Silene baccifera

10/08/2021 Cucubale : sans doute grâce à sa consonance qui en fait sourire plus d’un, voilà un nom de plante que l’on n’oublie pas. Mais quid de la plante elle-même : bien peu la connaissent vraiment bien que le cucubale soit relativement répandu (mais pas partout). Paradoxalement, bien qu’il se développe en colonies étendues, on a du mal à le repérer car il se fond dans la végétation environnante et sa floraison très abondante de fleurs pourtant assez grosses ne brille pas par son éclat. Autre paradoxe pour cette plante : bien que présentant des singularités uniques dont un fruit charnu en forme de baie, le cucubale se classe au sein du genre Silène (Silene) auprès des compagnons blancs notamment ou du silène enflé. 

Drôle de nom

Évidemment, on a tout de suite envie de savoir l’origine de ce nom cucubale. Le site du CNRTL (Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales), une ressource très sérieuse et précieuse que je conseille vivement, nous dit que ce mot dérive du latin cucubalus qui désignait une plante, nom emprunté une première fois auparavant sous la forme cucube. Pline notamment cite un cucubalus qu’on a traduit par morelle noire, une plante aux baies noires, mais sans aucune certitude. On reste un peu frustré ! 

Le calice évasé en forme de « marmite »

Personnellement, ce nom populaire m’évoque l’épithète du nom latin latin d’une plante exotique grimpante très cultivée comme ornementale, le pois-de-cœur, originaire d’Amérique du Nord : Cardiospermum halicacabum ; Cardiospermum signifie « graine de cœur et fait allusion à la tache noire en forme de cœur sur la graine blanche ; reste halicacabum qui serait dérivé de halikakabos mot désignant une marmite utilisée dans la marine : cet adjectif ferait allusion au fruit gonflé en formé de ballon vert qui renferme les graines. Une autre plante bien connue vivant à l’état sauvage chez nous, le coqueret alkékenge ou amour en cage, très cultivé pour ses fruits en forme de lanterne chinoise renfermant une baie orange vif, porte entre autres le surnom de … cacabos. Certes ce n’est pas la même racine que cucubale mais la sonorité est très proche et, surtout, le cucubale possède des fleurs avec un calice très évasé en forme de … marmite avec une baie noire à l’intérieur à maturité (voir ci-dessous). Tout ceci n’est qu’élucubration de ma part : reste à le confirmer scientifiquement ! Si quelqu’un, expert en linguistique et histoire des mots, peut apporter un éclairage étayé, il sera le bienvenu et ses observations seront ajoutées à cette chronique ! 

Attention à double titre : contrairement à ce qui semble être l’usage sur de nombreux sites de vulgarisation botanique, cucubale serait un nom masculin d’après le CNRTL que je considère comme une référence ; d’autre part, une autre espèce de silène très commune, le silène enflé ou silène commun est parfois surnommé silène cucubale ! lui aussi possède un calice en forme d’outre. 

Liane paresseuse 

Colonie en fin de printemps, lâchement « avachie » sur les herbes environnantes

Première originalité du cucubale : son port presque grimpant. Chaque touffe est formée d’une multitude de longues tiges en tous sens, couchées à la base, avec de longs entre-nœuds et des rameaux latéraux très écartés presque à angle droit qui renforcent l’étalement dans l’espace. Ce fouillis de tiges finement poilues et feuillées s’appuie tant bien que mal sur la végétation environnante qu’elle soit herbacée ou buissonnante et s’entremêle avec elle : ainsi s’explique cet aspect « brouillon », diffus, difficile à cerner … et à photographier de manière correcte ! Pour autant, ces tiges, plutôt fragiles et cassantes, réussissent ainsi à se hisser tant bien que mal au-dessus de la végétation et à monter ainsi jusqu’à presque deux mètres de hauteur ou à s’étaler d’autant par-dessus les herbes. Ce port lui a valu les surnoms de cucubale couché ou cucubale paresseux. Un autre surnom populaire, très joli, coulichon, fait peut-être (au son ?) allusion à ce port « coulant » ?

Un abondant feuillage couvre les tiges d’un vert sombre mat : les feuilles simples ovales allongées, terminées en pointe courte, molles et duveteuses dessus et dessous sont disposées par paires selon le mode classique de la famille des Caryophyllacées (œillets, saponaires, …). Les feuilles des rameaux florifères au sommet des tiges sont plus petites que les larges feuilles basales. 

Dans les sites relativement éclairés, le cucubale peut prendre une teinte générale pourprée violacée, surtout sur les feuilles basales, teinte qui s’étend jusqu’aux calices des fleurs, les rendant alors bigarrés et un peu plus visibles. Cette coloration résulte de la fabrication de pigments anthocyaniques dont on sait qu’ils jouent un rôle dans la protection contre les UV (voir le dossier sur les feuilles d’automne) : or, le cucubale craint un peu le plein soleil. En automne, ces tiges et feuilles se dessèchent et persistent ainsi sèches une bonne partie de l’hiver avec les fruits (voir ci-dessous). Si toutes les parties aériennes meurent en hiver, la plante n’en reste pas moins pérenne via son appareil souterrain bien développé. Dès la fin de l’hiver, on voit apparaître les jeunes pousses très basses d’un beau vert, reconnaissables à leur aspect très duveteux.

