Orchis mascula

Chez une bonne vingtaine d’espèces d’orchidées de notre flore aux fleurs pourpres ou rose, on observe souvent un curieux phénomène dans une population (un groupe d’individus en un lieu donné) : au milieu d’une majorité d’individus « classiques », on peut trouver des variants plus clairs, plus foncés, voire des individus complètement décolorés, dits albinos. L’orchis bouffon, une petite orchidée printanière des prés et pelouses sèches, est ainsi championne en la matière avec parfois quatre à cinq variants colorés dans une même population et des intermédiaires (voir la galerie ci-dessous). Ce polymorphisme coloré comme on l’appelle pose la question de sa signification évolutive : pourquoi, chez certaines espèces, de telles variations sont-elles conservées et avec quelles conséquences pour les individus et la population ?

Chez d’autres espèces, comme l’orchis mâle, espèce printanière très commune des bocages, prairies et bois clairs, cette variation se montre plus discrète : on ne trouve que rarement quelques individus complètement blancs au lieu de pourpre violacé. Une rencontre récente avec un pied d’orchis mâle albinos superbe m’a interpellé et j’ai découvert que des chercheurs français avaient étudié en détail ce cas précis avec des résultats très inattendus et passionnants : ainsi naissent les chroniques, nourries des rencontres naturalistes !

Tout pour plaire

Au premier coup d’œil, les fleurs de l’orchis mâle semblent avoir tout pour plaire et attirer les insectes assurant leur pollinisation. On a d’abord l’effet de groupe avec un long épi dense composé de dizaines de fleurs pourpre violacé, bien au-dessus de la rosette de feuilles (souvent tachées de foncé) et donc faciles d’accès ; comme, en plus, cette espèce tend à vivre en petites populations souvent fournies regroupant des dizaines à des centaines d’individus souvent proches les uns des autres, la floraison printanière (dès le début avril) accroche le regard …. enfin, au moins le nôtre ! Chaque fleur exhibe sa structure typique de fleur d’orchidée formée de six pièces colorées ou tépales : trois plus ou moins rapprochés au-dessus en casque assez ouvert (notez la différence avec l’orchis bouffon au casque plus fermé) ; deux latéraux rabattus vers l’arrière comme des ailes et le fameux labelle, ce grand tépale pendant, élargi en plate-forme d’atterrissage un peu courbé et divisé en trois lobes. Sur ce labelle, on remarque au milieu des petites macules purpurines et vers la base une tache plus claire blanchâtre ou jaunâtre qui marque l’entrée vers l’éperon. Ce dernier est une sorte de tube cylindrique pointé derrière la fleur, soit horizontalement, soit le plus souvent plus ou moins relevé à la verticale. Qui dit éperon, dit en général un bonus en nectar pour les insectes si on se réfère à la valériane rouge par exemple (voir la chronique).

Approchons-nous et penchons-nous pour humer la belle. Oups ! Première déception de taille : çà sent … le pipi de chat ! Mais, passons outre en nous disant que de tels parfums n’ont jamais été destinés aux humains et qu’ils peuvent effectivement attirer nombre d’insectes.

Vraiment décevantes

Au vu de ses atouts, de telles fleurs devraient avoir un succès assuré et être facilement fécondées par des pollinisateurs séduits d’autant que l’autopollinisation ne fonctionne pratiquement pas chez cette espèce. Pourtant, diverses études (1) ont montré que plus de 50% des inflorescences ne donnent pas de fruits : 88% des plantes produisent seulement trois fruits au plus par inflorescence ! La production moyenne de fleurs fructifiant se situe en moyenne entre 3 à 20%. Si on pollinise manuellement les fleurs, on atteint au contraire les 80% de fleurs donnant des fruits : il y a donc clairement un problème chez cette espèce en termes de pollinisation insuffisante dans son milieu naturel.
Une autre observation (1) interpelle : dans les inflorescences, les quatre fleurs les plus basses sont les plus pollinisées par rapport aux autres ; celles situées au-dessus du milieu voient leurs chances de fructifier réduite de moitié au moins. Curieux, non ? L’observation directe a permis de recenser une trentaine d’espèces de pollinisateurs avec en tête les abeilles solitaires et les bourdons (plus parfois des papillons de nuit). Mais si on les suit lors des visites, on constate un comportement particulier : les bourdons « sondent » avec leur longue langue les deux premières fleurs du bas (celles fleuries en premier) puis s’en vont ; les abeilles solitaires font de même au bout de 7 à 8 fleurs visitées et vont ailleurs. Tout indique que ces approches rebutent les visiteurs et la raison en est toute simple : le fameux éperon prometteur ne produit pas de nectar !

