Ruscus aculeatus

18/02/2021 Bien que le fragon soit plus connu sous le surnom de petit-houx, il n’a vraiment rien à voir, mais alors pas du tout, avec le « grand » houx : à part quelques ressemblances superficielles dont le feuillage persistant épineux, il n’y a aucun apparentement entre ces deux espèces. Pourtant, on trouve régulièrement des mentions faisant du fragon ou petit-houx le stade jeune du grand houx … comme j’ai pu le lire dans un manuel scolaire de Collège il y a une dizaine d’années ! Devant la grande masse d’informations existant sur cette espèce, nous allons lui consacrer deux chroniques. Dans celle-ci, nous allons faire connaissance avec le fragon et la comparaison avec le grand houx nous servira de fil conducteur ! Dans une seconde chronique, nous chercherons à comprendre l’origine de toutes les « bizarreries » du fragon en explorant notamment son histoire évolutive et nous terminerons par un survol de ses nombreux usages anciens. 

Petit 

Grand houx (pas très grand ici !) et petit houx côte à côte

Si le houx se situe dans la catégorie informelle des arbres/arbustes avec des individus atteignant 25m de haut, le fragon, lui, ne dépasse pas le mètre au grand maximum ; pour autant, il s’agit bien d’une plante ligneuse aux tiges coriaces rigides : on le classe donc parmi les sous-arbrisseaux : pour les botanistes, les arbrisseaux ont moins de 4 mètres de haut d’où l’ajout du préfixe sous devant arbrisseau ! 

Le fragon compense en quelque sorte cette petite taille par un port en grosses touffes très denses de tiges dressées formant des massifs inabordables. Elles naissent depuis une souche rampante, un rhizome épais, oblique, fibreux, qui porte une forte densité de racines ramifiées ; au fil du temps, ce rhizome tend à s’étaler lentement amplifiant le volume des touffes. Dans ses milieux de vie, le fragon forme souvent des tapis denses impénétrables ou une succession de colonies en îlots dispersés dans le sous-bois. 

Les tiges, très ramifiées dans le haut, portent des stries en long et sont typiquement torsadées à leur base ; raides tout en étant flexibles, elles vivent plusieurs années avant de sécher. Chaque printemps, de nouvelles pousses tendres et fraîches émergent du rhizome basal ; avant de déployer leurs ramifications, elles ressemblent fortement à des pousses d’asperges. D’ailleurs, elles sont localement consommées comme des asperges sauvages (voir l’autre chronique).

Epine 

Au moins, dirons certains, le fragon partage bien avec le houx des feuilles épineuses et raides ! Epineuses certes, mais feuilles, non ! En effet, les tiges portent des « éléments aplatis » mais ce ne sont point des feuilles contre toute attente ! Pour s’en convaincre, il suffit de les observer sur des pieds en fleurs ou en fruits : les unes et les autres se trouvent directement fixés sur ou plutôt au milieu des « feuilles ». Or, chez toutes les plantes à fleurs (angiospermes), fleurs et fruits se forment sur les tiges et jamais sur les feuilles ; ce sont donc de fausses-feuilles ayant toute l’apparence de feuilles mais sans en être ! En fait, le fragon porte bel et bien de vraies feuilles mais ces dernières sont réduites à l’état de minuscules écailles triangulaires (moins de 5mm de long) non fonctionnelles, i.e. incapables d’effectuer la photosynthèse. 

Mais alors, à quels organes correspondent ces fausses feuilles ? Deux hypothèses peuvent être avancées : comme elles portent des fleurs et naissent à l’aisselle d’une vraie feuille écailleuse, on peut penser qu’il s’agit de rameaux ; compte tenu de leur mode de croissance et de la disposition des nervures, on pourrait aussi en faire de feuilles sur des tiges avortées. Des recherches génétiques révèlent que les gènes qui s’expriment dans ces organes sont associés soit au fonctionnement de feuilles ou de tiges chez les autres plantes ; autrement dit, il s’agirait d’organes mixtes dérivés à la fois de feuilles et de tiges et entièrement verts et capables de réaliser la photosynthèse. On les nomme cladodes (masculin), un mot qui vient de clados pour rameau ou branche. 