Elles vont grandir lentement et les touffes vont atteindre leur apogée au début de l’été avec la floraison. Le cucubale semble persister longtemps dans ses sites tant que les conditions lui restent favorables : je connais des stations avec quelques touffes toujours au même endroit depuis plus de quinze ans ! 

Drôle de fleur 

Fleur dont a découpé le calice

La floraison débute à partie de fin juin avec un pic en juillet-aout et jusqu’en septembre. Les fleurs se forment au sommet des tiges et sont disposées, une par une, selon des inflorescences très diffuses formant des fourches très ouvertes, des cymes bipares.

Chaque fleur portée sur un court pédoncule est penchée, surtout au stade bouton, et se redresse à peine à la pleine floraison. Leur structure diffère nettement de celle majoritairement observée dans la tribu des Silènées au sein de la famille des caryophyllacées où se classe le cucubale (voir ci-dessous). Ici, point de calice resserré vers le haut qui englobe la longue tige verticale des pétales (onglet) mais au contraire un calice duveteux d’un vert doux très évasé, ouvert en coupe avec cinq larges dents triangulaires au sommet étalées (les 5 sépales soudés à leur base) ; il ne porte pas non plus de nervures (voir le calice très nervuré des compagnons, de la nielle, …). 

Cet évasement marqué permet d’observer à loisir l’intérieur de la fleur contrairement à ce qui se passe chez ses congénères à la gorge très fermée. Cinq pétales libres, portés chacun sur un onglet vertical, étalent leurs lobes allongés entre les dents du calice. D’un vert jaunâtre à blanc jaunâtre peu voyant, ils se trouvent ainsi très écartés entre eux. Chacun d’eux est profondément divisé en deux (bifide) et porte à la base du lobe une écaille marquée formant une bosse. Cette forme bien particulière explique sans doute l’un des noms populaires du cucubale : bec d’oiseau ? Sur les dix étamines, aux anthères blanchâtres, peu voyantes elles aussi, cinq adhèrent à la base des pétales et les cinq autres se fixent entre les onglets. 

Reste tout au fond du calice ouvert une petite boule vert brillant, l’ovaire, coiffé par trois longs styles fins et courbés. A maturité, ce pistil va se transformer en fruit très surprenant pour un silène. 

Pseudo-baie 

Alors que toutes les autres Caryophyllacées et notamment les plus apparentées de la tribu des Silènées produisent des capsules qui sont des fruits secs s’ouvrant par le sommet, le cucubale se démarque par ses fruits ressemblant fortement à des baies globuleuses luisantes, d’abord vertes puis rougeâtres pour devenir presque noires à maturité. Sous la peau dure et un peu coriace, on trouve une maigre chair verte englobant plusieurs dizaines de graines globuleuses (15mm de diamètre) brun noir à maturité ; comme à maturité, elle finit par s’ouvrir de manière irrégulière, on l’assimile plus à une capsule un peu charnue qualifiée de pseudo-baie. En fait, génétiquement, il suffit de quelques mutations assez simples pour qu’un fruit sec devienne charnu ce qui tempère largement l’envie de faire du cucubale une espèce radicalement différente des autres silènes. On retrouve un scénario du même type au sein de la famille des Renonculacées aux fruits secs (akènes ou follicules) avec un genre produisant des pseudo-baies charnues noires et représenté chez nous par l’actée en épi. 

Le calice persiste sous le fruit qui se trouve en fait perché sur un pied assez épais (carpophore) présent depuis le début dans la fleur et qui se retrouve chez d’autres silènes sous la capsule sèche. Rapidement, les sépales du calice se rabattent ce qui met le fruit bien en avant au milieu de sa coupe de présentation. Ainsi, avec leur couleur sombre et luisante, ces fruits deviennent très visibles et semblent consommés par des passereaux qui participent ainsi à la dispersion des graines dans leurs excréments (endozoochorie ). Chez les autres silènes, la capsule s’ouvre au sommet et les graines tombent au sol ou sont projetées lors des coups de vent. 

Frileux 

Colonie sur un talus herbacé en bordure de cultures

Pour rencontrer le cucubale, il faut bien connaître ses exigences assez étroites. D’abord, il a besoin d’un climat doux et ne monte pas au-delà de 800m en altitude, son optimum se situant entre 0 et 500m ; le corollaire de cette frilosité est qu’il devient très ponctuel vers le nord. Par ailleurs, il a besoin de sols mouillés à humides assez riches en éléments nutritifs : il trouve de manière optimale ces conditions réunies dans les vallées alluviales de basse altitude de toute une grande moitié sud du pays, celle de la Loire incluse ; dès la vallée de la Seine, il devient plus localisé. Là, il prospère dans et le long des forêts alluviales inondables : saulaies, peupleraies, berges des rivières ; il y côtoie souvent d’autres « lianes » herbacées bien plus vigoureuses que lui comme le houblon, la bryone ou le liseron des haies.

