieu environnant ce qui lui évite de perdre de l’eau qui a tendance à traverser les membranes pour aller du milieu le moins concentré vers le plus concentré. Ceci explique le goût fortement salé du feuillage. Elle dispose d’une autre stratégie d’évitement qui consiste à renouveler souvent ses feuilles arrivées à maturité, une manière de se débarrasser de l’excès de sel accumulé. 

Dans ses milieux de vie, compte tenu du caractère extrême imposé par la salinité, l’obione ne côtoie en pratique que d’autres halophytes toutes aussi spécialisées qu’elle et qui vivent soit au même niveau qu’elle, soit plus bas comme les salicornes très tolérantes au sel ou au-dessus comme certaines saladelles (voir l’exemple de l’aster maritime)

Cette capacité à prélever des sels dans son environnement se double de celle de concentrer divers métaux lourds introduits dans les vases par la pollution (cuivre, zinc, cadmium, mercure) ; elle les stocke notamment dans ses racines et un peu dans ses feuilles. On a fait des essais d’utilisation de cette plante (entre autres halophytes) pour désaliniser des sols cultivés ou dépolluer (phytoremédiation). 

On la retrouve avec les salicornes autour des petites mares semi permanentes qui parsèment les prés salés

Signalons que l’obione peut à l’occasion, mais en petites populations clairsemées, coloniser des pieds de mur ou digues face à la mer ou les sommets de falaises exposés aux embruns ; dans ce dernier cas, on parle de milieu aérohalin, i.e. où le sel arrive par voie aérienne.  Là, elle côtoie une autre thallophyte très répandue, la criste marine (voir la chronique).

Au sommet d’une falaise rocheuse exposée aux embruns où elle retrouve la criste marine

Providentielle 

Par son abondance dans ces milieux si particuliers, l’obione y occupe une importance écologique majeure à divers titres.

Elle agit en « ingénieur de l’environnement « (voir la chronique sur ce concept), i.e. qu’elle modifie son environnement de différentes manières. Ses tiges ligneuses ramifiées et couchées fonctionnent comme des pièges à sédiments fins et participe ainsi à leur dépôt et leur fixation sur place (accrétion). L’appareil racinaire étendu et superficiel stabilise les berges des chenaux colonisés ce qui limite l’action érosive des marées et renforce donc la pérennité de ces milieux. Comme elle renouvelle souvent ses feuilles (voir ci-dessus) tout en conservant son feuillage toute l’année, elle produit une abondante litière de feuilles mortes soulevée lors des grandes marées et redéposée vers l’intérieur en grandes franges (laisses) par-dessus la végétation ; ainsi, les obiones fournissent un précieux « paillage nutritif » qui profite à toute la végétation du marais salé. Elle redistribue aussi en partie le sel de la vase (voir ci-dessus).

Litière de feuilles mortes d’obione déposée lors d’une marée haute sur cette touffe de salicorne : un engrais biologique idéal

Ses peuplements étendus et très denses qui bénéficient des apports nutritifs considérables et répétés des marées et des fleuves prélèvent des quantités conséquentes d’azote et de phosphore, les deux éléments minéraux responsables de l’enrichissement excessif des milieux littoraux (eutrophisation) qui se manifeste entre autres par la prolifération des algues. Globalement d’ailleurs les estuaires sont connus pour être parmi les milieux à plus forte productivité biologique de la planète et ce grâce à l’activité de la végétation halophyte, seule capable de prospérer en présence de sel. Par sa photosynthèse, cette végétation, dont les obiones, diminue les concentrations de dioxyde de carbone dans l’air et donc devient ainsi un allié précieux dans la lutte contre le dérèglement climatique. 

Ses peuplements touffus et couvrant la vase constituent des milieux de vie riches en abris et en nourriture … au moins pour la faune adaptée à vivre dans de tels environnements. Ainsi, ils hébergent toute une communauté d’insectes spécialisés des marais salés dont le rare criquet des salines (voir la chronique) et d’araignées (dont des lycoses). Des petits crabes s’y abritent et s’y nourrissent ; les carapaces des individus morts, déplacés par le flux montant des hautes marées se déposent à la surface des massifs et, en blanchissant, ils deviennent visibles de loin ce qui lui vaut le surnom anglais d’herbe aux crabes. 

A la base des tiges recouvertes par le reste de la plante se fixe souvent une petite algue rouge épiphyte Bostrychia scorpioides. Bref, l’obione est une plante-parapluie grand hébergeur de biodiversité. 

Faux-pourpier 

Le nom d’espèce portulacoides, soit faux-pourpier, renvoie à sa ressemblance superficielle avec le pourpier (Portulaca : voir la chronique) qui est lui aussi charnu (succulent). Ce dernier appartient à une autre famille, les portulacacées, qui néanmoins se situe au sein du même ordre que les Amaranthacées, les Caryophyllales. Notons que le pourpier tolère lui aussi la présence de sel dans son environnement ce qui constitue un exemple de convergence. 

Obione toute fraîche

L’autre raison de ce surnom tient à sa comestibilité comme le pourpier. On peut consommer l’obione crue : faites l’expérience en grignotant sur le terrain quelques feuilles et vous serez surpris par la puissance de son goût iodé et salé ; on peut aussi les faire frire et les consommer comme des chips. Sa richesse en oligoéléments et en composés phénoliques en fait une plante d’intérêt pour la nutrition humaine et on tente de la cultiver dans des salines abandonnées ou sur des terres cultivées stérilisées par la salinisation (notamment suite à l’irrigation en climat chaud et sec), un fléau qui touche déjà plus de 7% des terres de la planète. On a retrouvé des restes carbonisés sur des sites néolithiques aux Pays-Bas preuve de sa consommation ancienne. 

Cela dit, nous déconseillons sa cueillette même limitée pour une simple raison écologique : ces milieux sont extrêmement sensibles au piétinement ; pas la peine d’aller rajouter aux difficultés lies au changement climatique pour satisfaire des besoins non essentiels. D’autre part, sa capacité à concentrer les métaux lourds toxiques n’exclut pas que dans de nombreux sites il ne soit pas très judicieux de la consommer. Respectons-la et laissons-la mener sa vie et tisser son réseau d’interdépendances avec les autres acteurs vivants des milieux estuariens : nous en profiterons ainsi bien plus de manière indirecte. 

En dépit de leur végétation « luxuriante » les estuaires sont des milieux très sensibles au piétinement et à la fréquentation humaine du fait du substrat qui s’érode facilement

L’homme l’exploite aussi indirectement via le pâturage ovin sur les herbus et prés salés (agneau des prés salés) : sa richesse nutritive en fait un fourrage apprécié. Mais l’obione tolère mal le piétinement et le pâturage. 

Bibliographie 

Seashore. An ecological guide. J. Cremona. Ed Crowood Press. 2014

Functional Food from Endangered Ecosystems: Atriplex portulacoides as a Case Study Lorenzo Zanella ; Fabio Vianello Foods 2020, 9, 1533

Influence of a salt marsh plant (Halimione portulacoides) on the concentrations and potential mobility of metals in sediments C. Marisa R. Almeida et al. SCIENCE OF THE TOTAL ENVIRONMENT 403 (2008) 188–195 

Effect of high salinity on Atriplex portulacoides : Growth, leaf water relations and solute accumulation in relation with osmotic adjustment Maali Benzarti. South African Journal of Botany. Vol. 95, 2014, p.70-77

Growth and Photosynthetic Responses to Salinity of the Salt-marsh Shrub Atriplex portulacoidesSUSANA REDONDO-GOMEZ    Annals of Botany 100: 555–563, 2007