Silybum marianum

Parmi les « chardons » (terme informel qui regroupe diverses plantes au feuillage épineux de la famille des Astéracées mais correspondant en fait à des genres différents), le chardon-Marie se distingue très nettement par son feuillage original : une énorme rosette basale de feuilles amples, toutes plissées et ondulées, d’un vert vif brillant, armées d’épines redoutables blanc jaunâtre de 8mm de long et surtout marbrées et fortement veinées de blanc dessus ce qui donne un dessin très contrasté visible même de loin en passant en voiture ! Un tel motif n’a pas manqué de susciter chez nos aïeux des légendes et des croyances ; plus récemment, il a suscité des interrogations scientifiques quant à sa fonctionnalité. Nous allons voir successivement ces deux approches.

Le chardon de lait

En langage populaire, le chardon-Marie est aussi connu sous le surnom évocateur de chardon de lait (milk thistle en anglais) à cause de l’aspect nettement laiteux de ces veines et taches foliaires. D’autres composées épineuses portent aussi ce qualificatif mais en lien cette fois avec le lait blanc (latex) qui s’écoule des tiges et feuilles quand on les coupe comme les laiterons (Sonchus) ; mais ce n’est pas le cas chez le chardon-Marie. La couleur blanche des marbrures n’a donc rien à voir avec la présence interne de latex.

Originaire du bassin méditerranéen, ce chardon est connu depuis l’Antiquité notamment comme plante comestible dont on peut consommer les feuilles cuites : Dioscoride conseillait simplement d’ajouter de l’huile et du sel compte tenu de son amertume naturelle. Il a été propagé au Moyen-Age jusque dans les jardins des châteaux et s’est à partir de là naturalisé et répandu plus au Nord.

Ces marbrures blanches qui font penser à du lait qui se serait étalé sur le feuillage ont suscité une légende religieuse. Dans l’évangile de Matthieu, on évoque l’épisode bien connu de la Fuite en Egypte de la Vierge Marie portant l’enfant Jésus pour échapper aux recherches des soldats du roi de Judée, Hérode 1er le Grand qui, informé de la naissance du « roi des Juifs » l’avait fait rechercher pour le tuer. La légende dit que au cours de cette fuite, la Vierge Marie voulut cacher l’enfant sous les feuilles volumineuses d’une touffe de chardon (effectivement très protectrice mais dangereuse par ses épines !) ; dans sa hâte, elle laissa échapper quelques gouttes de lait de son sein qui marquèrent à jamais les feuilles du chardon bienfaiteur ! Effectivement, au Moyen Orient, le chardon-Marie est très commun formant des colonies très denses le long des routes et en bordure des champs, parfois même utilisé pour constituer des haies protectrices autour des champs cultivés afin de dissuader les animaux d’y entrer.

Ceci explique l’épithète marianum du binôme latin reprise dans le nom commun de chardon-Marie mais aussi d’autres surnoms comme chardon de Notre Dame ou chardon bénit (blessed thistle) ; ce dernier s’applique à d’autres espèces comme Centaurea benedicta, béni lui à cause de ses propriétés médicinales.

A quoi servent vraiment ces motifs blancs pour cette espèce et comment ce caractère a t’il été sélectionné ainsi au cours de l’évolution ? Voilà des questions plus matérialistes (et moins belles que la légende regretteront certains) que se posent les scientifiques.

Des marbrures et des épines

D’emblée on note l’étroite association entre ces marbrures et la présence d’épines redoutables (impossible de manipuler une feuille sans se faire mal) à vocation a priori défensives vis-à-vis des grands herbivores (limaces, escargots et insectes peuvent, eux, se faufiler entre les épines pour ronger les feuilles) : d’où l’idée que ces motifs blancs auraient comme les épines une fonction défensive ? Pour y répondre, un chercheur israélien (on ne quitte décidément pas le Moyen-Orient !) a étudié les variations de la largeur de ces dessins en fonction de la longueur totale des feuilles, du nombre d’épines au bord de celles-ci et de leur puissance. Les analyses statistiques montrent que tous ces paramètres sont fortement corrélés entre eux et confirment donc qu’il y a un lien entre la présence de motif blanc bien visible (dont la taille suit celle de la feuille) et une fonction défensive envers les herbivores (puisque plus les épines sont fortes et nombreuses, plus le motif est marqué).

Cependant, au cours du cycle de vie du chardon-Marie, plante bisannuelle, on observe une évolution progressive dans la mise en place de ce motif a priori dissuasif. Au stade plantule, les deux feuilles primordiales (les cotylédons présents dans la graine) sont lisses et vertes ; les deux premières feuilles initiées par la jeune plante portent des épines faibles sur toute la surface mais sont plates (donc en deux dimensions) et sans taches blanches. Les feuilles suivantes prennent une forme plissée ondulée qui leur confère une forme en 3D et s’ornent des marbrures blanches et des fortes épines sur le pourtour ; la taille des veines blanches augmente rapidement avec l’augmentation de taille des feuilles successivement élaborées. Ce développement confirme la liaison motif blanc/épines : sur les petites feuilles, les épines ne dépassent pas 1mm alors que sur les grandes feuilles elles atteignent jusqu’à 9cm de long ; parallèlement, les veines blanches passent de 1 à 5-6mm de large.

