Oenothera

Onagre de Glaziou et sa somptueuse floraison

Titre d’une fable ? Non, titre d’une de ces innombrables histoires naturelles que le vivant nous offre via les interactions entre espèces (voir la chronique sur ce thème). Belle-de-nuit est l’un des surnoms des onagres, ces grandes fleurs, jaunes pour la plupart des espèces, largement naturalisées chez nous et très utilisées comme ornementales, notamment autrefois dans les jardins de curé. Sphinx correspond à un groupe de papillons de nuit (même si certains d’entre eux mènent une vie diurne) caractérisé par leurs capacités voilières remarquables : tels des colibris, ils peuvent faire du vol stationnaire devant les fleurs pour les butiner avec leur très longue trompe déroulée ; ils peuvent aussi se déplacer à grande échelle et effectuer des migrations sur de grandes distances. Quelles relations lient donc ces deux groupes de protagonistes ?

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Les onagres (genre Oenothera) comptent 125 espèces toutes originaires des deux Amériques (surtout d’Amérique du nord). Parmi elles, plusieurs espèces à fleurs jaunes nous sont familières dont l’onagre bisannuelle ou l’onagre de Glaziou qui nous serviront de fil conducteur pour la description générale. Elles attirent l’attention par leurs grandes fleurs en forme de coupe ou de bol à quatre grands pétales et à quatre sépales rabattus ; elles sont portées sur une longue « tige » dressée qui correspond à l’ovaire situé donc sous la fleur et prolongé par un long style qui émerge plus ou moins de la corolle avec, à son sommet, son stigmate à quatre lobes étalés comme des doigts ; huit étamines avec de longues anthères et des filets courbés à leur base complètent l’appareil reproducteur. On retrouve une structure sur ce mode x 4 avec le long ovaire imitant un pédoncule chez les épilobes qui appartiennent à la même famille des Onagracées.

L’articulation entre l’ensemble corolle/calice (le périanthe) et l’ovaire en dessous mérite une observation attentive car il recèle une structure originale : un hypanthium ou hypanthe (de hypo, dessous et anthos, fleur). Les sépales convergent à leur base et se réunissent en un tube étroit (tube calicinal) qui enveloppe l’ovaire et se fond avec lui ; au centre de ce tube émerge le style et autour de son ouverture sont fixées les étamines. Il y a donc un conduit creux très étroit d’au moins un centimètre de haut qui coiffe l’ovaire plein et invisible de l’extérieur, caché en plus par les sépales rabattus. Au fond de ce tube s’accumule le nectar élaboré par des glandes (nectaires) situées au sommet de l’ovaire tout autour de la base du style. Pour appréhender ce « puits » il faut regarder la fleur de face et plonger son regard tout au fond au centre du cercle des étamines au milieu duquel surgit le style.

Ouverture flash

Bouton floral qui commence juste à s’ouvrir, le soir

Ces onagres présentent une floraison très étalée dans le temps à raison de quelques fleurs fraîches chaque jour sur les longues inflorescences dressées. Dans les fleurs en boutons enveloppées par le calice dressé, les grands pétales se trouvent enroulés en cornet (convolutés). L’éclosion de ces fleurs vaut le détour car elle se déroule en 20 à 30 minutes seulement et à heure fixe, au tout début du crépuscule ; on peut donc l’observer en direct avec un minimum de patience ! Un mécanisme de type « fermeture éclair » unit les sépales tandis que des cellules de leurs bords respectifs s’entremêlent. Sous l’effet de pression engendré par le gonflement des pétales, les sépales résistent d’abord puis cèdent rapidement libérant les pétales chiffonnés qui se déploient ensuite rapidement.

La fleur reste ainsi largement ouverte toute la nuit d’où son surnom de belle-de-nuit bien mérité car son éclat jaune d’or illumine l’obscurité. Selon les conditions météorologiques, la fleur fane le lendemain matin ou reste ouverte encore un jour et une nuit avant de faner tandis que les sépales se rabattent sur l’ovaire.

