23/10/2020 Dans une première chronique « La genèse du nom Mammifère », nous avons retracé l’histoire scientifique de la création du nom Mammifère pour désigner la classe de Vertébrés dans laquelle se trouve l’espèce humaine. Nous avons vu que ce nom a été proposé par Linné en 1758 dans la dixième édition de son Systema Naturae et que son choix s’est opéré après une longue période d’hésitations : à l’encontre de sa démarche habituelle et de celle adoptée pour toutes les autres classes animales, il a opté pour construire le nom latin de Mammalia (à l’origine de Mammifère) pour un critère singulier de nature sexuée et limité aux seules femelles : la présence de mamelles permettant d’allaiter la progéniture. Il disposait pourtant de plusieurs autres critères propres à cette classe déjà proposés et universels comme la présence de poils. Nous avons vu que son choix avait été en fait implicitement orienté par un épineux problème : placer l’espèce humaine dans cette classe d’une manière socialement acceptable dans le contexte du 18ème siècle. Autrement dit, son choix a été en fait déterminé par un caractère féminin de l’espèce humaine : la poitrine ou les seins et leur utilisation pour l’allaitement maternel. En fait de caractère général, le choix s’est imposé sur un caractère humain du seul fait d’avoir à composer avec l’espèce humaine. 

Dans cette chronique, nous allons donc maintenant analyser les différentes facettes des contextes culturel, socio-politique et religieux de l’époque qui ont guidé Linné vers ce choix éminemment sexiste. 

Curiosités masculines 

Le fait que les mamelles lactifères prises comme critère propre soient confinées chez les femelles aurait du constituer un obstacle mais on sait que les mâles conservent néanmoins les mamelons (sauf de rares cas comme les étalons chez les chevaux). Surtout, à cette époque, la question de savoir pourquoi les mâles, et plus particulièrement les hommes, conservaient des mamelons constituait un thème très populaire chez les naturalistes. Dans L’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, le chevalier de Jaucourt (1704-1780), collaborateur savant et médecin, en fait une des six questions centrales dans l’article consacré au thème de la poitrine. Il argumentait que les seins chez les hommes n’étaient pas si déficients que cela en s’appuyant sur des cas rares et spectaculaires d’hommes dont les seins produisaient du lait. Ce genre d’anomalies fascinait les naturalistes de l’époque, une fascination qui remonte à Aristote, lequel citait des boucs produisant du lait dont on faisait un fromage réputé ! Buffon rapporte aussi des exemples célèbres à l’époque. 

Mais en dépit de ces cas extrêmes, la question restait de savoir pourquoi « la nature » (et donc le créateur) avait conservé ainsi ces « poitrines sèches » comme on disait alors. Erasmus Darwin, le père de Darwin avait à ce propos ressuscité la théorie de Platon selon laquelle les mammifères étaient hermaphrodites à l’origine et ne s’étaient différenciés en mâles et femelles que plus tard. C. Darwin suggéra plus tard qu’à un âge antérieur les mâles aient pu aider à nourrir la progéniture et que, plus tard, une évolution vers des portées de moindre taille avait rendu cet appoint inutile ; l’organe avait cependant été conservé sous forme vestigiale. On sait maintenant que de nombreux organes sexuels (clitoris, pénis, scrotum, …) apparaissent sous forme identique aux premiers stades embryonnaires avant de se différencier plus tard sous l’influence des hormones sexuelles. 

Donc, cet obstacle éventuel des hommes n’a pas posé de problème à Linné dans un tel contexte de curiosité naturaliste envers cette « absence ».

Passerelle animale 

La poitrine des femmes, dans les cultures occidentales, symbolise à la fois le bestial et le sublime de la nature humaine. En témoignent les poitrines grotesques et flétries des sorcières d’un côté et les seins sublimes de la déesse Aphrodite de l’autre. Cette idée que le corps de la femme est fort loin de la perfection de celui de l’homme et se rapproche nettement de celui de la bête s’enracine très loin dans l’antiquité ; pour Aristote, la femme est un mâle illégitime, une monstrueuse erreur de la nature. L’utérus féminin était considéré comme un animal autonome semant destruction et maladie sur sa route ; en plus, il avait des cornes, pensez ! La production de lait par la poitrine constituait une preuve de plus de ce lien entre femmes et animaux. 

