03/11/2020 Les bienfaits sur les santés physique et mentale du contact avec la nature ont été amplement démontrés (voir par exemple La marche et la capacité d’attention). Parmi les éléments clés de la nature susceptibles d’agir sur notre bien-être figure la faune sauvage. On connaît bien l’attraction de la faune sauvage dans les destinations de tourisme nature,  ne serait-ce que pour son potentiel économique (écotourisme). Mais, beaucoup de gens ne peuvent pas voyager loin de chez eux et ces voyages « exotiques » ne sont le plus souvent que de brèves parenthèses. Pour la majorité des gens, les espaces verts, qu’ils soient urbains ou ruraux voire des espaces protégés locaux, proches de chez eux, offrent seuls la possibilité d’un contact régulier avec la nature sur toute l’année. Or, des études ont déjà démontré que la faune sauvage ordinaire, commune et facile à observer, augmentait l’attractivité des espaces verts près de chez soi où l’on va se promener régulièrement. Des chercheurs néerlandais ont donc étudié l’importance de cette faune sauvage ordinaire, au quotidien, dans les espaces verts ruraux ou urbains, près de chez soi. 

Ancrage 

Cette étude se place dans un contexte à la fois écologique et psychologique et elle s’appuie sur plusieurs grands concepts ou courants de pensée propres à ce croisement disciplinaire dont celui d’attachement au lieu : un lieu familier prend une identité via la connaissance qu’on en acquiert et les expériences sensorielles diverses qu’on y vit. L’interaction avec les sentiments et les pensées donne du sens au lieu local régulièrement visité et lui confère une importance et un attachement croissants. En retour, les personnes tirent une partie de leur identité propre de ces lieux qui deviennent ainsi une part de la vie d’un individu. Cette identité ou estime de soi se construit par les interactions avec les autres personnes bien sûr mais aussi donc avec ces lieux de la vie quotidienne tout aussi importants ; et les expériences sensorielles en lien avec la vie sauvage y jouent un rôle majeur. Celles-ci se font surtout par la vue mais à travers un filtre d’idées, de désirs, d’attentes dépendant de son contexte socio-culturel. Regarder la vie sauvage aide à se connecter avec le paysage environnant.

Mais les autres sens interviennent tout autant. On connaît la puissance évocatrice des odeurs en lien avec des situations ou des lieux. Les ambiances sonores environnementales, souvent non captées (surtout si on porte des écouteurs sur les oreilles !), demandent un effort d’attention initial mais peuvent ensuite devenir de puissantes sources d’ancrage au lieu : les chœurs matinaux de chants d’oiseaux en sont un bon exemple. 

On sait que la faune sauvage extraordinaire, emblématique, observée lors voyages touristiques exotiques, réussit à susciter un tel sens des lieux et peut ensuite motiver pour la défense de leur conservation. Mais ce sont des expériences ponctuelles et lointaines (et coûteuses en termes d’impact écologique, ne l’oublions pas !). Est-ce que la faune sauvage locale commune, banale, la biodiversité ordinaire qui englobe « petites bêtes » (insectes, araignées, escargots, …) et plus grandes (oiseaux, mammifères, lézards et serpents, poissons, ..), peut créer elle aussi un attachement et un sens des lieux aussi fort et susciter un intérêt pour leur conservation ? 

En marchant 

Pour accéder au vécu des gens fréquentant ainsi régulièrement un lieu de nature près de chez eux, les chercheurs ont opté pour la méthode des interviews tout en marchant dans le lieu fréquenté ce qui facilité l’expression des ressentis. Cette méthode mise au point assez récemment permet de comprendre les liens et interactions des gens avec leur environnement quotidien. Elle permet au chercheur de s’imprégner de l’expérience de vie des participants. L’étude a porté sur un petit échantillon de treize personnes (un peu faible !) de diverses catégories socioéconomiques, aussi bien dans des lieux ruraux, urbains que dans des sites protégés et aux différentes saisons. Pour l’interview, on annonce les grands thèmes : les types de faune sauvage rencontrée (petites ou grandes bêtes ; espèces rares ou charismatiques ou très communes) ; les types d’expériences et d’interactions avec cette faune : modestes versus spectaculaires, attendues versus inattendues, seul(e) ou avec d’autres personnes et les différents sens mis en jeu ; enfin les liens avec le lieu : degré de familiarité avec ce lieu, visites journalières, hebdomadaires ou mensuelles. Sur les treize participants, deux seulement possédaient une connaissance personnelle poussée de la biodiversité et se déplaçaient avec des jumelles et quittaient régulièrement les chemins pour aller explorer des lieux précis ; les autres se promènent sans équipement ni esprit de recherche active de telle ou telle espèce. 

