Cygnus olor

Chez les cygnes, le dimorphisme sexuel est peu marqué contrairement à ce qui se passe chez nombre de canards et apparentés où mâles et femelles arborent des plumages radicalement différents en saison de reproduction. Chez le cygne tuberculé, outre la légère différence de taille (en faveur des mâles), il existe un organe original qui varie plus ou moins selon le sexe : le tubercule charnu mou à la base du bec, sorte de protubérance noire qui ressort sur le fond rouge du reste du bec et participe à donner à ce cygne un air « sévère ». Il est généralement plus développé chez le mâle mais ne constitue pas pour autant un indicateur fiable pour sexer les individus.

Ce tubercule présent toute l’année et chez les deux sexes ne se retrouve que chez une seule autre espèce de cygne, le cygne à cou noir d’Amérique du sud mais aussi, toujours au sein de la famille des anatidés, chez certains tadornes, chez le canard de Barbarie ou sous une forme bien plus développée chez les « canards à peigne » d’Amérique du sud (Sarkidiornis).

Quel est son rôle exact et comment évolue t’il au cours de la saison de reproduction ?

Une importance primordiale a priori

La cygne tuberculé est une espèce d’assez grande longévité (plus de dix ans), monogame avec des couples très stables dans la durée (seulement quelques pour cents de divorces !). La formation de couples les plus performants possibles constitue une étape cruciale car l’investissement parental dans l’élevage des jeunes y est très important. Si la femelle couve seule, le mâle monte assidûment la garde et éloigne les importuns avec ses comportements agressifs si efficaces (voir la chronique sur cet aspect du comportement des cygnes tuberculés). Dès la naissance des jeunes, il va participer activement tout autant que la femelle à leur élevage : maintenir l’accès aux zones de nourrissage propices aux jeunes en éloignant les familles rivales ; chasser les prédateurs ; protéger contre les attaques possibles d’autres couples surtout sur les sites à fortes densités.

Dans ce contexte, choisir le « bon » partenaire pour l’un et l’autre sexe devient vital pour la survie de l’espèce. Or, chez beaucoup d’oiseaux, la coloration du plumage représente un critère de choix important car il peut traduire l’état de santé et la vigueur de l’oiseau. Comme chez le cygne tuberculé, les deux sexes sont identiques à ce niveau, un des indicateurs possibles serait ce fameux tubercule du bec.

Pour le vérifier, une équipe de chercheurs franco-britanniques (1) a mené une étude de suivi de l’évolution de ce tubercule à partir de photos rapprochées des becs prises régulièrement au cours de la saison de reproduction sur près de 738 oiseaux. Pour réaliser une étude aussi fine et de grande ampleur, ils ont choisi un site très particulier célèbre dans toute l’Angleterre et qui mérite à lui seul un paragraphe !

Abbotsbury Swannery

Situé sur la côte du Dorset, dans une lagune naturelle, ce site abrite la seule colonie semi-naturelle (oiseaux en liberté) de cygnes tuberculés dans le monde. Sur à peine un hectare, il y a pas moins de 600 cygnes en permanence dont environ 150 couples qui se reproduisent selon un mode colonial unique : les nids sont très près les uns des autres. La colonie reçoit deux fois par jour de la nourriture toute l’année. Tous les jeunes oiseaux sont bagués ce qui, pour les chercheurs, représente un avantage considérable pour connaître l’âge des individus (91% des oiseaux suivis étaient ainsi connus !) et le sexe ; les jeunes sont sexés à partir de l’observation du cloaque mais cet examen n’est pas entièrement fiable. On peut néanmoins s’assurer du sexe au moins pour les couples reproducteurs en repérant qui assure l’incubation (la femelle).

Cet « élevage » remonte au 11ème siècle, à une époque où le cygne était un mets recherché lors des banquets et a été établi par des moines bénédictins. Par la suite, le cygne est resté longtemps étroitement associé à la couronne royale et devenu un oiseau très populaire (2) ; la « cygnerie » (traduction personnelle de swannery !) d’Abbobtsbury a donc pris une dimension d’attraction touristique de masse très prisée des familles anglaises, surtout au moment du rituel du nourrissage. Le site a même servi de cadre pour le tournage d’une séquence d’un film d’Harry Potter (en 2007) et figure de ce fait dans la liste des lieux associés au film (n° 33) à visiter absolument pour les fans !

cygnebec-swannery

Un tubercule à géométrie variable

Pour prendre en compte les variations de taille entre oiseaux, les chercheurs ont retenu comme critère de comparaison la longueur relative du tubercule calculée par le rapport de sa longueur sur la longueur du bec. L’analyse des résultats montre des variations très sensibles sur la période de reproduction ce qui explique notamment que la taille du tubercule ne puisse être un critère absolu pour différencier les sexes.