Linné s’est donc emparé de ce lien unissant bêtes et espèce humaine via les femmes ; ce faisant, à sa décharge, il rompait ainsi avec la longue tradition où le mâle et donc l’homme représente la mesure de toutes choses. En choisissant comme critère la poitrine féminine Linné donnait l’impression d’honorer les femmes tout en justifiant l’appartenance de l’espèce humaine au monde animal mais en fait il les assignait ainsi à un rôle unique et très restreint, la reproduction ! L’homme, lui, détient la raison (sapiens, épithète introduit par Linné, ne concernait que le sexe masculin !). 

La théorie d’Aristote reliant les règles (symbole de malédiction et d’impureté) et la lactation était restée très vivace en Europe jusqu’au 18ème siècle : le lait était du sang transformé, et chez le mâle se transformait en sperme ; la preuve en était apportée par les femmes enceintes chez lesquelles le sang menstruel non évacué servait à nourrir les embryons puis à fabriquer le lait après l’accouchement. Par ailleurs, de nombreux mythes très connus comme la louve nourrissant Rémus et Romulus alimentaient cette idée de lien entre femmes et bêtes vu l’interchangeabilité possible. On pensait de plus que les enfants ainsi nourris prenaient les caractères de leur nourrice ; ainsi Linné croyait vraiment que les héros anciens allaités par une lionne avaient hérité leur grand courage de son lait ! Ainsi, la femme a servi d’intermédiaire idéal pour Linné pour placer l’espèce animale au sein des autres Mammifères. 

Voie lactée 

Globalement, dans la culture occidentale, la nature elle-même est pensée comme féminine et de nombreuses gravures identifient la femme avec les qualités nourricières de la nature. Linné adhérait entièrement à cette vision comme en témoigne l’illustration de la couverture de son ouvrage Fauna Svecica (la liste de tous les animaux de Suède) dont la première édition date de 1746 et où il a pour la première fois proposé l’inclusion de l’espèce humaine parmi les Quadrupedia. On y voit une représentation hautement symbolique de l’Artémis d’Ephèse le tronc immobilisé avec sa poitrine aux seins multiples, chargée de lait, qui représente la force vitale de la nature, la mère et la nourrice de toutes choses vivantes. Autour d’elle, on remarque des glands, des abeilles, des taureaux, symboles de fécondité et des jeunes cerfs, des lions et des roses, symboles de chasteté. On retrouvera cette imagerie sur la couverture de certaines éditions de Systema Naturae

Linné rejoignait ainsi le courant de pensée chrétien faisant du lait une ressource pour le corps et l’esprit avec l’image iconique du lait de la Vierge qui n’a connu ni les plaisirs sexuels ni les douleurs de l’enfantement, mais juste la plénitude d’allaiter. Le lait maternel était censé apporter la connaissance et posséder de hautes valeurs spirituelles et médicinales. Linné lui-même (qui était médecin praticien) le recommandait aux adultes comme laxatif. Selon les pays et les régions, on en a fait un remède à la surdité, aux fièvres, un produit abortif ou capable de ramener à la vie. 

Ajoutons que Linné a eu six enfants tous allaités par leur mère et que cette thématique de la poitrine pourvoyeuse de lait allait un peu à contre courant de la vision idéalisée, virginale et érotisée de la poitrine des déesses ou des grandes dames comme Diane de Potiers sur le célèbre tableau. Cette fixation sur les seins servant à allaiter avait donc chez Linné de profondes racines culturelles et a permis par ailleurs l’acceptation de son audacieux Mammalia