Pendant l’interview, le chercheur notait les interactions observées avec la faune sauvage ainsi qu’avec les autres personnes croisées (dimension sociale), les chemins empruntés, les choix pendant la marche (hors piste ?) , les lieux de pause ou d’arrêts prolongés, l’usage éventuel d’appareils photos. Il veillait aussi à saisir quels sens étaient mis en jeu par le participant : écoutait-il attentivement les bruits autour ? S’arrêtait-il pour sentir ? 

L’analyse des interviews a permis de dégager un certain nombre de tendances fortes ; nombre de sensations ou remarques des interviewés peuvent être par ailleurs expliquées ou éclairées par les nombreuses études antérieures sur le thème des liens entre Homme et nature. 

La clé des chants 

L’analyse de ces interviews fait ressortir un groupe-clé parmi les éléments de la faune sauvage : les oiseaux. Ils viennent en tête des évocations aussi bien en milieu urbain qu’en pleine nature avec une idée centrale : entendre des chants d’oiseaux remplit de bonheur. Ces sons entretiennent une connexion entre l’individu et le lieu tandis qu’il marche : ils accompagnent et suivent le marcheur qui se déplace aussi dans un paysage sonore (soundscapedes anglo-saxons) ; ils rendent les frontières entre les humains et la faune sauvage fluides et dynamiques. Souvent les gens perçoivent ces interactions avec les oiseaux, aussi bien sonores que visuelles, comme une forme de spectacle artistique : un ballet, une pièce de théâtre, un concert, … Il y a aussi l’idée que les oiseaux s’activent «pour nous », de manière intentionnelle pour nous faire plaisir : les émotions engendrées par ces contacts rendent en tout cas le lieu où ils se produisent « spécial », particulier, et participent ainsi à l’attachement au lieu. 

D’autre part, les chants d’oiseaux aident prendre de la distance par rapport à la vie quotidienne, à se vider la tête et contribuent ainsi à renforcer notre bien-être mental. Entendre ici ces chants transforme ce lieu en une pause dans le temps, une porte d’échappement aux trépidations de la vie quotidienne. Le temps vécu à ce moment là en ce lieu là devient immobile comme suspendu : une belle manière de prendre conscience du temps présent et de s’ouvrir à la contemplation et l’émerveillement. Pour que cette interaction ait lieu, il faut cependant un minimum de concentration pour a minima prendre conscience qu’ils existent : d’où l’importance d’être seul ou sinon de s’imposer des pauses de silence pour que chacun entre en relation avec l’environnement. S’arrêter un instant dans la marche aide aussi largement à cette connexion ; évidemment, on aura compris que les écouteurs sur les oreilles ou la consultation des téléphones portables n’ont pas leur place si on veut en tirer un bénéfice ! 

En trente ans, les hérons cendrés ont beaucoup progressé grâce à la protection et sont devenus une image banale presque banale dans les champs à la campagne

Finalement, il ressort très clairement de cette étude que les oiseaux rendent les lieux de balade quotidienne très spéciaux pour les marcheurs. Cet aspect soulève un problème majeur avec le déclin de la biodiversité : la forte baisse des intensités (moins d’individus chanteurs) et l’appauvrissement de la diversité (moins d’espèces) rendent ces paysages sonores aviens de moins en moins susceptibles d’avoir justement ces actions bénéfiques sur notre santé et bien-être. Un argument, certes homo-centré mais tout à fait recevable, pour la conservation active de la biodiversité.  

Le banal 

Si l’écureuil peut être banal dans des parcs urbains, il l’est bien moins à la campagne

La banalité de la biodiversité dite ordinaire, sauf exceptions pour ceux qui habitent en pleine nature ou près de sites protégés, pourrait être un argument contre l’usage récréatif de l’environnement immédiat. Mais cette notion de banalité n’a en fait pas de sens pour la majorité des gens qui se promènent dans un espace vert pour marcher, contempler et apprécier ce qui les entoure : pour eux, voir un animal sauvage, quel qu’il soit (mésange, moineau, écureuil, canard colvert, papillon, abeille,…), reste une expérience émotionnelle forte même si elle se répète presque à chaque visite. Ce qualificatif de banal ou ordinaire est en fait une création de spécialistes qui hiérarchisent les espèces selon leur degré de rareté ou de difficulté à les observer ; d’ailleurs, nombre « d’experts » finissent par perdre une part de ce lien important avec l’ultra-banal ce qui conduit à des problèmes de communication avec le grand public de la part des associations militantes. 

