Libelluloides coccajus

La chaux de Champ-Griaud (63)

25/05/2021 13H Je parcours un site typique des côtes de Limagne en Auvergne, un plateau basaltique perché sur une colline calcaire : la chaux de Champ-Griaud près de Riom. Dépaysement assuré avec ce vaste espace parcouru par un troupeau de moutons où alternent pré-bois de chênes noirs très clairsemés, pierriers en tous sens, friches à prunelliers taillés par la dent des moutons, anciennes cabanes de bergers en pierre sèche et, de place en place, des prés secs très fleuris dominés par le brome dressé. Dans l’un d’eux, je tombe en arrêt devant un spectacle incroyable : une vingtaine de diablotins ailés qui virevoltent à toute allure autour de moi, leurs ailes transparentes brillant sous le soleil et se posent brutalement sur une herbe tout près du sol, le temps de se chauffer (un vent froid rafraîchit l’atmosphère). Ce sont des ascalaphes soufrés, de superbes insectes aux ailes tachées de noir et de jaune vif et d’aspect très étrange avec leurs grands yeux, leurs longues antennes et leur corps noir très velu. On dirait des hybrides de libellules et de papillons ! Au cours de la balade, j’en verrai ainsi à quatre reprises dans des prés ou clairières herbeuses différentes avec à chaque fois au moins une dizaine d’individus. Moment de grâce inoubliable qui m’a donné envie d’en savoir plus sur ces insectes étonnants. 

Ascalaphe soufré (mâle : cerques bien visibles)

Ascalaphe 

Le nom même de ces insectes a de quoi étonner et ne fait pas partie du registre courant ! En grec ancien, ascalaphe (nom masculin) désignait une sorte de hibou ; ainsi, il existe une espèce de hibou grand-duc inféodée aux milieux désertiques d’Afrique et appelée grand-duc ascalaphe (Bubo ascalaphus). Les anglais ont repris cette étymologie dans le nom populaire (bien plus transparent) de ces insectes : owlflies(« mouches-hiboux »). Ce lien renvoie à leur gros yeux proéminents (voir ci-dessous) même si les espèces dont nous allons parler sont strictement diurnes. 

Dans la mythologie grecque par ailleurs, Ascalaphe l’un des gardiens des Enfers, intervient dans un « fait divers » retentissant. Hadès, le maître des Enfers, se décide à autoriser Perséphone, la reine des Enfers, à retourner vers le monde des vivants à la condition de n’avoir consommé aucune nourriture terrestre pendant son séjour aux Enfers. Or, Ascalaphe affirme qu’il l’a vu mordre dans une grenade, la nourriture des morts, et en manger les pépins. De ce fait, Perséphone se retrouve interdite de sortie. Déméter, sa mère, folle de rage de ne plus pouvoir revoir sa fille, métamorphose Ascalaphe en « oiseau de nuit » ! 

Ascalaphe soufré de face, posé sur une tige de graminée

La famille des Ascalaphidés compte neuf espèces (d’après le site ONEM) en France réparties dans quatre genres différents. Quatre espèces, dont les deux plus communes, l’ascalaphe soufré et sa proche cousine l’ascalaphe ambré, relèvent du genre Libelluloides, soit « fausse-libellule » traduisant une certaine ressemblance avec les libellules ; l’ascalaphe soufré est d’ailleurs aussi connu sous le surnom d’ascalaphe-libellule. Parmi les trois autres genres, tous confinés sur le littoral méditerranéen, figure l’ascalaphon agrion dans le genre BubopsisBubo étant le nom de genre du grand-duc (voir la chronique).   

Névroptères 

La ressemblance avec les libellules ne tient pas longtemps même pour un non initié. Certes, les ascalaphes ont elles aussi deux paires d’ailes transparentes avec de nombreuses nervures qu’elles tiennent étalées à l’horizontale quand elles se reposent pour se chauffer, à la manière des « vraies » libellules (anisoptères). Par contre, quand ils sont au repos complet, notamment pour passer la nuit, ils replient leurs ailes en toit ce qu’aucune libellule ne fait, pas même le groupe des demoiselles et agrions (zygoptères). D’autre part, le réseau de nervures ne ressemble en rien à celui des libellules du fait de la présence de nombreuses nervures transversales. 

Ascalaphe soufré

Si on a encore un petit doute, les antennes tranchent immédiatement : très longues, tenues en avant et terminées par une massue en forme de club de golf. Chez les libellules, il faut vraiment chercher les antennes toutes petites près des yeux ! Par contre, cette forme se retrouve chez divers papillons de jour ce qui, avec le corps velu (ce n’est pas le cas des libellules !) et les couleurs jaunes et noires peuvent induire une autre confusion mais vraiment pour les distraits ou peu observateurs !

