Geranium phaeum

30/05/2021 Le géranium livide occupe une place unique dans notre flore sauvage par la couleur étrange de ses fleurs violet brunâtre à violet noirâtre. Il tranche ainsi avec ses congénères, les autres géraniums sauvages (genre Geranium), tous dans les tons de rouge, rose à violet et tous lumineux. Cette singularité facilite grandement son identification et lui a valu historiquement des liens culturels avec l’homme en relation avec des idées de noirceur, de deuil, de ténèbres ! Pour autant, cette espèce ne manque pas d’attraits et d’originalités et mérite bien une chronique ! 

Montagnard 

En France, l’essentiel de l’aire de répartition du géranium livide se concentre sur les massifs montagneux où il se montre assez commun : Alpes, Pyrénées, Massif Central et sud du Jura ; il y atteint l’étage subalpin à 1700m. De là, il descend en suivant les vallées jusqu’en plaine à la faveur des forêts alluviales vers 400m. on le classe donc parmi les orophytes (de oros = montagne que l’on retrouve dans orogénèse), les plantes de montagne. Cependant, on peut le rencontrer notamment dans le Nord ou en Normandie en dehors des vallées dans des bois frais dont des parcs, relique probable d’anciennes cultures comme horticole décorative.  Il en est de même en Grande-Bretagne où il a été introduit depuis l’Europe centrale, son bastion, et où il fréquente les bords des routes non loin des jardins. 

Dans la forêt alluviale des bords d l’Allier en plaine

Le géranium livide recherche des sites frais à humides, sur des sols riches en éléments nutritifs et non acides, plutôt en situation semi-ombragée ou en plein soleil si l’humidité ambiante est forte. En montagne, il caractérise les forêts fraîches et leurs lisières fraîches (hêtraies et hêtraies-sapinières), les prés frais, les ravins boisés humides et ombragés, les bords des ruisseaux dans les aulnaies. Il est presque toujours associé à des peuplements de grandes herbes sur des sites humides : des mégaphorbiaies (de mega = grand et phorbos = plante herbacée non graminée vivace qui a donné forb en anglais et se retrouve dans euphorbe). Ainsi, il peut abonder sur les reposoirs à bétail près des chalets d’estives avec les oseilles alpines, les laitues alpines, les adénostyles, … En plaine, il se cantonne dans les forêts alluviales ombragées comme dans le val d’Allier par exemple et les peupleraies. En culture, on l’installe dans les sous-bois ombragés des parcs.

Géraniums livides horticoles dans un parc floral, près de l’eau

Livide 

Venons-en de suite à ce qui fait la singularité de ce géranium : la couleur de ses fleurs. Beaucoup de gens ne connaissent de l’adjectif livide que le sens secondaire, apparu au 19ème siècle, appliqué à un visage « d’une pâleur terreuse provoquée par la maladie ou l’émotion » comme le disait Balzac. Mais dans son sens primaire, sous la forme livite attestée dès 1314, livide signifie d’une couleur plombée, bleuâtre. C’est bien dans ce sens que les botanistes emploient cet adjectif, y compris dans les noms latins scientifiques ; ainsi l’hellébore de Corse s’appelait autrefois Helleborus lividus à cause de son feuillage bleuté. Concernant notre géranium, livide semble bien peu adapté tant la couleur de ses fleurs se rapproche bien plus du violet que du bleu ! D’ailleurs, l’épithète latin de son nom scientifique n’est pas lividus mais phaeum, qui signifie brun ; on le retrouve dans le nom scientifique utilisé pour désigner le groupe des algues brunes : les phéophycées. 

Hellébore de Corse (cultivée) ou H. livide

Nos voisins anglais, comme d’habitude, se montrent bien plus justes dans leurs dénominations : le géranium livide se nomme dusky crane’s bill, soit le bec-de-grue sombre ou crépusculaire ; rappelons que bec-de-grue, aussi usité comme nom populaire des géraniums et érodiums en français, se rapporte à leurs fruits secs en forme de bec allongé (voir la chronique sur ces fruits). Parmi les autres noms populaires anglais figurent les très suggestifs black ou mourning widow : la veuve noire ou en deuil ! Voilà qui lui sied mieux. D’ailleurs, en Angleterre, on le cultive souvent près des cimetières à cause de cette couleur sombre en harmonie avec le contexte ! Il en existe des colonies naturalisées dans les cimetières de Londres. 

