22/10/2020 Mammifères : même les non-scientifiques connaissent ce terme de la systématique zoologique qui désigne la classe qui englobe 5488 espèces dont l’espèce humaine. Il ne date pourtant en langue française que de 1791 et dérive du nom latin attribué à cette classe par Carl von Linné (Linné dans la suite), le père de la nomenclature binominale (nommer les espèces par un nom latin formé de deux mots) : Mammalia. Ce nom signifiant littéralement « de la mamelle » attirait l’attention sur un des critères permettant de définir cette classe : la présence de mamelles (mammae) avec lesquelles les femelles produisent du lait pour nourrir (allaiter) leurs petits. Il a ensuite été francisé sous la forme de mammifères (« qui porte des mamelles »). Ce mot est devenu tellement familier que l’on ne se pose guère les raisons de son choix par Linné au milieu du 18ème siècle ; la question prend toute sa pertinence quand on sait que, à cette époque, on connaissait plusieurs autres critères uniques permettant de définir la classe que nous appelons maintenant les mammifères. 

Au hasard d’une recherche sur un tout autre sujet, je suis tombé sur une publication de 1993 écrite par Londa Schiebinger, une historienne des sciences américaine, spécialiste des relations entre le genre et la science. Interpellé par le titre (Pourquoi appelle t’on les mammifères ainsi : Politique du genre dans l’histoire naturelle du 18ème siècle), j’ai vite été happé par son contenu, foisonnant et très documenté, qui m’a brusquement fait prendre conscience de la charge culturelle et politique éminemment genrée de ce mot en apparence neutre et banal (mais je suis un homme !). Cette première chronique relate les étapes du choix de ce mot Mammalia

Le système Linné 

Pour bien comprendre cette histoire, il faut s’imprégner du contexte dans lequel est né ce terme de Mammalia à l’origine de Mammifères. 

Il y a d’abord le « personnage » Linné qui, en son temps, fut une véritable star médiatique recevant du monde entier des échantillons d’animaux et de plantes qu’il s’employait à nommer depuis sa chaire à l’université d’Uppsala en Suède, son pays d’origine. Avec la première publication en 1735 d’un petit opuscule d’une dizaine de pages, Systema Naturae, il va connaître un grand succès à l’échelle européenne et n’aura de cesse de publier de nouvelles éditions de cet ouvrage, enrichies à chaque fois de centaines d’espèces nouvelles et de réarrangements de son système de classification. La douzième et dernière édition comptait cette fois … 2400 pages ! Il se posait en organisateur du vivant avec sa formule « Dieu a créé, Linné organise » qui traduit bien par ailleurs le contexte religieux, créationniste  et fixiste dans lequel il s’inscrit. Grâce à cette notoriété, ses propositions seront en général largement suivies et reprises par la suite. 

Le buste de Linné célébré par les dieux !

Nous allons nous limiter au seul « règne animal » pour évoquer cette histoire du mot Mammifères sachant que Linné a tout autant travaillé sur le monde végétal. Son Système Naturel divise les animaux en six classes : MammaliaAvesAmphibiaPisces , Insecta et Vermes. Pour nommer ces classes, Linné se reposait sur un système de règles propres à lui, plutôt versées du côté de la communication que de la science : un nom agréable à entendre ( !), facile à prononcer et à se souvenir et ne comportant pas plus de douze lettres ! Il s’appuyait pour choisir ces noms sur la nomenclature mise en place par Aristote plus de deux millénaires auparavant ; au 18èmesiècle, on était encore dans la longue tradition de conserver la nomenclature des grands maîtres de l’Antiquité et de ne créer de nouveaux mots qu’à partir des anciens.  Ainsi, Aves restent les oiseaux (racine qui donne avicole, aviculture, …) ; Amphibia se réfère à un type d’habitat ; Insecta dérive de insectus, coupé pour évoquer le corps segmenté ; Vermes désigne les « vers » provient de la couleur rouge des vers de terre (racine de vermillon par exemple. Pour les Mammifères, Linné va d’abord retenir l’ancienne terminologie d’Aristote de Quadrupedia(quatre pieds) ; mais, en 1758, dans la dixième édition de S. Naturae, soit plus de vingt ans après la première édition, il va choisir ce nouveau terme de Mammalia. Alors pourquoi ce traitement différent avec la référence à un caractère nettement genré pour cette classe d’animaux ? 

Dixième édition de 1758

Quadrupède : horreur ! 

