Page d’accueil du site Faune-France

Le 1er juillet 2017, la Ligue pour la Protection des Oiseaux a inauguré une plateforme nationale, Faune-France, dédiée à la collecte de données sur la faune à partir des observations du grand public et qui étend à l’ensemble du territoire les plates-formes régionales déjà en fonction localement depuis une dizaine d’années comme Faune-Auvergne. Dès son ouverture, près de cinquante millions de données sont d’ores et déjà rassemblées sous cette bannière unique à partir du travail d’une quarantaine d’associations adhérentes. Ainsi, dans toute la France, vous pouvez entrer vos observations d’oiseaux, de mammifères, de reptiles et amphibiens, de poissons, d’insectes (au moins certains groupes), de mollusques, … C’est un bel exemple qui s’inscrit dans le grand courant mondial dit des Sciences Participatives (Citizen Science des anglo-saxons). Sur le site en ligne, on rentre ses observations par espèces en les géo-localisant ; une application sur téléphone portable (NaturaList) permet aussi d’entrer ses observations en direct sur le terrain ! Pas moins de 60 000 collaborateurs bénévoles participent déjà à ce fantastique projet national, mettant ainsi à disposition de tout un chacun et de la communauté scientifique une base de données sur la biodiversité sans équivalent pour le pays. Mais il reste désormais à exploiter ces millions de données pour en tirer des enseignements en matière de gestion et de conservation de la biodiversité. Un travail de ce type (1) vient d’être réalisé en Suède avec un dispositif national de collecte de données du même type que Faune-France.

Alimenter le modèle

De par sa position géographique, la Suède se trouve directement concernée par le changement climatique et la remontée vers le nord de nombre d’espèces d’affinités méridionales en expansion ; elle est aussi exposée comme tous les autres pays à des espèces invasives elles aussi souvent favorisées par le réchauffement global. Dans ce cadre, il peut être intéressant de prédire l’expansion potentielle de telle ou telle espèce dans les années à venir pour anticiper des mesures de conservation éventuelles vis-à-vis de la faune autochtone soumise à la pression des nouveaux arrivants. Pour ce faire, on dispose d’outils mathématiques puissants de modélisation de répartition. Mais pour faire tourner un modèle et accéder à des prédictions fiables, il faut d’abord « nourrir la bête » avec des données associant localisation précise de l’espèce étudiée (là où il est déjà présente) et de divers paramètres climatiques et environnementaux ; le modèle peut alors produire une projection des zones où potentiellement l’espèce pourrait s’installer dans les années futures ainsi que sa vitesse d’expansion au regard de ce qu’elle fait actuellement. Alimenter un modèle suppose donc d’aller collecter sur le terrain un grand nombre de données de présence/absence de l’espèce et ce à une grande échelle de temps et dans l’espace ; autrement dit, on se trouve confronté, quand on est un chercheur, à une opération très coûteuse en temps, en énergie à déployer et financièrement. C’est pourquoi on a pensé à exploiter ces fameuses bases de données accumulées par le travail bénévole de dizaines de milliers d’observateurs dans le cadre d’un programme national suédois équivalent de Faune-France (Swedish species Information Centre ; ArtDataBanken).

La punaise et le papillon

Graphosomes rayés accouplés sur une ombelle

Les chercheurs ont sélectionné deux espèces d’insectes non indigènes en expansion rapide et en train de coloniser une partie de la Suède et faisant donc déjà l’objet d’observations sur le territoire suédois, la géolocalisation des données  permettant ensuite de les associer à des données climatiques et environnementales. Il s’agit d’un papillon diurne du groupe des vanesses, la carte géographique (Araschnia levana) et d’une punaise de la famille des Pentatomidés (« punaises à bouclier »), le graphosome rayé ou punaise arlequin (Graphosoma lineatum) (voir la chronique consacrée à cette espèce ).

Carte géographique

La carte géographique est arrivée en Suède en 1982 et a entrepris depuis une rapide expansion vers le nord du pays comme en Finlande ou au Danemark voisins. Ce papillon hiberne au stade chrysalide et développe jusqu’à trois générations par an, celle de plein été (juillet août) étant celle qui se disperse le plus et assure ainsi la progression géographique. Elle habite les clairières des forêts, les bords des routes, partout où elle trouve la plante nourricière de ses chenilles, la grande ortie.

Le graphosome rayé lui est apparu depuis le début du 20ème siècle et a déjà colonisé une bonne partie du sud du pays. Les adultes sont visibles de juillet à septembre sur leurs plantes favorites, des ombellifères telles que cerfeuil sauvage ou herbe aux goutteux dans les milieux herbacés ensoleillés jusque dans les jardins. Ses mœurs grégaires et ses déplacements très limités (en période de reproduction ou pour trouver de nouvelles colonies de plantes) ne semblent pas a priori lui procurer un fort potentiel de dispersion.

La parole au modèle

Dans un logiciel de modélisation ad hoc (Maxent), les chercheur sont donc entré 1103 observations de carte géographique et 685 données de graphosome ; ils ont superposé ces localisations sur une carte de données de la couverture du sol (types de végétation) et avec des données climatiques en lien avec le cycle de vie de ces deux espèces : les températures moyennes de août et septembre, la température moyenne hivernale (pas pour le graphosome qui est très résistant aux basses températures en hibernation) et le bilan annuel hydrique. Ainsi nourri de ces données, le modèle produit des prédictions sur l’expansion potentielle des deux espèces à venir. La carte géographique localisée actuellement dans la pointe sud et le long des côtes vers le nord pourrait coloniser toute la partie sud et aussi remonter toute la côte orientale du pays ; quant au graphosome, il devrait s’étendre à toute la partie sud et toute la côte Est.

