Cirsium eriophorum/ C. vulgare

Dans la chronique Un ravissant chardon, nous avons présenté le cirse laineux, son cycle de vie et ses caractéristiques. Ce cirse possède une vaste répartition en Europe centrale et occidentale mais dans la plupart des pays, y compris en France, il montre une présence très irrégulière pouvant être rare sur de vastes secteurs ou au contraire localement abondant, voire envahissant, mais toujours dans un nombre de stations réduites. Bien qu’il habite des milieux modifiés par les activités humaines (pâtures, bords de routes, carrières, clairières), on ne peut pas dire qu’il soit omniprésent, loin de là, contrairement à son très proche cousin, le cirse lancéolé ou cirse commun qu’il côtoie souvent. Cette opposition apparente de « tempéraments » entre ces deux cirses va servir de fil conducteur à cette chronique et permettre de découvrir les subtilités de l’écologie du cirse laineux. Les résultats de deux études anglaises (2 et 3) sur ce couple d’espèces vont éclairer cette comparaison.

Bref portrait du cirse lancéolé

De même stature et port que le cirse laineux, avec une tige forte unique mais ramifiée, une rosette de feuilles à la base la première année, le cirse lancéolé s’en distingue aisément par ces quelques caractères :

– un feuillage d’un vert plus franc et plus sombre

– des feuilles découpées en segments plus courts, étalés dans plusieurs directions mais avec une régularité bien inférieure à celle observée chez le cirse laineux et un long segment terminal armé d’une longue épine jaune ; ceci lui vaut le surnom de chardon-épée en anglais !

– une rosette de feuilles plaquée au sol, plus laineuse d’aspect et découpée moins profondément

– des capitules de fleurs bien plus petits avec un involucre vert franc à peine poilu et des fleurs franchement rouges : rien à voir avec les énormes capitules laineux du cirse éponyme.

Autre différence évoquée ci-dessus : il est très commun et fréquente volontiers les milieux très perturbés par les activités humaines jusque dans les jardins ou les pelouses, ce que ne fait jamais le cirse laineux.

Frugal contre vorace ?

En Grande-Bretagne, le cirse laineux est nettement confiné sur les terrains calcaires et fuit les sols acides ; mais il se trouve là en limite nord de son aire de répartition ce qui peut modifier ses exigences. En France, il semble bien là aussi associé aux sols non acides sur des roches calcaires ou, comme en Auvergne, sur des roches volcaniques où il se montre très prospère. Son absence du Massif Armoricain tient sans doute à la prédominance des sols acides de cette région. Mais le cirse lancéolé recherche aussi les sols non acides et se montre bien plus présent partout.

En fait, les observations plus fines montrent que le cirse laineux fréquente plutôt les sols pas trop enrichis en matières nutritives, là où le cirse lancéolé au contraire se montre très envahissant. Une des deux études anglaises a testé expérimentalement la réaction de ces deux espèces face à un apport artificiel d’engrais dans leur environnement : le cirse lancéolé est alors capable de fabriquer plus de biomasse (de tiges, de feuilles, …) que le cirse laineux ; mais, contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce dernier tolère et supporte très bien ces situations enrichies mais semble donc moins en profiter. Ceci expliquerait pourquoi quand on cultive le cirse laineux en jardin, il fleurit (puis meurt : voir la chronique précédente) en deux ans contre trois ou plus à l’état sauvage. Cela suggère aussi qu’en situation de concurrence sur de tels sols, le cirse lancéolé doit prendre rapidement l’avantage.

Veaux, vaches et moutons

combat-cerioinvas

Pâture d’Aubrac colonisée par les cirses laineux

Ces deux cirses fréquentent très volontiers les prés pâturés par le bétail et c’est là qu’ils peuvent proliférer localement au point de poser des problèmes pour les éleveurs (voir la chronique précédente et l’échardonnage). Cet attrait pour la pâture se comprend rapidement quand on observe un pré où nos cirses sont installés : au cœur de l’été, alors que tout le reste est tondu, piétiné ou grillé, ils trônent de manière insolente, arborant leurs belles floraisons grâce à la puissante racine qui plonge profondément dans le sol et leur permet de s’approvisionner en eau. Il suffit d’essayer de les toucher pour comprendre ce refus du bétail à leur égard : les robustes épines qui arment les feuilles dans toutes les directions rendent impossible leur consommation. Le cirse lancéolé se trouve d’emblée avantagé un peu par l’apport de fumier naturel que représente les excréments du bétail (voir ci-dessus) ; il tend d’ailleurs à proliférer là où il y a surpâturage contrairement au cirse laineux plus cantonné dans des pâturages maigres peu chargés en animaux.

