Attelabidae

Cigare du cigarier de la vigne (Byctiscus betulae)

Dans la galaxie des coléoptères, la super-famille des charançons (1) regroupe au moins 62 000 espèces connues avec un nombre réel estimé qui se monterait à … 220 000 espèces : c’est la plus grande famille du règne animal ! Autant dire que la diversité règne en maitre au sein d’un groupe aussi vaste tant au niveau des formes que des modes de vie. Tous phytophages (mangeurs de plantes), ils peuvent, selon les espèces, s’attaquer à toutes les parties des plantes : racines, écorce, bois, tiges, brindilles, bourgeons, feuilles, fleurs, fruits, pollen, graines y compris les parties mortes ou en décomposition. On divise cette super-famille en sept grandes lignées ou familles qui correspondent en gros chacune à un grand type de mode de vie. La famille des Attélabidés (2500 espèces réparties dans 150 genres) retient l’attention par son mode de reproduction très original qui consiste à provoquer le flétrissement d’un organe végétal, à le « préparer » selon un protocole très pointu pour y déposer les œufs : ceux qui utilisent ainsi les feuilles sont connus sous le nom évocateur de cigariers. Plusieurs d’entre eux se rencontrent assez facilement dans notre environnement et vont nous servir de base pour la découverte de leurs mœurs étonnantes.

Vivre de la mort

Au cours de l’évolution, l’émergence du groupe des charançons a accompagné la radiation des plantes à fleurs à partir du milieu du crétacé vers la fin de l’ère Secondaire, une nouvelle forme de ressource végétale ; une innovation clé semble alors avoir servi de détonateur pour la diversification rapide de ce groupe : le « rostre ovipositeur », une expression technique pour dire que ces coléoptères utilisent leur rostre, une sorte de long appendice dur en forme de bec au bout duquel se trouvent les pièces buccales dont les mandibules, pour perforer les tissus végétaux et y déposer ensuite leurs œufs avec le vrai ovipositeur, l’organe de ponte au bout de l’abdomen comme chez tous les insectes. Nous avons déjà abordé un exemple de telle utilisation avec l’apion de la rose trémière et son rostre démesuré aussi long que son corps (voir la chronique).

Rostre du cigarier de la vigne qui porte au bout les pièces buccales et au milieu les antennes. Chez les cigariers, ce rostre reste relativement court.

A partir de là, deux grands mode vie par rapport au cadre du développement larvaire se sont différenciés : dans l’un, les charançons utilisent des organes ou tissus végétaux vivants, essentiellement des organes reproducteurs (fleurs, fruits, boutons floraux) comme dans le cas de l’apion de la rose trémière ou les balanins des glands ou des noisettes  ; dans l’autre, les charançons exploitent comme site de ponte et d’élevage des larves des tissus végétatifs en cours de décomposition après en avoir provoqué le flétrissement et la mort. Les cigariers font partie de cette seconde catégorie et ont connu au sein de leur lignée une diversification à la fois par rapport aux organes ciblés et aux méthodes de traitement de celles-ci pour provoquer leur mort.

Une découpe de précision

Nous allons prendre un exemple précis pour découvrir la technique élaborée utilisée par ces insectes : celui de l’apodère du noisetier (2), un cigarier répandu et facile à observer jusque dans les jardins de campagne. Les adultes, visibles à partir de fin avril/début mai ne passent pas inaperçus en dépit de leur petite taille (6-8mm) : un corps trapu et carré avec des élytres et un thorax rouge vermillon piquetés de minuscules points en creux, des pattes noires robustes avec le premier article rouge et la tête noire rattachée au thorax par un « cou » rétréci inhabituel pour un insecte.

Après l’accouplement, la femelle sélectionne une jeune feuille de préférence sur un arbre ou arbuste bas, le plus souvent un noisetier ou un charme mais d’autres essences peuvent être utilisées. Avec son rostre, elle découpe selon une courbe le limbe de la feuille en partant du bord (droit le plus souvent) près de la base avec le pétiole ; elle sectionne au passage les nervures latérales du côté choisi, puis elle passe de l’autre côté, par dessus la nervure centrale et découpe un peu plus loin, laissant intacte la partie basale de l’autre côté. Ensuite, elle inflige une série d’incisions profondes tout le long de la nervure centrale en direction de la pointe et quelques nervures latérales de la partie qui retient le tout. Elle attend que la feuille flétrisse ce qui ne tarde pas vu qu’elle ne reçoit plus de sève, littéralement saignée et garrottée (sauf la partie épargnée qui servira d’attache) !

Rouler le cigare

Une fois la feuille devenue « molle » et donc plus souple, la femelle peut entreprendre la phase finale qui consiste à rouler un cigare avec la partie flétrie. Elle s’aide de ses pattes robustes pour plier le limbe le long de la nervure centrale en enroulant les deux côtés. Dès le premier tour d’enroulement, elle dépose de un à quatre œufs dans la partie proche de la pointe et qui se trouvent coincés et retenus par le repli. Elle poursuit l’enroulement jusqu’à effectuer une dizaine de tours. Vers la pointe, elle tord l’extrémité pour fermer l’ouverture comme par un clapet ; en haut, elle replie les bords pour fermer aussi. Ainsi, les œufs, puis les larves qui vont éclore, se retrouvent confinés dans un espace entièrement clos, serré, avec une atmosphère interne relativement stable et humide. Rapidement, ce cigare qui pend par la partie épargnée va brunir puis noircir, signe de son entrée en décomposition. Chaque femelle peut construire ainsi une trentaine de cigares au cours de son mois et demi d’activité avant de mourir.

