Lasiommata megera

Mâle de mégère qui se chauffe sur un muret

24/07/2021 Du fait de leur cycle de développement avec une phase larvaire (chenilles) et une phase de vie ralentie (diapause) pour passer l’hiver et de leur caractère d’animaux « à sang froid » (ectothermes, i.e. réchauffant leur corps en s’exposant au rayonnement solaire), les papillons se trouvent fortement impactés par les conséquences du changement climatique mais aussi par d’autres aspects du changement global comme l’excès d’azote dans les milieux de vie induit surtout par la pollution atmosphérique. Même des espèces communes jusqu’alors connaissent régionalement de forts déclins de leurs populations, enclenchés par certaines composantes du changement global : la mégère, un papillon de jour répandu et commun en France et dans presque toute l’Europe, subit de plein fouet ces effets collatéraux dans les pays nordiques et en Grande-Bretagne. 

Le long de ce chemin qui passe devant ma maison, sur ce talus rocheux, chaque année, au moins trois mâles de mégère se disputent des territoires

Recto-verso

La mégère se classe dans la sous-famille des Satyrinés, les « papillons bruns » qui regroupe plusieurs des espèces les plus communes en France comme le myrtil, l’amaryllis, le procris, le tircis, le tristan, le silène (voir la chronique) et les demi-deuils (noirs et blancs). Ils se distinguent des autres papillons de jour (Rhopalocères) par des ailes antérieures portant des nervures renflées à leur base et au moins un ocelle (tache en forme d’œil) dans l’angle supérieur et une première paire de pattes très réduites en forme de brosse (donnant l’impression qu’ils n’ont que deux paires de pattes !). 

Vue de dessus sur un fond général brun orangé fauve, la mégère arbore effectivement un gros ocelle noir avec une pupille blanche en haut de l’aile antérieure mais aussi une rangée de trois ou quatre plus petits le long du bord externe des ailes postérieures. En avant de cette rangée, on notera une bande fauve qui permet de la distinguer d’une espèce proche, bien moins commune, l’ariane. L’aile antérieure est barrée par une bande zigzagante sombre doublée en avant de trois traits foncés épais (au nombre de deux seulement chez l’ariane). 

L’ombre projeté par les ailes repliées participe à briser la silhouette et à se confondre avec les ombres portées par les rochers !

Quand les ailes sont entièrement repliées au repos au sol, on a la surprise de découvrir un décor très différent : le gros ocelle noir pupillé de blanc apparaît cerclé de jaune et d’un liseré ; le revers des ailes postérieures relevées révèle une teinte grise, avec des dessins sinueux et une belle série de petits ocelles fauves cerclés de noir avec une tache centrale noire et blanche.

Dans cette position, la mégère devient très difficile à discerner par effet de camouflage (homochromie) avec son environnement favori souvent dénudé, caillouteux avec des brindilles et de la végétation sèche ; ce camouflage constitue clairement une protection contre les attaques des oiseaux comme en attestent les nombreux individus aux ailes endommagées à la suite de tentatives de prédation. 

Mâle-femelle 

Chez la mégère, comme chez la majorité des satyrinés, mâles et femelles diffèrent sensiblement dans leur coloration et motifs (dimorphisme sexuel) au point qu’on a attribué un nom populaire différent aux deux sexes : la mégère pour la femelle (et qui sert donc aussi de nom d’espèce) et le satyre pour le mâle. 

L’envergure, entre 4 à 5cm ailes étalées, varie peu entre les deux sexes avec les femelles un peu plus grandes. Les mâles se distinguent de loin par la présence d’une large bande foncée oblique se prolongeant latéralement qualifiée de bande androconiale : elle correspond à un ensemble d’écailles spécialisées qui diffusent des phéromones sexuelles lors des parades sexuelles. Les femelles présentent un fonds plus orangé dessus, souvent plus pâle que celui des mâles, mais la base de l’aile antérieure reste brune et elle n’a pas de bande androconiale. Du fait de leur comportement territorial affirmé (voir ci-dessous), les mâles se montrent bien plus que les femelles nettement plus discrètes. Chez l’espèce voisine, l’ariane, d’une envergure supérieure à la mégère, le dimorphisme sexuel est encore plus accentué avec les ailes antérieures des mâles très brun foncé et une aire orangée fragmentée englobant l’ocelle noir ; là aussi, chaque sexe a reçu un nom différent : ariane pour la femelle et némusien pour le mâle ! 