Les variations ne suivent pas le même schéma selon le sexe. Chez les mâles, la longueur relative du tubercule connaît un pic au moment de l’éclosion des jeunes, i.e. au moment où les mâles entrent vraiment en scène dans des comportements agressifs notamment ici dans ce contexte colonial où les jeunes peuvent facilement subir des attaques des autres adultes. Ensuite, sur la période mai-juin, on observe une nette réduction du tubercule qui diminue de 9,2% chez les mâles en couple et de 8,3% chez les non nicheurs pour atteindre la taille minimale au moment de la mue très coûteuse en énergie. Chez les femelles, les longueurs relatives restent en dessous des celles des mâles et les plus basses valeurs correspondent à la période d’élevage des jeunes en mai. De mars à mai, la diminution atteint 13% chez les femelles reproductrices (contre 6% pour les non reproductrices). Pondre et élever les jeunes induit une perte de poids importante (évaluée à près de 30% par une étude suédoise) et la réduction du tubercule traduit sans doute ce coût énergétique de l’élevage.

L’âge intervient aussi dans les changements du tubercule. Chez les mâles, la taille maximale est atteinte vers 8 ans puis commencerait à diminuer à partir de 14 ans (mais cela reste à confirmer vu la faiblesse des effectifs de mâles âgés étudiés).

Un outil performant

On sait par d’autres études (très nombreuses en Angleterre !) que les cygnes s’apparient entre oiseaux de mêmes catégories d’âges, ce qui signifie qu’ils sont capables d’identifier ce critère ! On pourrait donc penser que le tubercule serait cet indice mais les résultats statistiques de l’étude ne confirment pas ce fait. De même on sait que la taille des pontes et la date de ponte des couples tendent à diminuer chez les couples de plus de 12 ans : la diminution (peut être ?) du tubercule chez les mâles au delà de 14 ans irait dans ce sens mais là encore aucune confirmation. On le voit, les chercheurs restent très laconiques dans leur conclusions ce qui est un gage de rigueur scientifique et oriente vers de futures autres recherches. Il reste notamment à mener une telle étude dans d’autres contextes que celui-ci très particulier à plusieurs titres (oiseaux nourris toute l’année et nichant « les uns sur les autres »).

La coïncidence entre la taille maximale du tubercule chez les mâles et la période où ils doivent le plus interagir avec les autres cygnes (hors du couple) pointe en tout cas vers un rôle social déterminant pour l’accès aux ressources alimentaires nécessaires au développement des jeunes. Ceci expliquerait aussi pourquoi le tubercule est développé aussi chez les femelles qui participent à cette phase de l’élevage.

En tout cas, ce tubercule apparaît bien comme un outil intéressant pour communiquer entre sexes au sein d’un couple et entre individus en période cruciale de la reproduction avec le gros avantage d’être modulable rapidement (en moins de deux mois) ce qui permet d’économiser des ressources énergétiques dans des périodes défavorables comme la mue ou la ponte. Rien à voir par exemple avec les encombrants bois des cervidés par exemple, très coûteux et non modulables !

Le comportement agressif des cygnes assure une protection efficace pour la survie des jeunes ; ici, une famille bien encadrée (mâle en tête reconnaissable à son gros tubercule noir sur le bec) sur un canal du Marais vendéen

Sur cette photo, on peut penser que l’adulte en tête de la famille serait un mâle au vu de son tubercule développé à une période maximale pour lui tandis que l’adulte à l’arrière serait la femelle qui elle a vu son tubercule diminuer pendant l’élevage.

Gérard GUILLOT : Zoom-nature.fr

BIBLIOGRAPHIE

  1. Seasonal changes in male and female bill knob size in the mute swan Cygnus olor. Nicholas Horrocks, Christopher Perrins and Anne Charmantier J. Avian Biol. 40: 511-519, 2009
  2. Birds britannica. M. Cocker ; R. Mabey. Chatto et Windus. 2005

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez le cygne tuberculé
Page(s) : Le Guide Des Oiseaux De France
Retrouvez les autres cygnes sans tubercule
Page(s) : 66-67 Le Guide Des Oiseaux De France