La régulation de cette éclosion semble dépendre de facteurs tels que l’humidité relative (si elle est élevée, l’éclosion est avancée) ou la lumière qui l’inhibe (d’où l’ouverture presque à la nuit tombée).

Sur cette fleur d’onagre de Glaziou, on a enlevé un pétale : noter les étamines aux filets courbés à la base et aux anthères ouvertes avec leurs chapelets de pollen ; les stigmates déployés au bout du style se trouvent placés très loin du pollen

Les anthères des étamines s’ouvrent et libèrent un étrange pollen filamenteux à cause de filaments de viscine, une substance très collante (que l’on retrouve dans les fruits du gui Viscum album) : il tend ainsi à former des chapelets pendants aux anthères. Le style, lui, dépasse les anthères et le stigmate déploie plus tard ses quatre branches repliées au départ. La viabilité du pollen atteint son maximum au moment de l’ouverture (80 à 100% de capacité de germer), alors que le stigmate n’est pas réceptif. Rapidement, sa viabilité décroît avec le temps et s’abaisse jusqu’à 30% au bout de 24 heures.

L’onagre bisannuelle fait exception à ce schéma général : l’autopollinisation s’impose car les anthères s’ouvrent dans la fleur en bouton et le stigmate ne dépasse qu’à peine la hauteur des étamines ce qui renforce encore plus la possibilité de dépôt de son propre pollen sur le stigmate.

Sphingophile

Grand sphinx de la vigne

Un ensemble de caractères des fleurs d’onagres pointe a priori vers une pollinisation par les sphinx (sphingophilie) mentionnés dans l’introduction : des fleurs au couleurs lumineuses (jaunes ou rose selon les espèces) ; un tube floral étroit (voir le premier paragraphe) accessible seulement aux longues trompes ; des fleurs tournées vers le haut ou à l’horizontale ; une éclosion crépusculaire avec un optimum de floraison la première nuit ; une ouverture limitée à une ou deux nuits avec chaque nuit de nouvelles fleurs fraîches ; un abondant nectar, idéal pour ces papillons qui dépensent beaucoup d’énergie pour voler et maintenir leur corps à une température suffisante la nuit sans l’aide du soleil ; une floraison estivale ; pour certaines, une émission de parfum prononcé à base notamment de linalol (odeur de fleur d’oranger des fleurs de l’onagre de Glazou par exemple). Lors de leur vol stationnaire devant la fleur, le sphinx se positionne au plus près pour pouvoir atteindre le fond avec sa trompe déroulée ; à cette occasion son corps (surtout les pattes en première ligne sous le corps) peut entrer en contact avec le stigmate et/ou les anthères et récolter du pollen ou le transférer. Les espèces de taille moyenne à trompe de longueur moyenne semblent les plus efficaces car elles doivent s’approcher plus près du centre ce qui augmente les chances de contact. De plus, ces papillons effectuent des déplacements nocturnes assez importants à la recherche de fleurs favorables et assurent donc un transport à grande distance du pollen entre petites populations isolées d’onagres.

Les observations directes confirment cette capacité d’attirer les grands sphinx nocturnes mais aussi quelques espèces diurnes comme le sphinx-colibri ou macroglosse bien connu dans les jardins.

Néanmoins, cela ne signifie pour autant que les sphinx soient les seuls visiteurs de ces fleurs. Au crépuscule, dès l’ouverture des fleurs, des abeilles en maraude peuvent venir butiner ces fleurs ; si les fleurs restent ouvertes le lendemain, elles attirent aussi de petites abeilles solitaires qui s’empêtrent dans les filaments de viscine du pollen. Pour autant, nombre de ces visiteuses seraient peu efficaces en matière de transfert de pollen même si elles peuvent en assurer une partie au moins ce qui nuance le caractère strictement sphingophile souvent avancé pour ces fleurs.