Comme en plus, le pollen se trouve sous forme de masses gluantes (pollinies) non exploitables par les butineurs, il n’y a donc aucune récompense pour les pollinisateurs : l’arnaque totale ! Tromperie sur la marchandise pleine de promesses : on parle de pollinisation par duperie(deceiptive pollination en anglais). Ce mode de pollinisation a l’avantage pour la plante d’économiser de l’énergie non consacrée à la fabrication de nectar : près d’un tiers des espèces d’orchidées ont adopté de mode de fonctionnement ! (voir la chronique sur l’orchis bouc).
La preuve est fournie par des expériences consistant à remplir l’éperon de nectar : pour les abeilles solitaires, le nombre de fleurs visitées par inflorescence passe alors de 7 à … 57 ! En fait, les visites se concentrent que les deux ou trois premiers jours qui suivent la floraison tant que les abeilles et bourdons n’ont pas encore appris (ils en sont capables) à éviter ces fleurs scélérates. La floraison printanière assez précoce leur permet aussi d’abuser des reines des bourdons encore naïves et qui ont un besoin impérieux de nourriture pour fonder leurs colonies par exemple.

Floraison printanière d’une colonie d’orchis mâles

Tornade blanche

Dans ce contexte de duperie généralisée, venons-en aux variations de couleurs évoquées en introduction et aux individus albinos (on devrait dire hypochromes !). Cette forme blanche (ou morphe) ne s’observe que rarement : en moyenne, cela concerne seulement 1% des individus. De plus, on ne les trouve que dans certaines populations si bien que sur le terrain on rencontre des populations uniformes composées d’individus « normaux » pourpres (plus ou moins foncés) et des populations dites mixtes avec quelques individus blancs.
Dans la région de Montpellier, une équipe de chercheurs a étudié ce qui se passait en termes de succès de la reproduction (fleurs fécondées se transformant en fruits) en comparant des populations uniformes et des mixtes (2). Et le résultat principal obtenu a de quoi surprendre. Dans les populations uniformes, le taux de fructification est bas autour de 6% ce qui est conforme aux données déjà connues (voir ci-dessus) ; mais dans les populations mixtes, le taux de fructification des individus pourpres proches des blancs passe à 27% alors que celui des blancs eux-mêmes reste à 6% ! Les chercheurs avaient pressenti l’effet des blancs mais en pensant que ces derniers seraient eux-mêmes aussi concernés !

L’effet balle de ping-pong !

Orchis bouffon blanc au milieu d’une population pourpre : un signal fort visible de loin !

Comment expliquer un tel effet ? Les bourdons et les abeilles qui visitent un orchis mâle pourpre et se font donc berner changent vite de comportement et recherchent alors d’autres couleurs. Quand ils ont visité des fleurs pourpres dans une population uniforme, ils s’en éloignent ; mais, s’ils croisent une nouvelle population un peu plus loin (ces insectes se déplacent sur des distances assez grandes) avec des « flashs blancs » au beau milieu, cela devient un signal fort que, cette fois, çà va être différent. Pour autant, une fois au cœur de cette nouvelle population, ils vont quand même aller en priorité vers les pourpres car la couleur blanche en elle-même ne les attire pas: c’est l’aspect bicolore contrasté qui les attirerait. Les chercheurs en apportent la preuve par une expérience surprenante : si on place des balles de ping-pong blanches au milieu d’une population pourpre uniforme, le taux de fructification des individus proches de ces balles augmente !!! L’effet attractif est significatif dans un rayon de 10 à 60cm autour de la balle et augmente la fructification de 80 à 90% des individus pourpres autour. Si on met des balles peintes en vert (pas de contraste), il n’y a pas d’effet. Dernière preuve : dans quatre populations mixtes, les chercheurs ont coupé les inflorescences blanches (cela ne tue pas la plante vivace !) : le taux de fructification reste alors autour de 6%.

Orchis tachetés dans une tourbière alpine avec des linaigrettes en fruits (« pompons blancs ») : ces plantes fructifiées pourraient-elles attirer indirectement les insectes vers les orchis aux fleurs pourpres et sans nectar ? Une question à creuser peut-être ?