Anti-nourrice 

Mais outre ces contextes religieux, Linné a été poussé par un climat politique bien particulier : il était très impliqué personnellement dans une campagne pour abolir la pratique des nourrices alors très en vogue dans les classes sociales moyennes et supérieures. Dans une majorité de pays européens, dans les milieux aristocratiques mais aussi chez les riches marchands ou les fermiers aisés, on envoyait les nouveau-nés chez une nourrice à la campagne le temps de l’allaitement ; ainsi dans les années 1780, à Paris et à Lyon, 90% des familles de ces classes sociales plaçaient leurs enfants chez des nourrices. Les femmes exploitées comme nourrices étaient des paysannes très pauvres, très peu rémunérées et déconsidérées ; elles prenaient souvent plus d’enfants à nourrir qu’elles ne pouvaient réellement en allaiter et leurs propres enfants subissaient les conséquences indirectes en étant délaissés. Cette pratique engendrait une forte mortalité infantile pour diverses raisons : les conditions d’hygiène souvent rustiques ; la mauvaise alimentation des nourrices ; la transmission de maladies ; le fait que les nouveau-nés étaient placés dès le premier jour les privait du colostrum de leur mère dont on sait qu’il est très important pour la mise en place de l’immunité de l’enfant ; … Or, de nombreux pays européens étaient justement en pleine prise de conscience du déclin (ou de la peur de voir arriver celui-ci) de leurs populations dans un cadre d’expansion économique et militaire général (il fallait notamment de la chair à canon !). Cette crainte prenait une telle ampleur que par exemple en 1707 au Danemark on promulgua une loi autorisant les jeunes filles à avoir le plus d’enfants possibles, même illégitimes ! Les enfants devenaient tout à coup « la richesse de la nation, la gloire des royaumes et la bonne fortune des empires ». Une politique de préservation de la famille et de promotion des taches maternelles fut alors mise en œuvre à grande échelle. 

Du fait de la mortalité infantile engendrée, la pratique des nourrices devient la cible majeure. Afin d’améliorer la formation des mères, placées désormais au centre du dispositif, un vaste programme de formation des médecins se mit en place avec la publication de manuels de conduite écrits par des médecins hommes pour les mères. Ainsi, Linné lui-même rédigea en 1752 (six ans avant la parution de l’édition avec Mammalia) un pamphlet : « « La nourrice marâtre, ou Dissertation sur les suites funestes du nourrissage mercenaire » ; il s’y attaquait violemment aux nourrices (sans aucune considération sur leurs conditions de vie !), une violation des lois de la nature, elle-même « une mère tendre et providentielle ». Il fustigeait la « barbarie » des femmes privant leurs enfants de leur propre lait, les rendant ainsi responsables de cette pratique ancienne souvent en fait initiée par les hommes pour éloigner le désagrément d’avoir à supporter le nouveau-né. Il leur opposait la tendresse et le soin pris par de grands animaux tels que « la baleine, le lion sans peur ou la féroce tigresse ». 

Dans ces manuels de conduite, on demande aux femmes de suivre leur instinct naturel et de cultiver un attachement supérieur à leurs bébés en faisant toujours appel à la loi de la nature. On demande aussi aux hommes de surveiller et contrôler cet allaitement maternel « trop longtemps laissé aux soins des seules femmes ». Rédigés par des médecins hommes, ces manuels visent par la même occasion à écarter définitivement un des derniers remparts protecteurs qui restait pour les femmes : les sages-femmes et les guérisseuses qui les assistaient. Les femmes, désormais, devenaient des « objets » destinés à la reproduction, à allaiter ce qui supposait bien sûr qu’elles restent à la maison et ne se consacrent qu’à cette tache pour laquelle elles avaient créées ! 

On saisit ainsi nettement mieux ce qui conduisit Linné à faire une véritable apologie de l’allaitement en plaçant les mamelles au centre de sa classification. 

Révolution … masculine 

Le 18ème siècle qu’a connu Linné a été traversé en France par l’épisode majeur de la Révolution française dont on pourrait croire qu’il ait « aboli » cette situation : que nenni ! Jai traduit littéralement, le plus fidèlement possible, une partie de la fin de l’article pris comme référence, de Londa Schiebinger : 

Le célèbre tableau de E Delacroix qui célèbre les 3 glorieuses de 1830 : La Liberté guidant le peuple