Efficacité relative

Dans leur milieu naturel en Amérique, les onagres habitent souvent des milieux ouverts sous forme de petites populations limitées et isolées les unes des autres, parfois à des kilomètres de distance. La destruction des milieux naturels via la mise en culture des régions de plaine tend à fragmenter encore plus ces populations comme c’est le cas pour l’onagre du Missouri, une espèce aux superbes fleurs souvent cultivée comme ornementale dans les jardins. Des expériences de pollinisation manuelle sur le terrain montrent que la production de graines (par rapport au nombre initial d’ovules) passe ainsi de 15 à 28% : ceci indique donc qu’il existe une certaine limitation au niveau du transfert de pollen assuré par les sphinx. Les populations habitant des milieux dégradés avaient le plus fort taux de limitation avec parfois une seule graine par fruit peut-être du fait d’une moindre fréquentation de ces milieux par les sphinx.

En fait, les sphinx ne constituent pas des pollinisateurs parfaits (çà n’existe pas) : ils ont leurs faiblesses intrinsèques. Leurs populations fluctuent beaucoup d’une année à l’autre selon la météorologie durant la saison de reproduction ; dans les régions plus nordiques, des apports migratoires complètent souvent les populations fragiles et cet apport fluctue selon la météo du printemps. Pendant l’été, leur activité dépend fortement des températures nocturnes ; la pluie les limite considérablement tout comme le vent fort. Autant d’aléas imprévisibles qui peuvent se conjuguer et confèrent à ces vecteurs de pollen une certaine imprévisibilité dans leur efficacité. Si on ajoute à cela les effets des pesticides chimiques et la fragmentation des milieux naturels des fleurs ressources augmentant les déplacements, on arrive à ces situations de limitation naturelle qui peuvent à long terme mettre en péril le succès de reproduction des onagres sauvages.

Fleur vaporeuse

On sait depuis longtemps que ces papillons sont sensibles à des stimulis visuels (couleur et réflectance des fleurs la nuit sous l’éclairage lunaire) ou olfactifs avec la perception des parfums émis et/ou du nectar lui-même. Plus récemment, on avait mis en évidence la capacité de détection de la part des mâles de sphinx des émissions de dioxyde de carbone par les fleurs, signe de leur activité sécrétrice de nectar. En 2012, un nouveau stimulus inattendu vient d’être mis en évidence sur une onagre à fleurs roses des milieux désertiques de l’ouest et du centre de l’Amérique du nord, l’onagre en touffe (O caespitosa), pollinisée entre autres par le sphinx orangé ou sphinx ligné (Hyles lineata). Quand la fleur s’ouvre le soir, l’espace immédiatement à l’intérieur de la corolle en forme de coupe atteint une humidité relative supérieure de 4% à l’humidité ambiante à cause de la perte accrue d’eau par évapotranspiration des pétales déployés et de l’air saturé d’humidité du tube floral rempli de nectar liquide. Un panache relatif d’humidité se forme ainsi depuis la base de la coupe de la corolle, nettement marqué durant les trente premières minutes qui suivent l’éclosion alors que d’autres signaux (odeur, couleur, forme) persistent près de 24 heures. Or, ce panache dépend directement du volume de nectar accumulé dans le tube floral. Des expérimentations avec des fleurs artificielles dans lesquelles on entretient un tel gradient d’humidité et des sphinx orangés montrent que ces derniers choisissent préférentiellement les fleurs avec une humidité relative élevée (les autres signaux étant constants). Ainsi, les sphinx peuvent détecter ce paramètre ultra sensible, synonyme de nectar abondant tout frais, ce qui leur garantit de ne « pas perdre leur temps et leur énergie » en vain. Du côté de la plante, elle s’assure ainsi de la fidélité de ces visiteurs au long cours et relativement efficaces dans le transfert de pollen. La poursuite de la floraison au delà de la nuit constitue une assurance qu’en cas de défaut de visite des sphinx, au moins quelques abeilles viendront et assureront un service minimal.

Fleur fatale

Ce sphinx colibri est prisonnier d’une fleur d’onagre rose cultivée dans mon jardin : il cherche à s’enfuir mis il est retenu par sa trompe engagée dans le tube floral.