Tous ces noms communs relèvent de la mythologie antique ; ils sont un héritage de l’attrait des auteurs anciens (dont Linné) pour utiliser celle-ci comme source d’inspiration pour composer des noms latins ensuite repris comme noms vernaculaires. Mégaira (Mégère ; épithète megera du nom latin) est l’une des trois érinyes, les « déesses infernales », les Furies des romains, citée par Virgile : son nom signifie la Haine ! Pas grand-chose à voir avec notre paisible papillon ! La mégère (en tant qu’espèce) se classe, comme l’ariane, dans le genre Lasiommata : ce nom est composé à partir de lasios pour chevelu et ommata (les yeux) et rappelle qu’effectivement, les yeux de ces espèces sont velus ! La racine ommata se retrouve dans le terme scientifique ommatidie qui désigne les yeux composés à facettes des insectes. 

L’ariane, le plus grand du genre, se rencontre surtout dans les régions montagneuses alors que la mégère est présente presque aprtout en France. On peut observer deux autres espèces de Lasiommata  en France : la mégère de Corse (L. paramegaera), endémique des îles tyrrhéniennes dont la Corse, est très proche de la mégère et a longtemps été considérée comme sous-espèce avant d’être élevée au rang d’espèce ; la gorgone (L. petropolitana) ressemble beaucoup à l’ariane et se cantonne dans les Alpes, le Jura et les Pyrénées jusqu’à 2250m d’altitude. 

The Wall 

Image typique de mégère se chauffant sur un mur de pierre sèche

Nos voisins anglo-saxons, bien plus proches de la nature que nous les latins, surnomment la mégère Wall Brown, le brun des murs. Ce nom énigmatique à première vue traduit merveilleusement bien un comportement typique de cette espèce : son habitude de se chauffer avec les ailes écartées aux deux tiers en V largement ouvert sur le moindre espace de sol nu et, très souvent, des murs ou murettes, notamment dans les jardins.

Mâle se chauffant au soleil sur une plage de sol nu sur un talus

Le promeneur croise souvent ce papillon au long des chemins à la faveur des talus dénudés et caillouteux qu’il affectionne : il décolle souvent au dernier moment à votre approche pour se reposer quelques mètres plus loin. Ce comportement, pratiqué surtout le matin et en fin d’après-midi, relève de la thermorégulation, i.e. qu’il se chauffe au soleil en exposant son corps et ses ailes et profite aussi de la chaleur renvoyée et accumulée par les pierres : ainsi, il fait monter sa température interne pour pouvoir voler de manière active. Inversement, par temps très ensoleillé, il va plutôt se réfugier dans un site ombragé ou sous un surplomb rocheux pour éviter la surchauffe. Par mauvais temps durable, il va rester immobile parfois des jours durant sans bouger ni s’alimenter et pour passer la nuit, il choisit un rebord rocheux ou les pierres qui débordent d’un muret pour s’accrocher et dormir. 

Une micro-clairière de sol dénudé sur un talus herbeux lui suffit

Ce besoin de chaleur (espèce dite thermophile) détermine les choix de cette espèce en termes d’habitats : des lieux ouverts, avec au moins des taches ensoleillées, sèches et caillouteuses. Le plus souvent, il peuple des milieux avec une mosaïque de plages de terre nue et/ou de rochers ou de cailloux émergents avec une végétation basse et se desséchant rapidement en été. De telles conditions sont réunies le long des chemins larges avec des talus rocailleux ou dénudés par l’entretien mécanique du pied des haies, les lisières des bois, les accotements, les rocailles des jardins entretenus de manière écologique, dans les landes basses et sèches et les pelouses sèches bien exposées. Il pénètre jusque dans les villes et peut se maintenir dans des zones très cultivées s’il y trouve des talus ou fossés avec des plages dénudées. 

Ces papillons butinent activement toutes sortes de fleurs riches en nectar : pâquerettes, épervières, centaurées, silènes et lychnis, séneçons, chardons et cirses, menthes, origan ou marjolaine, achillée millefeuille, … Autant d’espèces sauvages que tout propriétaire de jardin soucieux de la biodiversité devrait conserver ou introduire.