Cladode décomposé sur pied

Chacun de ces cladodes vit un à deux ans avant de sécher ; mais il ne tombe pas comme une feuille morte : quand la tige meurt, tout l’ensemble sèche puis commence à se décomposer lentement sur pied : les nervures plus résistantes persistent donnant de fines dentelles ajourées très élégantes ; finalement, les tiges  se détachent tout en restant accrochées aux touffes ce qui leur donne un aspect fouillis où se mêlent tiges vertes et tiges mortes. 

La pointe raide et vulnérante qui les termine rend ces cladodes redoutables au toucher dès lors que les pousses ont durci après leur émergence sous forme d’asperges tendres. Ceci vaut au fragon un autre surnom étonnant : frellon ou houx-frelon (ou houx-frélon) ; ce mot dériverait du nom ancien de fraillon lui-même dérivé d’une déformation de fragon via l’analogie de l’insecte piqueur ! A noter que fragon lui-même (ou fregon autrefois) serait issu de vieux mot latins frisgo ou brisco, eux-mêmes dérivés du gaulois, qui désignaient … le houx ! On n’en sort pas !  Le second, brisco a persisté dans des noms usités au Moyen-âge : bruscrusque ou brusque et se croise avec la nom latin scientifique de Ruscus (complété par l’épithète aculeatus, en forme de pointe).

Protection 

Les jeunes pousses tendres subissent les attaques de divers herbivores ; dans le sud de l’Espagne, 10 à 30% de ces jeunes pousses portent des traces de consommation, bien plus que les autres arbustes qui cohabitent avec le fragon. Par contre, une fois durcies, les épines très piquantes les protègent efficacement ; par ailleurs, leur richesse en fibres les rend peu nutritives et indigestes même si elles renferment peu de lignine.

Curieusement, on observe des appétences très différentes envers le fragon selon les espèces de cervidés susceptibles de les consommer. En région méditerranéenne, dans les milieux riverains des cours d’eau, les cerfs élaphes montrent une nette préférence pour le fragon : 25% des pieds sont broutés alors que le fragon y est peu commun et en dépit de la disponibilité de nombreux autres arbustes. Inversement, il semble que le chevreuil ignore, voire même craigne le fragon : même affamé, il ne cherche pas à le brouter. Dans certaines régions d’Europe centrale, l’augmentation des densités de chevreuil (au delà de 20 animaux par km2) favorise même l’expansion du fragon aux dépens d’autres espèces ligneuses très consommées comme le lierre. De même, dans les bois pâturés par le bétail, le fragon « refusé » profite de la situation. Par contre, les lamas et alpagas, utilisés pour débroussailler les sous-bois dans le Midi, consomment volontiers le fragon. Par ailleurs, très peu d’insectes herbivores se nourrissent sur cette plante donc globalement plutôt avantagée de ce point de vue. 

Tapis dense et continu dans une chênaie verte sur la côte atlantique (Pointe du Payré, Vendée) : une grande surface d’interception des feuilles mortes !

Le « feuillage » épineux et persistant très dense a un effet indirect surprenant : dans les bois de hêtres par exemple, il intercepte les feuilles mortes qui tombent et prive ainsi le sol juste à ses pieds du renouvellement de cette ressource ; on constate que la densité de vers de terre du sol de ces forêts chute à proximités des massifs de fragons mais peut-être y a t’il en plus un effet répulsif via des substances libérées par les rhizomes et racines. Visuellement, cette interception concourt à donner aux colonies de fragon en automne un aspect « négligé » auquel va s’ajouter celui des tiges sèches persistantes ! 

Sexualité hésitante 

Le fragon partage malgré tout avec le houx le fait d’être « majoritairement » dioïque (voir la chronique sur la sexualité du houx), i.e. à sexes séparés : des pieds mâles et des pieds femelles. Pour s’en convaincre, il ne faut pas manquer la floraison très discrète mais très étalée sur une longue période allant de l’automne (septembre octobre) à la fin du printemps ; en fait, il peut fleurir presque toute l’année ! Les pics de floraison diffèrent selon les régions : fin d’automne dans la région méditerranéenne ou début de printemps en Grande-Bretagne. Souvent, un même pied peut fleurir deux fois dans l’année ; si la majorité des cladodes ne portent pas de fleurs, d’autres au contraire peuvent en porter deux qui fleurissent alors en décalé de plusieurs mois. 

