27/10/2021 Le déclin accéléré de la biodiversité et tout particulièrement celle des paysages agricoles ne fait plus débat et inquiète très fortement toute la communauté scientifique par son ampleur. Une des causes essentielles de ce déclin dans les habitats agricoles se trouve dans l’usage effréné des pesticides qui, contrairement aux grandes promesses, continue d’augmenter. Nombre d’agriculteurs s’en défendent en arguant qu’il s’agit de « bons produits » : la preuve en est qu’ils sont autorisés dans le cadre d’un programme européen strict de régulation … Sauf que l’examen rapproché de ce programme révèle des failles structurelles majeures qui conduisent à une large sous-estimation des effets négatifs des pesticides sur la biodiversité ; cette analyse critique vient d’être effectuée par deux chercheurs européens et publiée sous le titre : Le déclin de la biodiversité comme conséquence d’une évaluation inappropriée du risque environnemental des pesticidesDevant la concision et la clarté de cette analyse qui m’a laissée quelque peu pantois (mais ma naïveté est sans doute sans limites !), j’ai choisi de la traduire in extenso ; j’ai enlevé les références bibliographiques sauf quelques-unes qui m’ont paru particulièrement intéressantes ; le pdf de cette publication est en accès libre sur le net : vous pouvez donc vous y référer si vous voulez aller plus loin. 

Seuls les herbicides laissent des traces directement visibles dans les paysages ; pour le reste, tout se passe « en silence »

Contexte 

Le traitement des chaumes de céréales en automne est catastrophique pour la flore adventice et la faune (dont les alouettes des champs)

La contamination générale des écosystèmes par les pesticides (les ex produits « phytosanitaires ») dans le monde entier est évidente. Les effets des pesticides sur la physiologie, l’activité et la diversité de divers organismes non-ciblés aquatiques et terrestres est documentée dans de nombreuses études. Actuellement nous observons une détérioration de la biodiversité dans les paysages agricoles et les pertes catastrophiques sont de plus en plus discutées dans le domaine public (dont la commission européenne). Le déclin de la biomasse des insectes volants de plus de 70% au cours des dernières décades en Allemagne (voir la chronique), la diminution de moitié des populations d’oiseaux en Europe et les effets sur les pollinisateurs sont largement connus. En dehors d’un ensemble de paramètres identifiés d’intensification agricole (tels que la taille des champs : voir la chronique, l’application d’engrais, l’hétérogénéité du paysage) une étude pan-européenne unique (1) a identifié l’application des pesticides comme le principal facteur responsable d’une moindre biodiversité des plantes, des carabes terrestres et des oiseaux dans les champs de blé. Récemment, une synthèse a reconnu la pollution chimique incluant les pesticides comme le second facteur le plus important responsable du déclin des populations d’insectes (2). Les autres facteurs étaient la perte d’habitats et leur conversion en terres agricoles intensives, l’apport d’engrais, les espèces introduites et le changement climatique. 

Eteule passée au glyphosate

Évaluation des risques

Il existe un consensus au sein de la communauté scientifique pour dire que les pesticides sont un facteur central responsable des déclins observés de la biodiversité terrestre. Cependant, les pesticides sont par ailleurs perçus comme les produits chimiques soumis à la plus stricte régulation, nécessitant une Évaluation des Risques Environnementaux (ERE) approfondie pour être enregistrés dans l’Union européenne. Cette procédure inclut la réalisation d’un ensemble d’études toxicologiques et de calculs utilisant des valeurs d’exposition prédite pour évaluer le risque. Si ce risque est jugé acceptable, les pesticides peuvent être mis sur le marché. Durant cette étape du processus d’autorisation, le « risque acceptable » conduit à considérer les pesticides comme « sains » pour l’environnement. Les agriculteurs, considérant qu’ils utilisent des « bons » pesticides, se trouvent régulièrement confrontés au public les accusant d’être responsables des déclins observés de la biodiversité. Il semble que les ERE pour la régulation des pesticides tels qu’actuellement réalisés sont inappropriés vu qu’ils ne peuvent empêcher que des pesticides autorisés et utilisés couramment aient des effets négatifs sur notre environnement. 