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Habitat typique sur un talus au bord d’un chemin avec de nombreuses touffes de graminées propices pour les chenilles

Les mégères commencent à voler dès le tout début du printemps (dès février) jusqu’en automne, parfois encore début novembre. Dès leur apparition, les mâles montrent un comportement territorial typique en suivant méthodiquement les lisières, les chemins et les éléments linéaires abrités du vent et bien exposés ; ils patrouillent avec des battements relativement lents, les ailes en V et planent devant les talus et rochers.

Ils poursuivent aussi bien d’autres mâles que des papillons d’autres espèces mais avec un zèle différencié : s’il s’agit d’un papillon d’une espèce non apparentée (une piéride, une vanesse, …), le temps moyen de poursuite est de deux secondes ; avec un papillon de la même famille (myrtil par exemple), on passe à 9 secondes et avec un autre mâle (un satyre donc) la poursuite se prolonge jusqu’à 30 secondes avec une brusque montée en l’air avant de redescendre vers le sol quelques secondes plus tard. Chaque mâle défend et occupe un territoire plusieurs jours de suite et attend le passage d’une femelle : après une brève parade, l’accouplement a lieu dans la végétation environnante. 

Femelle (premier plan) courtisée par un mâle et prête à s’accoupler

Localement, sur des versants accentués, quand la température augmente, que le vent baisse et avec un fort ensoleillement, les mâles tendent à se déplacer pour rejoindre les sommets dégagés de collines ou une crête rocheuse ; là, ils se livrent à plusieurs à des « rondes sommitales », que les anglo-saxons nomment joliment hill-topping : ils se pourchassent entre eux. De tels rassemblements faciliteraient les rencontres entre mâles et femelles et seraient une manière de compenser la faible attractivité de la robe terne de cette espèce surtout adaptée au camouflage. Le choix de ces sites de rencontre n’est pas lié à la présence particulière de nourriture plus abondante pour ces papillons mais avant tout à la visibilité et aux conditions microclimatiques très favorables à une activité soutenue de vol. Les femelles vierges tendent d’ailleurs elles aussi à monter plus haut quand les conditions météorologiques sont réunies tandis que les femelles fécondées restent sur des sites plus bas. Ces rondes sommitales sont connues chez diverses autres espèces de papillons de jour dont les grands machaons et flambés par exemple. 

Deux mâles se reposent et rechargent les batteries au soleil avant de s’affronter en un bref combat aérien

Cycle 

Les femelles fécondées pondent un par un leurs œufs vert clair sur les feuilles et les tiges des plantes hôtes au pied d’un mur, d’une clôture ou d’une haie mais pas dans un pré avec de l’herbe haute ; les futures chenilles auront comme les adultes besoin d’être exposées au soleil pour se chauffer et être actives et se développer rapidement. Comme pour tous les autres membres de la sous-famille des satyrinés, les plantes hôtes sont des graminées, sans qu’il y ait d’espèce particulière strictement choisie ; on note parmi les espèces préférées les pâturins (annuel, bulbeux ou des prés), le dactyle pelotonné, la houlque laineuse, les brachypodes des bois et penné, la canche cespiteuse, divers agrostides, la fétuque des ovins, l’avoine élevée, la crételle, … Compte tenu de l’abondance générale de ces espèces, trouver des ressources alimentaires pour les chenilles n’est pas un problème.

Les jeunes chenilles vertes se nourrissent de jour ; puis au fur et à mesure des mues de croissance, elles deviennent nocturnes et passent la journée immobiles, allongées sur les feuilles, très difficiles à voir. Elles se nymphosent sur une tige basse ou une pierre et donnent des chrysalides vertes qui éclosent deux semaines plus tard en été. Dans le nord de l’Europe, la mégère développe généralement deux générations successives (espèce dite bivoltine) : la première en fin de printemps donne des chenilles qui grandissent rapidement en quatre mues ; lui succède une seconde génération en été avec des chenilles qui grandissent plus lentement en cinq mues mais entrent en vie ralentie entre les stades 2 et 3 ; elles finissent leur croissance au printemps suivant, donnant naissance à la première génération. Au sud, de trois à quatre générations se succèdent en se chevauchant partiellement. 

Dans le nord, la mégère ne pratique jamais le cycle à une seule génération (avec entrée en vie ralentie de la chenille en fin de développement) qui permet de coloniser des régions relativement froides avec une belle saison assez courte ; elle ne peut donc de maintenir que là où le climat local lui permet de réaliser deux générations successives. Par contre, sa proche cousine, l’ariane, réalise un cycle à une génération dans le nord de la Suède et à deux générations dans le sud. La mégère aurait donc perdu génétiquement une part de la plasticité qui permet d’adapter les modalités du cycle selon le climat. 