Réfléchi 

Hormis cette couleur singulière, les fleurs du géranium livide possèdent la structure classique des autres espèces du genre Geranium. Les inflorescences lâches occupent la partie terminale des tiges dressées : de l’aisselle des feuilles supérieures se détache un long pédoncule qui se bifurque en deux pédoncules écartés portant chacun une fleur. Une petite bractée rougeâtre marque le point de bifurcation. Chaque fleur comporte cinq pétales entiers arrondis mais avec une petite pointe triangulaire à leur sommet. Ces pétales ne portent pas d’onglet à leur base comme chez de nombreuses autres espèces du genre. La base de chacun d’eux est plus claire, blanchâtre : ce caractère se voit particulièrement bien quand on contourne la fleur pour l’observer à contre-jour par en dessous : on voit alors les cinq taches claires basales entre les cinq sépales du calice verts, terminés par une courte pointe (mucron). Au centre de la fleur se dressent un double cercle de cinq étamines et un bouquet serré de cinq pistils dressés.

Mais le géranium livide se démarque par contre de la majorité de ses congénères par deux traits : le port pendant de ses fleurs, penchées vers l’avant, qui tend à les rendre peu visibles surtout dans les milieux ombragés où il vit généralement ; la position nettement renversée vers l’arrière des pétales qui achève de leur conférer un aspect décidément étrange et original. 

Dans l’atmosphère ombragée d’un sous-bois …

En France, on a longtemps distingué deux sous-espèces : le type (subsp. phaeum) aux fleurs foncées avec la base blanche et la sous-espèce livide (subsp. lividum) aux fleurs tirant sur le rose ou le violet pâle avec une zone bleuâtre plus sombre au-dessus de la base blanche. Cette dernière correspond mieux au qualificatif de livide ! Si dans les Alpes, tous les géraniums livides sont du second type et dans le Massif central du premier, dans les Pyrénées on observe tous les intermédiaires entre les deux formes. Ceci a conduit à ne plus considérer ses deux sous-espèces comme valides et à intégrer ces variations colorées dans la même espèce. 

Géraniums livides des Alpes

Secoué 

Les organes sexuels (étamines et pistils) suivent un développement en plusieurs temps. Les étamines mûrissent avant les pistils : on parle de fleur protandre (pro = avant ; andros = mâle). Les cinq plus externes se déploient d’abord, libèrent leur pollen, et leurs filets rouges se recourbent vers le centre de la fleur ; rapidement les cinq suivantes font de même et dans la foulée les pistils devenus mûrs et réceptifs (par leurs stigmates terminaux) d’écartent à leur tour. Cette séparation temporelle diminue fortement les risques d’autopollinisation et favorise la pollinisation croisée entre fleurs de pieds différents via les insectes pollinisateurs. 

On aurait tendance à croire qu’avec une telle couleur sombre, sinistre, ces fleurs ne vont guère attirer de visiteurs. C’est oublier que la vision des principaux intéressés, des bourdons et abeilles essentiellement, la vision des couleurs est radicalement différente de la nôtre avec notamment la capacité de percevoir les ultra-violets. Il y a fort à parier que la base claire des pétales, éclairée par en-dessous entre les sépales écartés, doit constituer un bon signal visuel dans la pénombre relative des sous-bois ombragés. De plus ces fleurs offrent du nectar produit par des glandes (nectaires) situés à la base des étamines et un abondant pollen offert sur les étamines saillantes, projetées en avant. Les visiteurs les plus assidus semblent être des petits bourdons (dont le bourdon des champs) qui s’accrochent par-dessous ces fleurs penchées en position renversée : par des vibrations ultra-rapides des ailes (sonication), ils font tomber le pollen des étamines mûres qui tombe sur leur corps velu tout en prélevant le nectar avec leur langue. Le traitement de chaque fleur ne prend que quelques secondes avant de passer à une autre : ainsi, je n’ai pas réussi à fixer sur la pellicule ces visites, surtout dans l’ombre et en position renversée ! 

Les fleurs fécondées donnent les fruits classiques des géraniums (voir ci-dessus) ; ceux du géranium livide ont un bec court. A maturité, les pédoncules fourchus qui les portent se rabattent encore plus vers le bas. Là encore, le géranium livide se démarque un peu car les cinq éléments (méricarpes : voir la chronique sur les fruits) se détachent entièrement en bloc, l’arête longue et la base contenant la graine. 