A gauche, carte de répartition actuelle du graphosome rayé (chaque point noir = une donnée) ; à droite, répartition future modélisée (Bleu = non favorable Rouge = très favorable). Extrait de (1) (voir bibliographie)

Le modèle fournit aussi des limites climatiques intéressantes : la carte géographique voit sa probabilité de présence devenir quasi nulle dès que les températures moyennes hivernales passent en-dessous de – 1,7°C ; pour le graphosome, la limite correspond au passage de la température moyenne d’août sous 11,5°C et de septembre sous 5,5°C. Ces chiffres montrent bien a contrario que le réchauffement global a grandement favorisé ces deux espèces en leur donnant accès à des zones auparavant défavorables pour elles. Le modèle apporte aussi des indications sur les préférences en termes d’habitats colonisés, autre variable clé : ainsi le graphosome semble largement profiter des espaces urbains et périurbains alors que la carte géographique profite des défrichements et ouvertures dans le paysage propices au développement des orties.

Des biais

Evidemment, l’utilisation de telles données soulève des objections car elles portent avec elles plusieurs biais majeurs, ennemis jurés du statisticien. D’abord, il y a la question de la validité des observations rentrées sur la base de données : nombre d’observateurs ne sont pas des naturalistes confirmés et ne connaissent pas forcément les arcanes de l’identification (compliquée souvent !) des espèces. Cependant, dans ces deux cas, il s’agit de deux espèces difficiles à confondre et n’ayant pas, en Suède, d’espèce proche pouvant prêter à confusion ; de plus, un contrôle permanent par des modérateurs expérimentés permet de modifier les observations douteuses par des échanges avec les observateurs. Par contre, il est un autre biais structurel lié au mode de fonctionnement : on rentre les données en mode « présence seulement », i.e. qu’on ne communique que lorsqu’on voit une espèce ; dans les recherches de terrain, on pratique le mode présence/absence, i.e. qu’on note en un lieu donné si l’espèce est là ou pas. La majorité des modèles de répartition sont conçus sur ce second mode de recueil des données qui donne des résultats bien plus pointus ; ici, il faut utiliser un modèle différent moins performant.

Enfin, il reste un dernier biais majeur, celui du degré d’implication des observateurs dans la collecte des données. Ainsi, si on regarde le nombre d’observations de papillons ou de punaises rentrées sur la plate-forme en Suède, on découvre que celles-ci sont sporadiques jusqu’en 2003 (les débuts de l’opération), puis connaissent une forte augmentation régulière au cours des cinq années suivantes (médiatisation du projet et engouement du grand public) avant d’atteindre un plateau à peu près stable depuis 2008-2010. Autrement dit, pour calculer le rythme d’expansion des deux espèces, on ne peut prendre en compte que ces dernières années où la pression d’observation devient stable ; sinon, on obtiendra une forte expansion qui en fait ne correspondrait qu’au recrutement croissant de nouveaux observateurs ! La vitesse moyenne d’expansion vers le nord ainsi calculée (qui doit être prise comme un minima) est de 1,9km/an pour la carte géographique et 1 ;07 km/an pour le graphosome ; cette vitesse peut très bien s’accélérer si les espèces s’adaptent chemin faisant à de nouveaux environnements ou si le réchauffement s’accentue …. ce qui, malheureusement, semble bien se dessiner !

Tous observateurs

Cette étude démontre l’importance et l’utilité du recueil de telles données à l’échelle d’un pays. Elle doit donner à tous les contributeurs, mêmes modestes dans leur participation, une certaine satisfaction d’œuvrer pour les progrès des connaissances scientifiques en matière de conservation et de suivi de la biodiversité. En retour, la diffusion auprès du grand public des résultats obtenus doit stimuler l’envie de participer et attirer l’attention sur les problèmes environnementaux dont celui du réchauffement climatique qui est bel et bien plus qu’en route comme le prouve cette étude.

Cette étude portait sur deux espèces (devenues) communes très présentes dans des environnements transformés par les activités humaines ; or, de telles espèces tendent à être moins notées par les observateurs confirmés comme les naturalistes très actifs souvent plus attirés par l’exploration de milieux naturels ou la recherche d’espèces peu communes. Autrement dit, l’apport des citoyens lambda qui ne notent que quelques espèces banales dans leur jardin a tout autant d’intérêt ; il ne faut pas hésiter à participer même très modestement : toute donnée est précieuse même si prise isolément elle semble banale. Alors, si vous n’avez pas encore franchi le pas, devenez contributeur de Faune-France (ou d’une des antennes régionales ou locales) : c’est une expérience très intéressante et riche d’enseignements.

BIBLIOGRAPHIE

  1. Using citizen-reported data to predict distributions of two non-native insect species in Sweden. Ecosphere 5(12):156 Widenfalk, L. A., K. Ahrne ́ and A. Berggren. 2014.
  2. Faune-France : https://www.faune-france.org
  3. Faune-Auvergne : http://www.faune-auvergne.org/index.php