Il est remarquable que dans ces moments décisifs de la Révolution Française, quand les révolutionnaires marchaient derrière la Liberté, martiale et seins nus, la poitrine maternelle devint le signe naturel que les femmes devaient être confinées à la maison. Des délégués de Convention Nationale ont utilisé la poitrine des femmes comme signe naturel pour les exclure de la citoyenneté et de l’exercice du pouvoir public. Dans ce cadre, « celles avec une poitrine » se devaient de rester à la maison. En déniant aux femmes le pouvoir public, P-G. Chaumette (1763-1794), procureur de la Commune, s’interrogeait en 1793 avec indignation : «  depuis quand serait-il permis d’abandonner son propre sexe ? Depuis quand serait-il décent pour les femmes de renoncer au soin dévot de leur foyer et les berceaux de leurs enfants, pour venir en lieux publics écouter des discours dans les couloirs et au Sénat ? Est-ce aux hommes que la nature a incombé les travaux domestiques ? Nous a t’elle donné des poitrines pour nourrir nos enfants ? » 

…. L’année 1793 marqua la répression fatidique des demandes des femmes pour une citoyenneté active … Désormais, l’image publique des femmes n’était plus celle de Marianne vociférant, le symbole de la Liberté, mais de plus en plus celle de mères. … Les femmes dans les cérémonies, comme dans le Festival du Bien Public en 1794, étaient toutes des épouses et mères, la plupart pressant des bébés sur leurs poitrines. 

La cérémonie de la fontaine de la Régénération organisée par J L David et 1793 : noter les femmes avec les enfants dans leurs bras

La faute à Linné ?

Finalement, l’auteure conclut implacablement à propos de Linné : 

« Le terme de Mammalia de Linné a aidé à légitimer la division sexuelle du travail dans la société européenne en mettant l’accent sur combien il était naturel aussi bien pour les femmes que pour les femelles non-humaines d’allaiter et élever leur propre descendance. La systématique de Linné cherchait à rendre la nature universellement compréhensible mais pour autant les catégories qu’il a conçues ont instillé les notions de genre de la classe moyenne européenne dans la nature. Linné considérait les femelles de toutes les espèces comme de tendres mères, une vision (intentionnelle ou pas) projetée sur la compréhension de la nature par les Européens. …

En nommant les Mammifères, il n’y a aucune preuve que Linné ait intentionnellement choisi un nom genré ; il peut l’avoir  fait naïvement. Mais il ne l’a pas fait arbitrairement. Le fait que les scientifiques puissent être innocents des implications de leurs travaux  n’en fait pas moins des médiateurs et promoteurs d’idées politiques. Les historiens doivent mesurer la contingence du savoir scientifique et particulièrement ce qui a sous-tendu le choix d’une voie particulière par rapport à une autre. C’est pourquoi l’historienne politique des sciences dit : Pourquoi savons nous ceci et pas cela ? Qui tire profit de cette connaissance-ci et pas de celle-là ? 

L’histoire des origines du terme Mammalia fournit de fait un autre exemple comme quoi la science n’est pas une valeur neutre mais émerge de matrices culturelles. Le terme construit par Linné en 1758 a résolu le problème de comment classer la baleine auprès de ses congénères terrestres s’éloignant ainsi du terme démodé d’Aristote de Quadrupède. Mais, plus que cela, il a apporté une solution à la place de l’Homme (espèce) dans la nature et au final de la condition féminine dans la culture européenne. » 

Faut-il déboulonner ce terme de Mammifères admis par toute la communauté scientifique comme les statues liées à l’esclavagisme ? Des siècles d’usage rendent cette perspective peu envisageable : alors, il est de notre devoir à tous, hommes et femmes, hommes surtout, de préciser chaque fois que possible le lourd passif historique politique de ce mot « sympathique » en apparence ! Sinon, pourquoi pas les Pilifères à la place des Mammifères ? 

NB : j’invite les lecteurs/trices pour qui l’anglais n’est pas un obstacle à lire intégralement cet article bien plus détaillé et documenté que le résumé présenté dans cette chronique ; on le trouve en pdf disponible librement sur internet. 

Bibliographie

Why Mammals Are Called Mammals: Gender Politics in Eighteenth-Century Natural History LONDA SCHIEBINGER The American Historical Review, Vol. 98, No. 2 (Apr., 1993), pp. 382-411