Les ascalaphes possèdent comme les libellules des gros yeux mais ils sont placés un peu plus latéralement et entourés de poils denses : on ne les voit bien que de profil et approcher ces insectes n’est pas chose facile …. sauf le matin tôt quand ils ont passé la nuit sur une brindille et que leur corps n’est pas encore réchauffé !

Mais alors si les ascalaphes ne sont ni des libellules (Odonates) ni des papillons (Lépidoptères) qui sont-ils ? On les classe dans un ordre d’insectes méconnu du grand public, sans nom populaire pour le traduire, les Névroptères, soit mot-à-mot « à ailes nervurées », autrefois appelés Planipennes (« ailes plates »). On y trouve une bonne dizaine de familles dont : les chrysopes ou « mouches aux yeux d’or », les hémérobes, les mantispes aux étonnantes pattes ravisseuses (voir la chronique sur ces insectes très surprenants), les osmyles et les fourmilions. Dans ce vaste groupe de près de 6500 espèces, seules les chrysopes sont vraiment connues du grand public. 

En noir et jaune 

Toutes les espèces présentes en France partagent le même besoin de chaleur et de lumière dans leurs habitats (espèces dites thermophiles) si bien que la majorité des espèces sont localisées sur le pourtour méditerranéen. Les quatre espèces françaises d’ascalaphes « fausse-libellules » (Libelluloides) ont en commun des ailes transparentes portant des taches colorées assez vives et contrastées à base de deux couleurs : du noir et du jaune plus ou moins foncé. La couleur noire provient entre autres de la présence de mélanine, le pigment qui colore notre peau et qui durcit les surfaces colorées. La couleur jaune résulte d’un pigment que l’on retrouve dans la peau des divers amphibiens et poissons : la sépiaptérine. Il n’y a pas de différence très marquée dans l’intensité de ces couleurs entre mâles et femelles. 

Sur ces quatre espèces, seules deux débordent nettement du pourtour méditerranéen dans une bonne moitié de la France. L’ascalaphe ambré possède la répartition la plus étendue et remonte jusqu’à une ligne Nantes-Nancy y compris le Bassin Parisien tout en étant absente de certaines régions. L’ascalaphe soufré lui remonte jusqu’au milieu du pays et ensuite se raréfie beaucoup plus vers le nord. 

La distinction de ces deux espèces se fait assez facilement sur la base des motifs colorés des ailes : l’ascalaphe ambré a des ailes avec des nervures jaunes et, sur ses ailes postérieures, on note deux croissants noirs incomplets. De plus, il vole plus tardivement que le soufré, de juin à août. L’ascalaphe soufré, plus précoce, se distingue par ses nervures noires et ses ailes postérieures fortement marquées de noir qui s’étend jusque dans l’angle inférieur de ces ailes en faisant une pointe. Les individus plus tardifs en saison peuvent présenter parfois une teinte plus claire d’un blanc laiteux qui prête à confusion, notamment avec une autre espèce strictement provençale, l’ascalaphe blanc ! (Voir la clé d’identification de l’ONEM). Dans la suite, nous n’allons maintenant parler que de l’ascalaphe soufré, la seule espèce que je connaisse, très présente en Auvergne (où l’ambré est rare !).

Chasseurs aériens 

Pré maigre fleuri fréquenté par des ascalaphes

L’ascalaphe soufré recherche les coteaux bien exposés, les pelouses sèches et rases, les landes basses et chaudes, les bois clairs, les grandes clairières et les pré-bois, les zones rocheuses, les plateaux pâturés de type causse et monte en altitude sur les versants bien exposés. Il a besoin dans son environnement des formations végétales ouvertes herbeuses souvent très fleuries que ce soit sur du calcaire, du granite ou du basalte. En allant vers le nord, il tend à se cantonner sur les seuls coteaux calcaires pour des raisons microclimatiques.