Altruistes ?

Une analyse chimique des composés volatiles émis par les deux morphes d’orchis mâle (blancs versus pourpres) montre qu’ils ne diffèrent que très peu même dans les proportions relatives des principaux composés. Ceci exclut donc a priori le canal odorant comme explication quant au pouvoir attractif des blancs.

Petite population d’orchis mâles dans un pré

Mais comment expliquer que de tels individus blancs se maintiennent alors qu’ils ne sont eux-mêmes pas favorisés par cette particularité ? La coloration blanche résulte d’une mutation spontanée affectant la pigmentation des fleurs ; si elle ne se produisait qu’au hasard, sa fréquence devrait rester autour de 0,1% : or, en moyenne, la fréquence de ce morphe blanc tourne autour de 0,5 à 1% soit dix fois plus ; ceci indique qu’il doit y avoir un support sélectif en faveur des blancs. On pourrait penser que le fait d’attirer les butineurs vers les populations où ils se trouvent favoriserait les blancs en augmentant la probabilité que leur pollen soit récolté (succès reproductif mâle) : mais ce n’est pas le cas puisque leur fructification reste inchangée. Alors, il reste une hypothèse originale : celle dite de la sélection de parentèle (kin selection) quand des individus voient leur succès reproductif amélioré via les effets indirects facilitateurs des autres. Ici, le morphe blanc apporte un bénéfice reproductif certain à ses congénères ce qui peut être interprété comme une forme d’altruisme (à l’insu de son plein gré !). Ce mode de sélection ne fonctionne que si les individus concernés sont apparentés étroitement : or, l’orchis mâle tend à former des « colonies » agrégées denses (que nous avons appelé des populations) où il doit y avoir une forte proximité génétique entre les individus. De plus, cette proximité pourrait générer une certaine consanguinité favorable par ailleurs au maintien d’individus porteurs de gènes récessifs rares comme ceux responsables du morphe blanc.

Orchis mâles : un exemple de colonie très fournie sur un petit causse basaltique en Auvergne

La vie en rose

Ces chercheurs ont élargi leur champ d’observations (3) et font le constat que ce polymorphisme coloré blanc/rouge ou pourpre se rencontre en France surtout dans deux genres d’orchidées : les Anacamptis (comme l’orchis bouffon mentionné en introduction) et les Dactylorhiza, les orchis palmés typiques des milieux herbacés plus ou moins humides. La galerie ci-dessous présente quatre exemples de variants colorés chez les orchis du groupe maculé/de Fuchs : le premier pourpre foncé reste souvent le plus courant et le dernier blanc pur très rare.

Ils ont de plus découvert que, toujours chez l’orchis mâle, il existait un troisième morphe encore plus rare que le blanc : un morphe rose clair qui concerne en moyenne 0,3% des individus seulement. Et là encore, ils démontrent que ces individus rose clair améliorent la reproduction des individus pourpres : des balles de ping-pong peintes en rose augmentent significativement la fructification des individus pourpres à proximité !
Tout ceci amène à devenir vigilant pour de nombreuses espèces d’autres plantes à fleurs et à repérer des morphes colorés rares mais réguliers qui auraient peut-être ce même effet inattendu … alors qu’on a souvent tendance à penser que c’est un pur hasard !

En tout cas, si vous vous promenez dans la région de Montpellier et que vous trouvez en pleine nature une balle de ping-pong verte ou rose, c’est que vous êtes sur le terrain d’étude de ces chercheurs !!!

BIBLIOGRAPHIE

  1. Biological Flora of the British Isles: Orchis mascula (L.) L. Hans Jacquemyn et al. Journal of Ecology 2009, 97, 360–377
  2. Rare white-flowered morphs increase the reproductive success of common purple morphs in a food-deceptive orchid. L. Dormont, R. Delle-Vedove, J.-M. Bessiere, M. Hossaert-Mc Key and B. Schatz. New Phytologist (2010) 185: 300–310
  3. Presence, distribution and effect of white, pink and purple morphs on pollination in the orchid Orchis mascula. European Journal of Environmental Sciences, Vol. 3, No. 2, pp. 119–128. Schatz, B. et al.

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez l'orchis mâle
Page(s) : 384-85 L’indispensable guide de l’amoureux des fleurs sauvages
Retrouvez l'orchis mâle
Page(s) : 188-89 Guide des Fleurs des Fôrets