Mais, il s’accommode aussi très bien des haies, des fourrés et des lisières humides, souvent au pied de fossés et dans les zones bocagères ; il occupe aussi les talus herbacés pourvu que le sol soit assez humide et qu’il soit un peu abrité par des buissons ou des arbres. Dans ces milieux, il se rapproche de l’homme profitant sans doute de l’enrichissement des sols par activités humaines.

Sa répartition mondiale surprend par son ampleur puisqu’il occupe toute l’Eurasie tempérée jusqu’en Chine et à Taïwan. Il déborde aussi un peu en Afrique du nord. 

Jeunes pousses fragiles émergeant d’un tapis de gaillet gratteron

Vrai silène 

Longtemps, le cucubale a été placé dans un genre à part, Cucubalus, où il était la seule espèce, notamment sur la base de son fruit unique par son caractère charnu. Mais, tous ses autres caractères le situaient néanmoins au sein de la tribu des Silènées. Les analyses génétiques menées au cours des dernières décennies ont exploré les apparentements au sein de cette tribu et conduit à divers changements : les compagnons (blanc ou rouge) autrefois dans le genre Melandryum ou bien Lychnis ont été réintégrés au sein du genre Silene ; par contre, de ce dernier, très riche en espèces, on a écarté l’ex-Silène arméria (et des espèces proches) des milieux rocheux placés dans un genre à part Atocion ainsi que les ex-silènes viscaires déplacés dans le genre Viscaria. La tribu compte donc désormais huit genres dont le principal, Silene

Ces mêmes analyses ont démontré clairement que le cucubale, par son génome, s’insérait en plein milieu de l’arbre des espèces du genre Silene et devait y être inclus ; d’où son nouveau nom recombiné de Silene baccifera ; l’usage conserve son nom populaire de cucubale (au lieu de retranscrire le nouveau nom en silène à baies) ce qui rappelle que, malgré tout, même au sein de ce genre, il reste à part. En Chine, on a récemment trouvé des graines fossiles très proches de celles du cucubale et datant de la fin du Pliocène (- 3 à – 2,5Ma) ; son individualisation reste donc relativement récente. 

Un autre élément milite en faveur de sa place au sein du genre Silene : comme chez d’autres silènes (mais aussi les saponaires ou les œillets), les fleurs du cucubale peuvent être parasitées par un champignon microscopique du groupe des urédinales, Microbotryum violaceum. Celui-ci s’attaque aux grains de pollen dans les anthères des étamines qui se déforment et éclatent, libérant ainsi les cellules sexuelles de dispersion (téliospores). Là aussi des analyses génétiques tendent à démontrer qu’en fait, il existe en fait plusieurs espèces de ce champignon, spécialisées chacune sur une ou quelques espèces de silènes (ou d’autres caryophyllacées) : on parle d’espèces cryptiques, discernables uniquement par leur génome. Des expériences d’inoculations montrent que l’on peut infecter des fleurs de cucubales avec des souches venant de fleurs de compagnon blanc infectées ou de compagnon rouge ou de silène enflé ; réciproquement, des souches prélevées sur des fleurs de cucubale infectées peuvent contaminer les autres. Ce « partage » du même parasite plaide nettement en faveur d’un fort apparentement de ces espèces. Cependant, dans la nature, on n’observe que très rarement des fleurs de cucubale infectées par ce « charbon des étamines ». Ceci pourrait s’expliquer par un passage seulement très récent depuis les compagnons blanc et rouge vers le cucubale comme nouvel hôte accessoire. D’autre part, le parasite se disperse via les insectes pollinisateurs qui visitent les étamines infectées et emportent avec eux les spores du champignon. Or, le cucubale ne semble pas très attractif pour les insectes pollinisateurs : on ne sait pas clairement qui sont ses principaux pollinisateurs et on pense aussi qu’il doit recourir à l’autopollinisation car, malgré tout, presque toutes ses fleurs donnent des fruits. Vu la structure très ouverte de celles-ci, on peut penser qu’il reçoit les visites d’insectes généralistes tels que des mouches ou des petits coléoptères ; mais même ces derniers doivent avoir tendance à peu disperser le pollen ou les spores du fait du développement du cucubale en grosses touffes assez isolées et espacées : les insectes tendent donc à aller de fleur en fleur mais sur la même touffe . 

Bibliographie 

First discovery of Cucubalus (Caryophyllaceae) fossil, and its biogeographical and ecological implications. Yong-Jiang Huang et al. Review of Palaeobotany and Palynology 190 (2013) 41–47 

Anther smuts of Caryophyllaceae: Molecular analyses reveal further new species.Matthias LUTZ et al. mycological research 112 (2008) 1280–1296