Les bourgeons floraux sur le dessus des cladodes apparaissent dès l’été ; ils se développent d’abord en fleurs avec des parties mâles et femelles mais à partir du début de l’automne, les anthères des étamines cessent de se développer sur les pieds femelles et le pistil sur les pieds mâles. Chaque fleur, portée par un très court pédicelle à peine visible, semble posée sous le cladode, à la base d’une minuscule bractée ; verdâtre à violacée, la fleur ressemble à une petite étoile à six divisions : trois « pétales » un peu plus courts que les trois « sépales ». Rien à voir donc entre cette fleur de type 3 et celle du houx de type 4. Les fleurs mâles ont trois étamines soudées en un tube entourant l’emplacement central correspondant au pistil absent : leurs anthères produisent du pollen. Les fleurs femelles conservent les filets des étamines réunis autour du pistil fonctionnel porteur d’un stigmate réceptif au pollen. Ces fleurs restent ouvertes 4 à 10 jours ; sur une plante donnée, il n’y a souvent en moyenne qu’une dizaine de fleurs ouvertes en même temps. Selon les populations et les situations, les proportions des cladodes sans fleurs varient de 40 à plus de 50%. 

Sur le terrain, ce caractère dioïque (à sexes séparés sur des pieds différents) s’avère en fait plus flou ; la majorité des pieds semble effectivement franchement dioïques mais, en proportion faible et variable selon les populations, on trouve des pieds mâles portant quelques fleurs femelles ou hermaphrodites et donc capables de produire quelques fruits ! Il serait donc plus juste de le qualifier d’andromonoïque ! D’ailleurs, les horticulteurs ont sélectionné de telles formes mâles avec des fleurs capables de fructifier car, ainsi, même des pieds isolés peuvent fructifier (les fruits ayant une haute valeur décorative). Il s’agit sans doute là d’une évolution assez récente, encore balbutiante, d’une espèce originellement strictement dioïque. 

Baie rouge 

Un pied avec de nombreux fruits : une image assez rare !

On ne trouve donc des fruits que sur les pieds femelles ou sur quelques pieds mâles « mixtes » (voir ci-dessus). Ces fruits charnus ne passent pas inaperçus : des baies rouge brillant de belle taille (0,8-1,5cm de diamètre), bien plus grosses que les fruits du houx qui sont des drupes. La différence se perçoit quand on observe le contenu de la chair jaunâtre assez épaisse : de une à quatre graines (et non pas des petits noyaux comme dans le houx), grosses elles aussi (160mg chacune en moyenne !), très dures et d’une teinte vitreuse blanchâtre à brunâtre inhabituelle.

Graines de fragon

En dépit de la longue période de floraison (voir ci-dessus), le développement des fruits ne commence qu’en avril et la maturation demande six à huit mois : les fruits mûrs rouges nouveaux n’apparaissent donc pas avant octobre. Mais comme ils persistent de un à deux ans sur la plante, on peut en observer toute l’année !

Un court pédicelle fixe le fruit sous le cladode

La production reste étonnamment basse tout en étant très variable selon les plantes individuelles : certains pieds peuvent porter dix fruits mais beaucoup d’autres aucun. Une étude en Italie a montré que seulement 3% des fleurs marquées et suivies donnent des fruits si bien que pour une plante donnée, la production de graines ne dépasse guère 1 à 5 graines par an, une bien maigre fructification pour un arbrisseau aussi vigoureux avec autant de tiges par pied (voir l’autre chronique sur le fragon). La pulpe de ces baies, riche en saponosides, est un peu toxique et provoque en cas d’ingestion des troubles digestifs et des maux de tête. 

Un peu chameau 

Clairement, le fragon a un tempérament à la fois méditerranéen et atlantique : il ne monte pas très haut en altitude et il a absolument besoin de printemps chauds pour fleurir et assurer son maintien à long terme ; plus on monte vers le nord, moins il fructifie et il ne fait alors que lors des étés très chauds. Ainsi en Europe, il atteint sa limite septentrionale dans le nord de la France où il devient très rare. Pour autant, il est capable de résister à des grands froids hivernaux, sans doute en lien avec son « feuillage » persistant très coriace. 