La lecture des seules informations sur une étiquette d’un bidon d’herbicide retrouvé dans un champ donne des sueurs froides !

Au cours de la dernière décade nous avons assisté à une complexité croissante des ERE pour les pesticides. L’EFSA (European Food Safety Authority), en tant qu’autorité responsable de es autorisations des pesticides en Europe, a publié des documents d’accompagnement décrivant les études requises pour différents groupes d’organismes terrestres et aquatiques et leur mise en œuvre dans les calculs de risques. Pour l’environnement terrestre, il y a aussi des documents spécifiques pour les oiseaux et les mammifères tout comme pour les abeilles. De plus, l’EFSA a aussi récemment publié des opinions scientifiques sur les organismes du sol, les arthropodes non ciblés, les amphibiens et reptiles tout comme les plantes terrestres non ciblées pour améliorer les ERE vis-à-vis de ces groupes. Dans certains cas, tels que les amphibiens et reptiles couramment oubliés, les études de toxicité standard pour produire des doses fiables à ne pas dépasser manquent. Les opinions scientifiques sont des documents qui soulignent les étapes de l’ERE qu’il faudrait améliorer. Pour autant, l’ERE est toujours réalisé comme auparavant jusqu’à ce qu’un document d’accompagnement soit publié. 

Le questionnement vaut autant pour l’Homme notamment quand les traitements ont lieu tout près des habitations

Le programme actuel pour les ERE des pesticides a été aussi récemment questionné par le groupe de conseillers scientifiques principaux, recommandant entre autres la mise en place d’objectifs non ambigus et quantifiables de protection et des changements structuraux dans le processus d’enregistrement de l’UE. La majorité des membres du Parlement européen ont validé une motion pour une résolution sur la procédure d’autorisation des pesticides qui mentionne des craintes à propos de l’usage répandu des pesticides et l’absence d’information du public sur les dangers et les risques de l’usage des pesticides. Quelques évaluations scientifiques du programme des ERE et ses défaillances existent. Les principaux points souvent soulevés sont l’inclusion de nouveaux tests ou d’espèces de remplacement, l’extension des études à des scénarios plus réalistes, la validité des facteurs d’évaluation d’incertitude utilisés, l’absence de doses sublétales à ne pas dépasser dans les évaluations de risques et le besoin de prendre en compte les groupes d’organismes laissés de côté. La considération des interactions des effets des pesticides avec d’autres facteurs de stress tels que les éléments nutritifs ajoutés ou le changement climatique a aussi été soulignée. 

Quand en plus, le traitement est délibérément étendu aux bordures herbeuses (publiques !), les effets sont encore plus désastreux !

Mais, au lieu de souligner toutes les questions ouvertes sur les différentes étapes de ce programme complexe des ERE, nous considérons qu’il est nécessaire de faire un retour en arrière et de questionner la structure toute entière. Les déclins observés de la biodiversité dans les paysages agricoles européens sont essentiellement discutés par rapport aux organismes terrestres et pas pour les systèmes aquatiques. Nous allons donc spécialement nous centrer sur la partie terrestre des ERE. 

Séquences d’application dans l’usage des pesticides 

Avant même les épandages dans la parcelle, les graines ont souvent déjà été traitées avec des pesticides systémiques qui passeront dans la sève des jeunes plants