Quand en 1735, Linné reprend le terme de Quadrupedia pour les mammifères, il rechigne à y intégrer l’espèce humaine. En fait, la question centrale dans toutes ces histoires de classification du vivant, « la question de toutes questions » comme a dit T. Huxley à l’époque de C. Darwin, c’est la place de l’Homme : il ne peut être, en tant que création « à l’image de Dieu », qu’au sommet de toute la création, le produit le plus abouti et parfait ; tous les autres êtres vivants sont évalués par rapport à l’Homme comme inférieurs à des degrés divers selon une échelle de la nature » (Scala Naturae). Et Linné se trouvait là en porte-à-faux et n’eut de cesse d’abandonner cette référence pour en trouver une autre qui ne soulève pas de nouveau ce genre de difficulté. Linné cependant avait quand même osé placer l’Homme parmi les animaux ce que de nombreux auteurs lui reprochent en qualifiant cette position d’hérétique. Entre 1735 et 1758, il va tenter de préciser la place de l’Homme en attirant l’attention sur des similitudes avec notamment les grands singes : la présence de poils, notre mode de reproduction vivipare, l’allaitement des jeunes, la présence de quatre incisives ; pour faire passer l’obstacle des quatre membres, il précise que nous en avons deux pour nous déplacer et deux pour saisir. Sur ces bases, il réunit l’Homme avec les grands singes, les singes et les paresseux sous un terme emprunté à J. Ray (1627-1705) de Anthropomorpha ; dans l’édition de 1758, il changera cette appellation en primates. 

Ce maintien des Quadrupedia valut à Linné de vives critiques : oser réduire l’Homme à un animal velu à quatre pattes et quatre incisives ! L’un des plus virulents fut Buffon, contemporain de Linné et lui aussi très populaire en France mais plutôt hostile aux classifications en général ; il lui est facile de pointer nombre des contre-exemples : « les Hommes ont deux pieds et deux mains ; les chauves-souris ont deux pieds et pas de mains ; les grands singes ont quatre pieds et pas de mains ; les lamantins ont seulement … deux mains ! » 

Devant ces pressions et cette contradiction quant à la place de l’Homme, Linné se devait donc d’abandonner ce terme de Quadrupedia. Il disposait alors pourtant de plusieurs autres termes créés par des prédécesseurs. 

Pourquoi pas Pilosa ?

Le problème de la classification des êtres vivants retenait l’attention des naturalistes depuis bien avant Linné. Aristote avait proposé un classement plus qu’une classification en s’appuyant sur de nombreux critères en même temps. Il scinde les animaux en deux grands groupes : « les animaux à sang » avec un sang rouge et chaud et « ceux dépourvus de sang » avec un liquide incolore froid. Dans le premier, il distingue donc les quadrupèdes comme groupe majeur et les sépare ensuite en plusieurs groupes : les « vivipares et poilus » avec des mamelles ; les ovipares et écailleux ; les oiseaux, bipèdes mais non dressés et les poissons très imparfaits (sans bras, sans ailes, sans pattes et vivant dans l’eau !).

J. Ray (voir ci-dessus) conteste la séparation sang chaud/sang froid et suggère d’abandonner le terme de quadrupèdes mais sans être alors suivi. Pour réunir les baleines, dauphins et lamantins avec les autres vivipares terrestres (Terrestria), il créé le groupe des Viviparato. Pour remplacer le terme de quadrupède, il propose celui plus adéquat de Pilosa (avec des poils). Un proche de Linné, P. Artedi (1705-1735), considéré comme le « père de l’ichtyologie », la science des poissons, avait attiré l’attention sur les poils et fondé une « science des animaux hirsutes » ou trichozoologia. Il faut noter que ce caractère « poil associé à un muscle érecteur et une glande sébacée » figure toujours dans la liste des caractères dérivés propres aux seuls mammifères. Même chez les Cétacés (qui ont secondairement perdu la pilosité générale) on observe encore quelques poils sensoriels sur le museau des baleines et dans le conduit auditif ! Alors, pourquoi Linné n’a t’il pas opté pour ce terme de Pilosa, court, simple, clair, avec « moins de douze lettres » et pas trop compromettant par rapport à l’espèce humaine ? 

Un caractère évident et non genré !

Et Mammalia fut 

Avant de poursuivre, il faut au préalable bien saisir le caractère très singulier du mot Mammalia : il ne concerne que les femelles (soit un individu sur deux en moyenne) et ne fonctionne que pendant la courte période de la lactation ; il s’agit donc d’un caractère non universel au sein du groupe car lié à un des deux sexes. 