Les tiges de graminées sont le support favori des ascalaphes

La saison de vol des adultes est assez limitée dans le temps entre fin avril et début juin, un peu plus tard en altitude. Strictement diurnes, ils ne volent que par temps assez chaud et ensoleillé ; sinon, ils ne font que de brèves évolutions et se reposent longuement pour se chauffer le corps en s’agrippant aux tiges des grandes graminées, le plus souvent vers la base ; ceci suppose que les pelouses soient maigres et donc clairsemées pour ménager de l’espace entre les tiges. Par temps chaud par contre, ils deviennent très actifs et parcourent leur espace de vie en tous sens avec des accélérations sidérantes et des crochets incessants, à faible hauteur. Ils sont alors quasi inabordables les rares instants où ils se reposent et voient venir le photographe de loin ! Ils chassent en plein vol divers insectes volants dont des mouches et moucherons qu’ils broient avec leurs mandibules. Pour repérer leurs proies, ils s’appuient sur leurs gros yeux composés qui leur confèrent une remarquable acuité visuelle. Comme ils chassent en pleine lumière, ils détectent leurs proies volantes comme des points noirs sur le fond de ciel. De manière surprenante, leurs yeux fonctionnent selon un mode optique (dit de superposition) propre à des animaux nocturnes ou crépusculaires comme les papillons de nuit ; ceci s’explique sans doute par l’éblouissement relatif imposé par la chasse en pleine lumière. Ce mode de fonctionnement diffère complètement de celui des yeux des libellules (en apposition) qui elles aussi chassent en plein vol : un bel exemple de convergence évolutive. D’autre part, les yeux des ascalaphes ne sont sensibles qu’aux longueurs d’onde lumineuses dans la gamme des ultra-violets. Enfin, chaque œil est partagé en deux zones (bipartite) avec la moitié supérieure de sensibilité différente ; ceci leur permet de rester efficaces aussi bien en plein soleil que sous une couverture nuageuse. 

Larves de cauchemar 

A certains moments, ces évolutions s’intensifient avec de nombreux accrochages en plein vol, des poursuites : ce sont les parades amoureuses sous la forme d’un bal aérien d’une incroyable grâce ! Les mâles pourchassent les femelles qu’ils tentent de saisir en plein vol à l’aide de deux appendices abdominaux terminaux (cerques) pour s’accoupler ensuite en se posant sur une herbe.  Les femelles fixent ensuite leurs œufs en deux rangées parallèles sur les tiges des graminées.

Les larves qui éclosent sont aplaties avec des pattes courtes et vivent au sol en se cachant sous la litière d’herbes sèches ou sous des pierres. Après deux ans (parfois trois) et plusieurs mues larvaires, elles tissent un cocon de soie et se métamorphosent en nymphe qui donnera naissance à un adulte. 

Ces larves, difficiles à voir, se distinguent par leur tête qui porte en avant une paire de crochets allongés, dentés, impressionnants : des crocs suceurs ! Ce caractère se retrouve chez toutes les larves des Névroptères (voir ci-dessus) et, faute d’avoir des photos de larves d’ascalaphes, nous allons l’illustrer avec l’exemple très proche des larves de fourmilions. Ces crochets correspondent aux mandibules et maxilles transformés, associés de manière à former un canal alimentaire débouchant au bout du crochet. La larve saisit sa proie avec cette paire de pinces et injecte du venin puis des sécrétions digestives qui vont paralyser puis dissoudre les chairs de la proie ; il ne lui reste plus qu’à aspirer le liquide pour se nourrir. La digestion se fait donc hors du corps du prédateur, dans celui de la proie, « à l’extérieur » ! Par ailleurs, leur tube digestif est fermé vers la partie médiane : les déchets, peu nombreux du fait de la digestion externe, s’accumulent et seront éliminés lors de la dernière mue. Normalement, une partie des déchets de la digestion sont éliminés via des tubes excréteurs (tubes de Malpighi) : ici, ils sont reconvertis en glandes à fabriquer de la soie pour le cocon nymphal ! A noter que contrairement aux larves d’ascalaphes qui vivent cachées, celles de fourmilions construisent des entonnoirs dans le sable fin pour chasser des fourmis en projetant sur elles des jets de sable. Quant aux larves des chrysopes, elles aussi dotées de crocs suceurs (moins développés quand même), elles mènent une vie libre, chassant à vue sur les feuillages. 

Bibliographie

Histoire Naturelle des Ascalaphes de France Cyrille DELIRY & Jean-Michel FATON 

A cute and highly contrast-sensitive superposition eye: The diurnal owlfly Libelloides macaronius. Belušič, G., Pirih, P., & Stavenga, D. G. (2013). Journal of Experimental Biology, 216(11), 2081-2088. 

Classification phylogénétique du vivant Tome 2 , 4ème édition G. Lecointre, H Le Guyader. Ed. Belin 2017

Site ONEM/Ascalaphes

Enquête ascalaphes. Avis de recherche n° 13 pdf