Le fragon supporte bien le froid hivernal

Sa tolérance à l’ombre est remarquable pour ce type de plante toujours verte. Il prospère dans des sous-bois où peu de plantes peuvent survivre. Il peut survivre avec seulement 3 à 5% d’ensoleillement et, inversement, en plein soleil, il réussit mal ou végète (sauf sur les côtes). Un autre trait écologique remarquable concerne sa résistance à la sécheresse, ce qui au passage le différencie nettement du houx au contraire très exigeant en humidité atmosphérique. Sa physiologie particulière permet  de comprendre cette résistance : il a des taux de transpiration très bas liés sans doute à la cuticule imperméable des cladodes ; dans ses tiges et cladodes, le flux d’eau circulant est 15 fois moindre que celui du houx ou la moitié de celui du buis, un arbuste très résistant à la sécheresse. Une autre explication tient sans doute à ses cladodes riches en eau : ils fonctionnent un peu comme des feuilles succulentes sauf qu’ils sont coriaces. De même le rhizome stocke beaucoup d’eau. L’ensemble de ces caractères lui permet donc de résister aussi bien à l’ombrage qu’à la sécheresse même s’il tend au cœur de l’été à se mettre en vie presque ralentie et à concentrer sa croissance au printemps. 

Il réussit à prospérer dans des sous-bois très ombragés

Forestier 

Au niveau des sols, le fragon se montre peu exigeant, capable de pousser aussi bien sur des sols fertiles que très pauvres ; il préfère quand même les substrats riches en cailloux et autres éléments grossiers. Il peuple les boisements ouverts à base de chênes, de charmes ou de hêtres mais avec un comportement différent selon les régions. Dans la région méditerranéenne, son fief d’élection, il habite les milieux buissonnants chauds (maquis, broussailles, …) et les forêts sèches clairsemées à base de chêne vert, de chêne liège ou de chêne pubescent ; il y recherche les endroits les plus ombragés. Ailleurs, sur la façade atlantique et vers le Centre, il peuple les chênaies pures ou mélangées de hêtres ou de charmes ; il ne craint pas les bois de robiniers. Souvent aussi, on le trouve dans des parcs de châteaux où il a été introduit depuis longtemps comme décorative. 

Quand l’ambiance climatique lui convient, il se montre capable de déborder hors des sous-bois vers les haies denses et ombragées et sur les falaises côtières (notamment dans le sud de l’Angleterre). Dans le nord-ouest de la France, on a constaté qu’il se comportait mieux dans des haies urbaines très sèches près de surfaces imperméabilisées (où il a été introduit) que dans les bois ruraux des mêmes régions ! 

Laurier d’Alexandrie 

En France, à l’état « sauvage », on trouve une autre espèce de fragon très localisée sur la Côte d’Azur (Hyères, Bormes, … où il est introduit) et dans la vallée de la Roya (très rare) : le fragon hypoglosse. Il se distingue par ses cladodes plus grands dépassant 4cm de long et non piquants et ses tiges simples non ramifiées. On distingue en fait deux espèces très proches, l’une monoïque (fleurs mâles et femelles sur le même pied) et l’autre dioïque. Il habite les rochers humides et ombragés dans les ravins.

Cet arbrisseau strictement méditerranéen était apparemment connu des Grecs anciens sous le nom de laurier d’Alexandrie. Théophraste le mentionne dans son ouvrage fondateur Recherches sur les plantes comme une espèce spéciale du mont Ida en Crête à cause de ses fruits portés par des « feuilles ». Alexandrie désignait le lieu du mont Ida, domaine des dieux, où avait eu lieu le jugement de Paris, le « responsable » de la guerre de Troie ; d’ailleurs, dans l’Iliade, Homère cite souvent ce dernier sous son autre nom d’Alexandre ! 

Dans les parcs urbains, outre parfois notre fragon, on cultive souvent un arbuste proche lui aussi dénommé laurier d’Alexandrie : le Danaé à grappes, originaire du nord de la Syrie et du nord-ouest de l’ancienne Perse. Plus grand, avec un port de bambou souple, il dépasse le mètre de hauteur et porte de grands cladodes vert brillant non piquants. Par contre, ses fleurs jaunâtres et petites ne sont pas fixées sur les cladodes mais en petites grappes à l’aisselle de ceux-ci : elles donnent des baies rouge vif plus petites que celles du fragon. Le nom de Danaé revoie là encore à la mythologie grecque : Danaé, fille du roi d’Argos, la mère de Persée, fut inséminée par Zeus, entré dans la tour où elle était emprisonnée sous forme de pluie d’or !! 

Bibliographie 

Biological Flora of the British Isles: Ruscus aculeatus Peter A. Thomas and Tarek A. Mukassabi No. 275 List Vasc. Pl. Br. Isles (1992) no. 158, 35, 1 Journal of Ecology 2014, 102, 1083–1100