Cette interaction onagres/sphinx s’est mise en place en Amérique, leur patrie d’origine, et se passe dans des conditions tout à fait banales pour les sphinx impliqués. Plusieurs espèces d’onagres ont été importées depuis la colonisation de l’Amérique du nord comme ornementales ; ainsi, l’onagre rose connaît depuis deux décennies un grand succès avec ses belles fleurs roses. Dans son pays d’origine, l’ouverture des fleurs varie selon la localisation des populations : dans le sud, elles éclosent le matin et se ferment chaque soir et inversement dans le nord. Transplantée chez nous, elle tend à fleurir jour et nuit et attire de ce fait fréquemment un petit sphinx diurne très répandu, le sphinx-colibri ou macroglosse.

Il y a une dizaine d’années, j’en ai installé dans ma rocaille et j’en étais très content vu leur rusticité, leur beauté et aussi leur capacité à attirer nombre de pollinisateurs. Mi-juillet 2007, je fais une observation curieuse : un de ces sphinx posé sur une fleur d’onagre rose (normalement, il ne se pose aps sur les fleurs mais butine en vol stationnaire) ; il ne s’envole pas à mon approche ; je le touche : il se débat mais reste sur la fleur. Je le saisis et je réalise qu’il est fixé au fond de la fleur par sa longue trompe déroulée ; je tire un peu et il se libère et s’envole. Curieux incident que j’attribue alors au hasard. Puis, quelques jours plus tard, en faisant mon tour de jardin du matin, je découvre sur ces mêmes fleurs un sphinx, mort cette fois, suspendu par sa trompe ! Deux jours plus tard, je libère de nouveau deux d’entre eux pris au piège et encore plusieurs fois par la suite. Finalement, je passe régulièrement plusieurs fois par jour devant la touffe d’onagre pour m’assurer qu’il n’y a pas de prisonnier.

Une rapide recherche sur le net m’ouvre alors les yeux : le sphinx colibri se coince le bout de sa trompe dans le tube floral étroit de la fleur d’onagre rose et ne peut plus s’en détacher : il meurt d’épuisement en cherchant à s’échapper ! Cela ne se produit pas à tous les coups mais régulièrement sans doute quand il insiste et cherche à aller au plus profond !! Une autre fois, j’ai aussi trouvé un petit sphinx de la vigne, une autre espèce nocturne, pris de la même manière. A l’automne 2007, j’ai donc décidé d’arracher cette belle plante fatale qui doit faire de sacrés dégâts au vu de mes simples observations. Pourquoi ces sphinx se coincent-ils la trompe dans cette fleur alors qu’en Amérique rien de tel n’est signalé ? Sans doute pour une histoire de taille ou de conformation. Voilà en tout cas un effet collatéral inattendu de l’introduction d’une espèce étrangère hors de son environnement natal !

BIBLIOGRAPHIE

  1. Flower opening and closure: a review. Wouter G. van Doorn and Uulke van Meeteren. Journal of Experimental Botany, Vol. 54, No. 389, 2003;
  2. POLLINATION LIMITATION TO REPRODUCTIVE SUCCESS IN THE MISSOURI EVENING PRIMROSE, OENOTHERA MACROCARPA (ONAGRACEAE). JENNIFER M. MOODY-WEIS AND JOHN S. HEYWOOD. American Journal of Botany 88(9): 1615–1622. 2001.
  3. Floral humidity as a reliable sensory cue for profitability assessment by nectar-foraging hawkmoths. Martin von Arx, Joaquín Goyret, Goggy Davidowitz, and Robert A. Raguso. PNAS 201
  4. Fleurs cruelles. B. Didier : https://www7.inra.fr/opie-insectes/pdf/i148didier.pdf

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez les Onagres horticoles
Page(s) : 480-486 Guide des Fleurs du Jardin
Retrouvez l'onagre bisannuelle
Page(s) : 208-209 L’indispensable guide de l’amoureux des fleurs sauvages
Retrouvez les onagres
Page(s) : 120-121 Guide des plantes des villes et villages