Polygonal

La floraison s’étale de mai à août (en altitude) et l’identification du géranium livide en fleurs ne pose alors quasiment aucun risque de confusion. Mais ce géranium est vivace et il peut être intéressant d’apprendre à le reconnaître en dehors de la floraison. En hiver, il conserve une rosette basale produite depuis un rhizome épais et peu profond. Ses feuilles sont profondément divisées avec des nervures principales en éventail (feuilles palmées) mais ce caractère est partagé par tous les géraniums sauvages. Il se distingue par le contour arrondi-pentagonal de ses feuilles assez grandes (5 à 10cm de diamètre) avec des divisions (5 à 7) atteignant le milieu de la surface de la feuille et portant des dents triangulaires, irrégulières et peu profondes. Au printemps, la souche émet des tiges dressées longues de 15 à 80cm ce qui lui donne un port une fois original par rapport à ses congénères, majoritairement touffus ramifiées et bas. Ce port lui permet de vivre au milieu des grandes herbes qu’il égale ou dépasse ainsi. 

Les tiges, souvent tachées de pourpre, se courbent au sommet et portent des feuilles toutes alternes ; chez divers autres géraniums, les feuilles de la moitié supérieure peuvent être opposées. Elles sont finement duveteuses avec des poils mous dans le haut ce qui lui donne un toucher doux agréable. A noter que les feuilles peuvent porter une petite tache brune dans le creux de chaque division profonde et que ce caractère semble associé à la forme type uniquement ? 

Réfractaire ?

Pelargonium : le « géranium » des fleuristes !

Ces dernières années, on parle de plus en plus d’une espèce de petit papillon invasif originaire d’Afrique du sud, le brun des pélargoniums ; rappelons que ces derniers sont les géraniums des fleuristes : ils sont des proches parents de nos géraniums mais appartiennent à un genre différent Pelargonium. Parti des Baléares où il a été introduit en 1992, ce papillon a colonisé toute l’Espagne avant de se répandre en France depuis le Midi à partir de 1998 ; il est désormais installé dans tout le pays ou presque et a fait de même au moins pour les pays du bassin méditerranéen. Il colonise avant tout les milieux urbains à la faveur des jardinières de pélargoniums. Mais depuis son arrivée et son expansion, on a commencé à l’observer en pleine nature en devenant capable de se reproduire sur de « nouvelles » plantes hôtes pour ses chenilles : les géraniums sauvages dont le géranium des Pyrénées, espèce très commune en plaine en dépit de son nom malencontreux. 

Comme en plus, il monte en altitude, on commence à se demander s’il ne va pas devenir un problème vis-à-vis de certaines espèces de géraniums sauvages peu communs ou rares dont le géranium livide. D’autre part, ces mêmes géraniums servent de plantes hôtes à un azuré rare, l’argus de la sanguinaire, qui pourrait être éliminé par ce nouveau compétiteur très efficace. Des chercheurs italiens ont donc testé expérimentalement plusieurs espèces de géraniums sauvages vivaces peu communs en les proposant comme plantes hôtes à ces papillons : on compte le nombre d’œufs pondus et on suit le devenir des chenilles pour savoir si oui ou non elles réussissent à se développer. Sur les neuf espèces testées dont le géranium livide, le géranium des prés, le géranium sanguin ou celui des bois, seul le premier n’a jamais été choisi comme site de ponte ou bien s’il y a des œufs, ils ne se développent ensuite. Décidément, le géranium livide ne fait rien comme les autres ! On peut probablement expliquer cette particularité par une composition en substances chimiques volatiles différente de celle des autres géraniums : peut-être renferme-t-il une ou des substances répulsives ou toxiques ? Ce ne serait pas étonnant car au sein de son genre, il s’inscrit dans une lignée à part ce qui est corroboré par ses multiples originalités décrites ci-dessus. 

Bibliographie 

Flora gallica JM Tison ; B De Foucault. Ed Biotope 2014

Flore forestière française Tome 2 Montagnes. IDF ed. 1993

La vie des papillons. T. Lafranchis et al. Ed. Diatheo 2015

Can the Geranium Bronze, Cacyreus marshalli, become a threat for European biodiversity? Ambra Quacchia · Chiara Ferracini · Simona Bonelli · Emilio Balletto · Alberto Alma Biodivers Conserv 2007