La régularité de la rencontre avec un individu d’une espèce donnée devient même au contraire un élément-clé dans l’attachement au lieu : ce cygne qu’on voit à chaque fois sur ce plan d’eau ou ces lézards des murailles que l’on observe presque à chaque fois que l’on passe devant ce vieux mur deviennent des points d’ancrage, de repère : la certitude de les voir devient une raison forte d’aller faire cette balade ! En psychologie, on sait que la certitude d’une émotion joue un rôle majeur dans le façonnage des liens tissés avec un lieu : viennent s’y greffer des sentiments de fierté, d’appartenance (« mon » cygne), de gratitude envers ces bornes vivantes fidèles au rendez-vous. Cet aspect suppose donc que même dans les environnements les plus transformés comme en ville ou désormais à la campagne dans les zones d’agriculture intensive, il y a ait un minimum de biodiversité même « banale » : marcher dans un espace quasiment vide de vie n’apporte rien. On peut même s’appuyer sur ces usagers quotidiens pour défendre des projets de conservation ou de restauration de la biodiversité dans ces environnements plus ou moins malmenés. Souvent, on focalise sur des espèces rares emblématiques qui ont certes leur importance, mais pour le grand public, l’ordinaire en a largement autant. 

L’extraordinaire 

Un moment intense : un renard en chasse en plein jour dans un pré récemment fauché

Parfois, même dans des lieux très fréquentés et transformés, le promeneur peut faire une rencontre extraordinaire au moins dans son échelle de perception : une espèce nouvelle qu’il n’avait jamais vu auparavant ; une espèce banale qu’il voit de très près alors que d’habitude on ne le voit que de loin ; un groupe d’animaux important ; un comportement inhabituel ou rare ; … Ces instants, même très brefs et très épars génèrent un sentiment de fort privilège comme si ces animaux étaient là pour lui/elle. Evidemment, cela a plus de chances de se produire dans des zones rurales mais la rubrique comportements offre de nombreuses possibilités même dans les parcs urbains. Ces rencontres extraordinaires engendrent des émotions positives de surprise et de grande joie.

Au sentiment de privilège accordé s’ajoute celui de récompense de la part du lieu parcouru à ce moment-là : celui-ci prend alors un sens très fort et va s’ancrer dans la mémoire. Nous connaissons tous cet aspect quand nous passons devant tel endroit précis et où nous regardons attentivement à chaque fois avec l’espoir que le « miracle » va se reproduire. Pour une espèce donnée, le lieu associé à la première rencontre avec une espèce extraordinaire s’ancre encore plus profondément : dans les interviews de l’étude, les participants ont souvent évoqué « la première fois » quand ils ont croisé telle ou telle espèce ; il n’y a pas  qu’en amour ! 

Une rencontre extraordinaire créé une surprise de brève durée mais intense ; associée à la joie ressentie et à la fierté d’avoir pu y accéder, elle instaure une grande satisfaction et renforce la fidélité au lieu. En termes de conservation de la biodiversité, pour que de telles rencontres moins banales aient des chances d’avoir lieu (sauf pour les comportements qui relèvent d’autre chose), cela suppose a minima d’entretenir des corridors entre milieux protégés ou de haute qualité et milieux ordinaires.

Récompense 

Certains promeneurs peuvent se mettre à rechercher activement telle ou telle espèce et vont choisir leurs lieux de promenade en fonction de cet objectif. Souvent, cela se produit suite à une première rencontre (voir ci-dessus) forte qui a profondément bouleversé la personne. Il peut s’agir d’espèces très difficiles à voir ou très rares (deux interviewés par exemple s’étaient focalisés sur les vipères) ce qui signifie beaucoup d’échecs et d’incertitude. Mais, quand on réussit, alors la fierté, le sentiment d’être « supérieur » aux autres qui ne voient pas ou ne savent pas rend le lieu encore plus attachant : il devient « son » lieu à lui ou elle ! 

Observer la vipère aspic demande beaucoup d’attention !

Cette activité de recherche acharnée impose de la concentration, une profonde implication et demande une immersion totale dans l’environnement. Quand on  réussit, on éprouve alors un sens de l’accomplissement et une surprise intense et positive qui correspondent à ce que certains psychologues appellent une expérience de « flux » (« flow » des anglo-saxons) : un état mental que l’on atteint si on se plonge corps et âme dans une tâche au point de se faire complètement absorber par celle-ci, une expérience suprême ! On peut traduire aussi par l’expression « état de grâce ». C’est ainsi que naissent des vocations parfois très pointues (spécialisation sur une espèce précise ou sur un aspect de la biologie d’une espèce) de la part de personnes pas du tout scientifiques au départ. 