La larve éclot au bout de dix jours, sorte d’asticot sans pattes un peu aplati, et commence à dévorer les couches repliées mortes de l’intérieur. après seulement deux mues de croissance, la larve se nymphose en chrysalide ; une semaine plus tard, un adulte éclot et sort au bout de plusieurs jours du cigare resté suspendu à son bout de feuille toujours vivant. Selon les conditions climatiques et la période d’émergence, les adultes peuvent soit s’accoupler et donner une seconde génération, soit se nourrir un peu (en grignotant la surface des feuilles fraîches) puis entrer en hibernation dans une cachette au sol.

Un abri sûr ?

Si un tel dispositif demandant quand même une sacrée énergie et beaucoup de temps (il faut deux jours au total pour élaborer un cigare et pondre) a été sélectionné, c’est qu’il doit bien procurer quelques avantages en termes de succès de la reproduction. De toute évidence, il procure à la larve une atmosphère conditionnée et stable et une nourriture choisie et conditionnée. Dans divers genres de la famille, on a mis en évidence (3) une symbiose avec des moisissures du type Penicillium dont les spores sont transportées par les adultes dans des organes creux au niveau des pattes ; le champignon, inoculé par la femelle lors de la découpe et de la ponte développe son mycélium dans le cigare : il transforme certains éléments peu digestes comme la cellulose et apporte une défense antibiotique qui favorise le maintien du cigare.

On serait tenté de penser que ce cigare procure en plus une bonne protection contre les prédateurs. Pourtant, l’étude conduite en Europe centrale (1) sur le cigarier du noisetier montre qu’en fin de saison, plus de 85% des cigares ont échoué sans produire d’adultes. Les œufs semblent les plus touchés : ils sont parasités par des guêpes minuscules, des trichogrammes, qui forent un tunnel à travers les parois du cigare et vont pondre leurs œufs dans ceux du cigarier ; la larve de guêpe va se développer en se nourrissant du contenu de l’œuf. Des asticots de mouches responsables de galles (Cécidomyies) détruisent aussi nombre de cigares et leurs larves. Enfin, les chevreuils consomment beaucoup de cigares en broutant les feuilles des branches basses, celles justement préférées des adultes pour installer leurs abris !

A chacun son cigare

Au sein de la famille des Attelabidés, on distingue deux sous-familles : les rhynchitinés moins spécialisés qui attaquent les boutons floraux, les fruits, les pousses terminales et aussi les feuilles, fabriquant alors des cigares moins élaborés et les attélabinés, dont fait partie l’apodère du noisetier, les « vrais » cigariers qui ne s’attaquent qu’aux feuilles.

Le cigarier de la vigne est un bon exemple du premier groupe (4). Ce charançon aux teintes métalliques se montre très éclectique et peut s’installer sur toutes sortes d’arbres avec, cependant, un certain goût pour la vigne, là où elle n’est pas traitée à outrance (ce qui devient rare !). Chaque année, j’ai la chance de l’observer à l’œuvre sur les vignes de mon jardin, exemptes de tout traitement (même pas de sulfate de cuivre !). La femelle choisit des feuilles fraîches bien développées au moment où les inflorescences se forment en mai. Elle mordille fortement le pétiole vers sa base avec son rostre ce qui fait flétrir la feuille qui pend. Ensuite, elle la roule en un long cigare qui reste ouvert aux deux bouts ; les œufs, pondus au nombre de 8 en moyenne (jusqu’à 16 par cigare) sont collants et ne tombent pas. Les larves subissent trois mues et pour se nymphoser, elles quittent le cigare en perçant un trou et tombent au sol où elles s’enterrent. On voit donc que dans ce groupe, la place du cigare dans le cycle reste moins importante et sa structure est moins élaborée.

L’attelabe du chêne, belle espèce elle aussi d’un rouge vif comme l’apodère mais sans le cou allongé de ce dernier, élabore des cigares petits et cylindriques en découpant la pointe d’une feuille de chêne de part et d’autre de la nervure centrale : le cigare reste ainsi accroché à cette nervure. Comme chez l’apodère, les deux extrémités sont fermées hermétiquement et tout le développement se déroule dans le cigare.

Attention à ne pas confondre ces cigares avec les feuilles roulées par d’innombrables chenilles de papillons nocturnes ou des araignées : il y a toujours alors des fils de soie qui servent à tenir la feuille enroulée ; l’enroulement n’est pas serré et la feuille reste vivante même si elle finit en partie par être dévorée !

BIBLIOGRAPHIE

  1. Weevils, weevils, weevils everywhere. ROLF G. OBERPRIELER, ADRIANA E. MARVALDI & ROBERT S. ANDERSON. Zootaxa. 1668:491–520(2007)
  2. APODERUS CORYLI (L.) – A BIOLOGICALLY LITTLE KNOWN SPECIES
 OF THE ATTELABIDAE (COLEOPTERA). Jaroslav Urban. ACTA UNIVERSITATIS AGRICULTURAE ET SILVICULTURAE MENDELIANAE BRUNENSIS. Vol. 62 121 n° 5, 2014
  3. Mycangial fungus benefits the development of a leaf-rolling weevil, Euops chinensis. Xiaoqiong Li, Wenfeng Guo, Jianqing Ding. Journal of Insect Physiology 58 (2012) 867–873
  4. OCCURRENCE, BIOLOGY AND HARMFULNESS OF BYCTISCUS BETULAE (L.) (COLEOPTERA, RHYNCHITIDAE). Jaroslav Urban. ACTA UNIVERSITATIS AGRICULTURAE ET SILVICULTURAE MENDELIANAE BRUNENSISVolume 63 ; 177 ; Number 5, 2015