L’ERE existant est conçu pour une substance active ou un pesticide appliqué une ou plusieurs fois sur une culture spécifique. Mais, les systèmes de cultures réels ne reçoivent pas qu’une application d’un seul pesticide. Les graines des plantes cultivées ont pu être traitées déjà avec un mélange de différents pesticides systémiques et plusieurs autres produits pourront être ensuite appliqués sur les plantes en croissance ou leurs fruits au cours de la saison. En Allemagne en 2016 il y avait en moyenne 6 pesticides appliqués sur le blé, 7 sur le colza, 14 sur les pommes de terre, 22 dans les vignobles et 32 dans les vergers de pommiers. Au royaume Uni, on utilise encore plus de pesticides pour les mêmes cultures : 11 pour le blé, 13 pour le colza et 21 sur les pommes de terre. Hors de l’UE, les apports maximaux de pesticides comme sur les bananes au Costa Rica, où des épandages aériens sont menés dans les exploitations conventionnelles tous les 4 jours, il en résulte des volumes dépassant les 75 kg de molécules actives/ha/an. Il est évident pour tout écotoxicologue et écologiste que des applications multiples, par séquences de produits chimiques biologiquement actifs ont de fortes chances de provoquer des effets plus graves sur une population d’organismes qu’une seule application. Pourtant, l’évaluation actuelle du risque suppose que les populations n’affrontent qu’un seul impact d’un pesticide spécifique, avec assez de temps après l’application pour permettre à la population de revenir à ses niveaux antérieurs. En réalité, la même population fiat face aux impacts de multiples pesticides pendant la saison de culture. Il s’agit là d’une sous-estimation inquiétante du risque réel pour la biodiversité dans le paysage agricole suite à l’usage de pesticides. Les mêmes problèmes d’une sous-estimation des effets de la contamination avec de multiples pesticides et autres substances chimiques sont aussi soulevés par rapport à la santé humaine. 

Effets indirects 

Le programme ERE actuel évalue les effets d’un pesticide sur chaque groupe d’organismes séparément. Il y a des sections d’ERE sur les plantes, sur les insectes et les araignées (arthropodes) et sur les oiseaux. Des études de terrain sont parfois réalisées sur des arthropodes, là où des interactions entre insectes prédateurs et leurs proies sont connues. Cependant, l’ERE n’inclut pas ce qu’on appelle les effets indirects ou interactions entre niveaux trophiques de différents groupes d’organismes. On peut prendre comme exemple un herbicide sans effet toxique aigu sur des insectes tout comme sur des oiseaux et de ce fait il est évalué comme sans risque pour ces deux groupes. Néanmoins, l’application de l’herbicide conduit à une réduction des adventices (effet recherché sur les « mauvaises herbes ») et de plantes non ciblées poussant en dehors du champ, réduisant ainsi la quantité de nourriture pour les insectes pollinisateurs et herbivores. Cette diminution peut induire d’autres impacts sur les oiseaux vu que les larves herbivores, telles que les chenilles, sont plus petites et moins abondantes après des traitements d’herbicides (3), réduisant ainsi la biomasse d’insectes disponibles pour nourrir les nichées d’oiseaux. Les interactions trophiques sont des éléments fondamentaux des écosystèmes et doivent donc être pris en compte dans les ERE. 

Effets sur la biodiversité dans la culture 

L’ERE européen se focalise sur les effets environnementaux pouvant se produire dans les structures semi-naturelles en dehors des champs cultivés eux-mêmes. Actuellement, aucun ERE pour évaluer le risque dans la culture n’est prévu. Pourtant, les remarques scientifiques (voir ci-dessus) à propos des arthropodes non ciblés stipule que « on doit soutenir la biodiversité à un certain degré à l’intérieur des cultures … afin de fournir d’importants services écosystémiques ». Pour autant, cet aspect n’est pas pris en compte et les effets négatifs sur la biodiversité sont donc délibérément acceptés au sein de la culture là où les pesticides sont directement appliqués à des taux biologiquement actifs.  La surface agricole cultivée qui reçoit des apports de pesticides couvre 22% de la surface totale, atteignant même plus de 30% en Allemagne ou en France. Donc, dans les régions à forte proportion de surface cultivée, presque un tiers de la surface terrestre n’est pas évaluée par rapport aux effets négatifs des pesticides sur sa biodiversité. Pour expliquer le déclin observé de la biomasse d’insectes dans le paysage agricole d’Allemagne (voir la chronique), l’explication la plus parcimonieuse en termes d’hypothèses est l’application annuelle d’insecticides sur plus de 30% de la surface du pays depuis les années 1970. Aucun autre facteur tel que la pollution lumineuse suggérée par certains ou le tassement des sols n’a besoin d’être invoqué pour expliquer les baisses observées. 