On peut retrouver une partie de ce sentiment dans les activités de sciences participatives (voir la chronique sur ce thème) mais à condition (avis personnel !) que leur protocole ne soit pas tel qu’il empêche un lien profond  avec l’environnement : le recueil de données qui vont servir pour le bien public et la conservation des espèces et des milieux peut devenir une forme de récompense. La photographie aussi peut procurer ce sentiment mais là encore à condition de ne pas se laisser submerger par la technologie ni l’enjeu médiatique ou commercial qui vont annuler une bonne part des bénéfices de bien-être !

Résurgences 

Pipit des arbres mâle en vol nuptial (« parachute ailes pendantes ») : je suis capable de localiser au mètre près l’endroit où j’ai observé pour la première fois ce comportement dans mon Berry natal !

Ces interactions multisensorielles avec la faune sauvage peuvent ramener celui/celle qui les éprouvent dans son passé et faire remonter des souvenirs d’enfance. Ceci vaut si la personne revient par exemple après une longue absence dans la région de son enfance. Mais les oiseaux, une fois de plus, semblent jouer un rôle déterminant dans ce processus de mémorisation de souvenirs d’enfance par association des chants ou d’une espèce avec des situations ; les oiseaux constituent en quelque sorte des éléments stables dans un environnement changeant … à condition qu’ils ne soient pas disparus entre temps. Dans certaines régions, par exemple, le chant du coucou est devenu fort rare alors qu’il était prégnant comme repère dans l’enfance de nombreuses personnes d’un « certain » âge.

L’attachement au lieu se croise aussi avec les liens sociaux envers les gens avec qui on a grandi et partagé cette émotion commune. Nombre de souvenirs d’enfance, outre leur association avec un lieu, s’associent souvent fortement avec un membre de la famille, parent, proche ou enseignant, qui a aidé à découvrir ou attiré l’attention sur tel ou tel élément de la faune sauvage. Les autres êtres humains restent un pilier incontournable pour donner du sens à un lieu. 

Les lézards des murailles, très communs sur les vieux murs, m’évoquent « la chasse aux lisettes » que nous faisions enfants, rien que pour voir la queue se détacher et se tortiller sur elle-même !

Cycles naturels 

Si on a la chance d’habiter dans le couloir de migration survolé par les grues cendrées, le passage des grands vols bruyants est un solide marqueur de l’entrée vers l’hiver ou le tout début du printemps

L’observation de la faune sauvage nous relie aux rythmes naturels notamment celui des saisons et des heures de la journée : chants printaniers, grands vols d’oiseaux migrateurs, parades nuptiales, périodes de vol de certains insectes, …. En se centrant sur la faune sauvage, on se retrouve ainsi intégré dans ce grand tout qu’est la nature et dont nous faisons partie. Ces rythmes récurrents éternels nous fournissent un certain sens de stabilité dans la mesure où ils durent bien au delà de nos propres longévités. 

Cette sensation de faire partie d’un tout bien plus vaste apporte un certain réconfort dans les périodes difficiles : tout dans la nature nous semble simple et clair même si, en fait, tout y est très complexe. On devient ainsi un citoyen de la nature et on peut espérer passer par dessus cette coupure terrible entre homme et nature, la source majeure de bien des destructions que nous faisons subir à celle-ci. On accède ainsi aux cycles naturels dont nos modes de vie et habitats nous écartent de plus en plus ; l’expérience de la faune sauvage nous fournit un enracinement dans ce que les Grecs anciens appelaient le Panta rhei : toutes les choses coulent ou tout passe ; nous entrons ainsi dans la danse de la vie, dans le flux naturel. 

Finalement, on voit que la faune sauvage ordinaire ancre les gens dans le temps et l’espace, renforce l’attachement aux lieux et fait émerger le sens « d’être de ce monde, d’être en vie » : la marche dans la nature et les contacts avec la faune sauvage (mais aussi avec la flore : ceci serait un autre sujet à étudier) ne servent pas à échapper au monde mais au contraire à se reconnecter profondément avec lui et de s’engager pour sa sauvegarde et son maintien. Les lieux ordinaires près de chez soi, à ce titre, méritent donc toute notre attention en matière de conservation au même titre que les zones protégées plus extraordinaires. 

Bibliographie

How ordinary wildlife makes local green places special ? Akke Folmer, Tialda Haartsen & Paulus P. P. Huigen (2019) Landscape Research, 44:4, 393-403