Mais en quoi ce motif peut-il constituer une protection ?

Des warnings !

Au premier abord, ces marbrures blanches semblent plutôt défavorables pour la survie du chardon-Marie. Des rosettes ainsi rendues visibles à plus de 10m de distance risquent plutôt d’attirer l’attention des grands herbivores (surtout dans les milieux très ouverts et bien éclairés que fréquente cette espèce) comme les chèvres et moutons, très répandus dans l’environnement méditerranéen depuis des millénaires ou des animaux sauvages comme gazelles, ânes sauvages, lapins, bouquetins, chèvres sauvages…. Ces zones blanches, dépigmentées ne peuvent assurer la photosynthèse et diminuent donc l’efficacité nourricière des feuilles. Elles ont donc un certain coût pour l’espèce.

Pour avoir été ainsi conservées au cours de l’évolution, elles doivent forcément avoir un avantage sélectif, c’est que permet d’inférer la théorie de l’évolution. Or, on sait que diverses plantes épineuses dont les agaves ou les aloès possèdent des épines colorées et des marques blanches qui soulignent leur armure défensive (2).

cmarie-agave

Feuilles d’agave d’Amérique armées d’épines et de motifs clairs en forme d’épines.

Ces marbrures blanches du chardon-Marie seraient donc un signal d’avertissement visible de loin pour signifier « pas la peine de venir me brouter, je suis immangeable » à des mammifères herbivores ; or, la plupart de ces derniers ont une vision des couleurs assez pauvre (moindre que la nôtre qui n’est pourtant pas la plus performante parmi les Vertébrés). La couleur blanche procurerait un contraste fort sur le fond vert sombre du feuillage et enverrait ainsi un message explicite. Si un herbivore ignore cet avertissement, il va vite constater que la plante est vraiment inattaquable avec ses bordures armées d’épines puissantes et tous sens (forme en 3D) et apprendre ainsi rapidement qu’il vaut mieux éviter d’y toucher et perdre son temps. Pourtant, le feuillage est parfaitement comestible et même nourrissant (alors que les fruits secs ou akènes renferment des substances toxiques) : il s’agit donc d’un message honnête comme disent les comportementalistes, un signal sans ambiguïté.

Les scientifiques appellent aposématisme ce mécanisme de protection par signal coloré (d’un mot grec ancien qui signifie « annoncer par des signes »).

La guilde des épineux laiteux !

Dans l’environnement originel de milieux arides et très pâturés du pourtour méditerranéen, on constate qu’il existe plusieurs autres espèces de plantes épineuses (appelées aussi « chardons » en langage populaire) qui présentent un tel motif de veines blanches sur fond vert et qui côtoient le chardon-Marie : le chardon de Syrie (Notobasis syriaca), le galactite cotonneux (Galactites tomentosus) et les scolymes (Scolymus maculatus et hispanicus). Cela conforte l’hypothèse et pointe un processus de constitution d’une guilde, un ensemble d’espèces non étroitement apparentées (même famille mais genres très différents), qui ont développé au cours de l’évolution ce caractère par mimétisme : la présence de marbrures blanches procure un avantage dès lors qu’au moins une autre espèce présente déjà ce trait dans l’environnement immédiat.

Quant à l’apparition de ce caractère, l’auteur de cette étude suppose qu’il s’agirait d’un mode de défense contre des herbivores mais qui aurait été détourné de sa fonction première au cours de l’évolution, notamment après le contact assez récent avec les troupeaux de chèvres et moutons introduits par les premiers agriculteurs ; on retombe sur l’idée d’une exaptation, un « recyclage » d’une adaptation dans un nouveau contexte (voir un autre exemple dans une chronique consacrée aux molènes).

Deux hypothèses sont donc avancées sur l’ancienne fonction de ces marbrures blanches : elles imiteraient les galeries des larves mineuses de mouches ce qui inciterait les femelles de ces dernières à ne pas venir pondre sur ces feuilles déjà occupées en apparence ; ou bien ces motifs zébrés diminueraient l’atterrissage en général des insectes sur de telles feuilles comme cela semble être le cas avec les zébrures noires et blanches des zèbres qui détournent les mouches tsé-tsé de se poser sur eux ! Donc, une fonction destinée aux insectes (et qui continuerait de fonctionner) se serait secondairement trouvée avantageuse vis-à-vis de nouveaux compétiteurs par association avec les épines ! Et l’auteur de l’étude de qualifier le chardon-Marie de zèbre vert !

Comme quoi la science apporte souvent des débuts de réponses (à confirmer et à vérifier) certes complexes mais largement aussi belles et étonnantes que les meilleurs contes et légendes !

BIBLIOGRAPHIE

  1. Why do some thorny plants resemble green zebras ? Simcha Lev-Yadun. Journal of Theoretical Biology 224 (2003) 483–489
  2. Aposematic (warning) Coloration Associated with Thorns in Higher Plants. SIMCHA LEV-YADUN J. theor. Biol. (2001) 210, 385-388

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez le chardon-Marie
Page(s) : 243 Guide des Fleurs du Jardin
Retrouvez la notion d'exaptation
Page(s) : 80-83 Guide critique de l’évolution