Déclin 

En Grande-Bretagne comme aux Pays-Bas, on a documenté via des recensements réguliers un net déclin de l’espèce au cours des dernières décennies. Aux Pays-Bas, ses effectifs en 2013 n’étaient plus que le dixième de leur valeur de 1992 ; son abondance a décliné de 17% par an sur cette période. Plusieurs changements peuvent expliquer cette tendance inattendue car avec le réchauffement climatique on pourrait penser au contraire que l’espèce serait favorisée. 

Une étude détaillée de la répartition montre que là où les sols présentent des excès d’azote suite aux dépôts atmosphériques liés aux activités humaines, le déclin est plus fort. La perte des plantes hôtes semble peu probable vu l’abondance générale des graminées, la plupart gourmandes en azote. Des expériences sous serre démontrent que la qualité nutritive des graminées n’est pas en cause non plus. La cause la plus plausible serait microclimatique : l’excès d’azote favorise le développement d’une végétation herbacée plus haute et plus dense qui génère un microclimat plus abrité et moins exposé au soleil. Les jeunes chenilles ne recevraient plus assez de soleil pour chauffer leur corps et assurer leur développement ! Cette hypothèse se trouve corroborée par l’évolution d’une autre espèce de satyriné, le tircis, sur les mêmes zones : cette espèce est en expansion alors que ses chenilles se nourrissent aussi de graminées ; mais le tircis a besoin au contraire des sites semi-ombragés sur les lisières !

Les cimetières en ville sont de bons refuges à condition de ne pas être « aseptisés »

Dans les villes où la mégère s’acclimate facilement à la faveur des jardins et espaces verts, on observe au contraire une meilleure survie des chenilles, de deux fois supérieure à celle constatée dans des zones rurales voisines. L’espèce bénéficie là de l’effet dit « d’ilot de chaleur urbain » avec une température moyenne supérieure de 1° et une baisse de 8% de l’humidité relative. Mais alors, pourquoi le réchauffement climatique en cours ne favorise-t-il pas globalement cette espèce dans les zones rurales ? Des expériences de transfert de pontes éclairent ce qui se passe : dans les secteurs où l’espèce s’est récemment éteinte, toutes les pontes déplacées en fin d’été (100%) éclosent et donnent une troisième génération qui termine entièrement son cycle jusqu’au stade de l’éclosion des papillons comme s’ils se préparaient à une quatrième génération, bernés par les conditions qui règnent encore en fin d’été. Sauf que dès l’automne, les conditions climatiques se dégradent et pratiquement toute cette troisième génération va être anéantie, faute de s’être « arrêtée » au stade de chenille hibernante capable elle de résister. A l’inverse, dans les zones où l’espèce se maintient encore, seules 42,5% des pontes transférées connaissent un tel sort. Ainsi, on parle du syndrome de la génération perdue qui, à court terme, condamne l’espèce à disparaître localement. L’espèce, bernée par la chaude ambiance de la fin d’été, signal normalement favorable à une nouvelle génération complète, tombe dans un piège de développement fatal pour son maintien. 

Bibliographie 

La vie des papillons. T. Lafranchis et al. Ed. Diatheo. 2015

Dynamics of mate-searching behaviour in a hilltopping butterfly, Lasiommata megera (L.): the effects of weather and male density. PER-OLOF WICKMAN. Zoological Journal of the Linnean Society, Volume 93, Issue 4, August 1988, Pages 357–377,

The Urban Heat Island and its spatial scale dependent impact on survival and development in butterflies of different thermal sensitivity. Aurelien Kaiser, Thomas Merckx & Hans Van Dyck Ecology and Evolution  2016

Impact of nitrogen deposition on larval habitats: the case of the Wall Brown butterfly Lasiommata megera Esther Klop • Bram Omon • Michiel F. Wallis DeVries. J Insect Conserv (2015) 19:393–402 

The lost generation hypothesis: could climate change drive ectotherms into a developmental trap? Hans Van Dyck, Dries Bonte, Rik Puls, Karl Gotthard and Dirk Maes. Oikos 124: 54–61, 2015