Mais il y a un talon d’Achille chez nos deux épineux : le stade plantule et jeune plante la première année qui suit la germination car les jeunes feuilles, plus tendres (et chargées en matières nutritives) peuvent alors être broutées. Nos deux espèces réagissent-elles de manière égale à cette étape critique ?

Un bon début mais non confirmé !

Des recensements sur le terrain montrent que des graines de cirse laineux plantées dans un pâturage à moutons germent beaucoup mieux et jusqu’au stade des plantules à deux feuilles (tôt au printemps avant le passage des animaux) réussissent beaucoup mieux que celles du cirse lancéolé alors qu’en laboratoire le taux de germination est égal (76% de survie contre 13%). Cette meilleure réussite initiale tient sans doute à la taille plus grande des graines du cirse laineux avec donc plus de réserves pour la survie de la toute jeune plantule. Mais, c’est un peu plus tard, quand le pâturage va commencer que les choses se gâtent pour celui-ci.

Les expérimentations menées en Angleterre montrent que le cirse lancéolé a un taux de croissance supérieur au stade plantule : il accumule plus de réserves et plus vite que le cirse laineux même sur des sols moins riches. Mais surtout, il supporte nettement mieux une défoliation partielle à ce stade. A régime de pâturage identique, le jeune cirse lancéolé termine sa première année en conservant 70% de sa biomasse initiale contre 30% chez le cirse laineux qui se trouve ainsi fortement désavantagé à ce stade d’installation.

L’observation des rosettes apporte un élément de réponse à cette différence : les jeunes feuilles du cirse laineux sont plus amples, plus dressées et arquées au-dessus de la végétation herbacée : elles se trouvent en première ligne lors du passage au printemps d’un troupeau. Au contraire, les jeunes feuilles du cirse lancéolé sont plaquées au sol, appliquées et échapperaient mieux à cette attaque. Ainsi, on comprend pourquoi le cirse laineux tend à mieux se maintenir dans des lieux peu pâturés ou pas du tout au moment de la période d’installation au printemps tout en étant pénalisé par un couvert herbacé trop dense qui gêne la germination ! La présence de trous créés par les pas du bétail ou des grattées de lapins peut alors servir de base de départ plus propice.

Des graines trop lourdes ?

Comme la phase d’installation semble décisive, vu qu’au stade adulte l’un et l’autre deviennent « imprenables », les chercheurs anglais ont interrogé une autre étape : celle de la dispersion des graines. Les deux espèces montrent une remarquable prolificité avec des dizaines de capitules par plantes. Les graines surmontées d’une aigrette de soies plumeuses (signe distinctif des cirses) sont emportées par le vent ou s’accrochent au pelage des animaux qui passent et se détachent rapidement. Dans la réalité, comme l’aigrette est fixée de manière lâche à la graine et se détache facilement, beaucoup de graines tombent au pied de la plante mère faute de parachute. Néanmoins, une part d’entre elles réussit à être emportée en fin d’été ou en automne lors des coups de vent.

Une expérience menée sur le terrain a consisté à lâcher en même temps par temps de vent des graines dotées de leur aigrette des deux espèces et de mesurer leur déplacement. La majorité des graines volantes ne vont pas plus loin que quelques mètres mais la moyenne des distances parcourues par celles du cirse lancéolé est significativement supérieure à celle du cirse laineux : 4,9m contre 3,9m. Plus intéressant encore : les distances maximales parcourues sont de 60m pour le cirse laineux contre plus de 100m pour le cirse lancéolé. Ce dernier doit payer quelque part le fait d’avoir des graines un peu plus lourdes … qui l’avantageaient au stade plantule !

Ces études montrent la nécessité d’observations très fines avec des expérimentations pour démêler les subtiles différences entre espèces et permettre de comprendre comment en un lieu donné se font les assemblages d’espèces.

BIBLIOGRAPHIE

  1. Cirsium eriophorum (L.) Scop. (Carduus eriophorus L.; Cnicus eriophorus (L.) Roth). R. Tofts. JOURNAL OF ECOLOGY. Volume 87, Issue 3, June 1999
  2. Community assembly from the local species pool:
an experimental study using congeneric species pairs. R. TOFTS and J. SILVERTOWN. Journal of Ecology 2002 90, 385–393
  3. Niche differences and their relation to species’ traits in Cirsium vulgare and C. eriophorum. R. Tofts ; J. Silvertown. Folia Geobotanica 35 : 231-240, 2000

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez le cirse lancéolé
Page(s) : 206-207 Guide des plantes des villes et villages
Retrouvez le cirse lancéolé
Page(s) : 280 L’indispensable guide de l’amoureux des fleurs sauvages