Après donc plus de vingt années d’hésitations, Linné opta en définitive de ne pas retenir la tradition ni le terme de Pilosa pour proposer Mammalia. Il l’introduit dans sa dixième édition en ces termes : « Les Mammalia, eux seuls et aucun autre animal, possèdent des mamelles ». Pour écarter la critique de ce caractère lié au sexe, il ajoute : « toutes les femelles ont des mamelles lactifères en nombre déterminé, tout comme les mâles (sauf chez les chevaux) ». Il précise aussi que ce terme « caractérise la classe  des animaux comprenant les humains, les grands singes, les ongulés, les paresseux, les lamantins, les éléphants, les chauves-souris et tous les autres organismes dotés de poils, de trois osselets dans l’oreille et d’un cœur à quatre cavités séparées ». Autrement dit, il savait parfaitement qu’il existait d’autres caractères tout aussi pertinents et sans ce problème d’être lié au sexe femelle. 

Pour justifier le placement de l’Homme, il ajoutait que tout homme était forcément né d’une femme et avait été nourri par le lait de sa mère ou d’une nourrice. Il reprenait ainsi une remarque d’Aristote selon laquelle les femelles velues vivipares allaitaient. De plus, ce mot répondait parfaitement à ces fameux critères de communication (simple, court, compréhensible, …). Ainsi, Mammalia fut mis sur le marché médiatique alors que l’audience de Linné était à son apogée : il fut de ce fait tout de suite adopté. Linné publiera encore deux autres éditions mais sans retoucher à cette catégorie. Quelques critiques dont forcément celles de Buffon (qui rappelle que les étalons n’ont pas de mamelons) n’y feront rien. Mammalia va passer rapidement en anglais sous la forme mammals. En France, on opte pour Mammifères (porteurs de mamelles) et non pas mammaux qui rappelait sans doute trop les animaux. Notons au passage que l’étude des mammifères se nomme la mammalogie ce qui, littéralement, signifie en fait … la science des mamelles ! Il faudrait en réalité dire mammalologie. Finalement, ce terme va passer à la postérité et être adopté par le code international de Nomenclature. 

Nous consacrons une seconde chronique à l’analyse des contextes culturel et socio-politique qui prévalaient à cette époque et qui ont grandement guidé le choix de Linné : elle révèle le caractère éminemment sexiste de ce choix et l’étendue de la domination masculine sur la condition féminine.

Monotrèmes

D’un point de vue strictement scientifique, ce critère « présence de mamelles pour allaiter » avait, si on laisse de côté le fait qu’il soit lié à un seul sexe, une vraie valeur de caractère propre à cette classe.  Tout au moins, jusqu’en 1799, date à laquelle arriva en Europe le premier exemplaire d’ornithorynque d’Australie sous la forme d’une peau, un an après la mort de Linné. Avec sa fourrure que l’on comparait à celle d’un castor mais un bec de canard, on le plaça néanmoins parmi les quadrupèdes et on supposa qu’il devait allaiter ses petits. A partir d’un second exemplaire complet parvenu en 1802, on découvre qu’il ne possède qu’un seul orifice à la fois uro-génital et digestif, un cloaque, à la manière des oiseaux : on créé donc une classe spécifique des Monotrèmes (« un seul trou ») pour le classer. Il fallut attendre 1832 pour que l’on démontre que cet animal singulier possédait effectivement des glandes mammaires lactifères mais n’avait pas de mamelon externe : le lait suinte à travers des pores (on parle de champs mammaires) et les petits lèchent le lait à la surface de la peau. Enfin, en 1844 viendra l’ultime coup de théâtre : en plus, il pond des œufs et n’est donc pas vivipare. Mais pour le reste, cet animal et ses proches cousins les échidnés partagent bien les autres caractères propres des Mammifères. De ce fait, le caractère « présence de mamelles» (qui sous-entend la présence de mamelons) a évolué en « présence de glandes mammaires  mais on a conservé le mot Mammifères. 

Notons que chez les Cétacés, en lien avec l’adaptation à la vie aquatique, les mamelles sont cachées dans une poche avec chacune un mamelon et semblent donc en apparence absentes. 

Bibliographie

Why Mammals Are Called Mammals: Gender Politics in Eighteenth-Century Natural History LONDA SCHIEBINGER The American Historical Review, Vol. 98, No. 2 (Apr., 1993), pp. 382-411


Classification phylogénétique du vivant. G. Lecointre ; H. Le Guyader. Tome 2. 4ème édition revue et augmentée. Ed. Belin. 2017