Toute la parcelle cultivée est impactée et même parfois au-delà !

L’ERE requise pour la régulation des pesticides n’évalue pas dans la plupart des cas l’impact de l’usage du pesticide dans les champs cultivés et n’inclut pas les effets écosystémiques liés aux réseaux alimentaires. Cette méconnaissance fondamentale conduit à un programme ERE et une régulation des pesticides non protecteurs de la biodiversité. Si l’on continue de travailler avec ce programme en place, de notre point de vue, nous allons continuer à observer de nouveaux déclins des nombreux groupes d’organismes tels que les oiseaux et insectes des milieux agricoles dans le paysage agricole. En négligeant les trois facteurs décrits ci-dessus peut avoir des conséquences majeures au niveau de l’écosystème bien plus grandes que la sous-estimation du risque due à un facteur d’incertitude trop bas ou une faille dans le dispositif expérimental des études de terrain. La méconnaissance ne peut être compensée par des études en plus incluant de nouvelles espèces ou groupes d’organismes tests. Le bannissement de certains insecticides ou d’herbicides à large spectre d’action permettrait d’améliorer la situation. Il y a donc urgence à repenser notre base pour la régulation de ces substances biologiquement actives et à développer une approche holistique pour inclure les effets indirects causés par de multiples pesticides appliqués sur les terres agricoles productives d’Europe. Vu que le programme actuel d’ERE pour la régulation des pesticides ne correspond pas à la situation réelle, nous devrions accepter l’idée que l’usage courant de pesticides dans l’agriculture européenne n’est pas suffisamment protecteur et de ce fait non sur pour l’environnement terrestre.

Gérer le risque au lieu de l’évaluer  

Le développement d’une nouvelle approche systémique des ERE prendra beaucoup de temps et demandera des investissements importants. Nous devons donc discuter d’autres options pour au moins stopper les effets négatifs des pesticides. La gestion du risque pour atténuer les effets négatifs des pesticides pourrait être une alternative utile jusqu’à ce que nous soyons capable d’évaluer le vrai risque environnemental de l’usage des pesticides. Réduire l’usage des pesticides dans les pratiques agricoles est une option évidente. On a estimé que l’usage total de pesticides pourrait être réduit de plus de 40% dans presque 60% des 964 exploitations évaluées en France sans effets négatifs sur la productivité et les profits (4). Le contrôle biologique des bio-agresseurs intégré devrait se focaliser sur l’utilisation des ennemis naturels et les rotations de cultures et s’accorder à n’utiliser les pesticides qu’en dernier recours au lieu des pratiques habituelles où les pesticides sont introduits de manière préventive (prophylaxie) comme dans les traitements des graines semées. Nous pourrions de plus étendre la proportion d’habitats semi-naturels sans entrées de pesticides dans le paysage agricole, augmenter les programmes agro-environnementaux et les surfaces cultivées en bio. De nombreuses options sont sur la table et un renforcement du verdissement de la Politique Agricole Commune est en cours de discussion. Atténuer les risques associés à l’usage des pesticides doit être effectivement mis en place et à une large échelle pour infléchir la courbe du déclin de la biodiversité dans les paysages agricoles. Si nous tardons à changer les pratiques agricoles et leur usage actuel de pesticides, nos efforts pour arrêter le déclin en cours de la biodiversité et la ramener à son niveau antérieur doivent être bien plus importants. 

Bibliographie

Article traduit : Biodiversity Decline as a Consequence of an Inappropriate Environmental Risk Assessment of Pesticides. Carsten A. Brühl and Johann G. Zaller. Frontiers in Environmental Science 2019 | Volume 7 | Article 177 

1)Persistent negative effects of pesticides on biodiversity and biological control potential on European farmland. Geiger, F.et al. (2010). Basic Appl. Ecol. 11, 97–105. 

2)Worldwide decline of the entomofauna: a review of its drivers. Sánchez-Bayo, F., and Wyckhuys, K. A. (2019). Biol. Conserv. 232, 8–27. 

3)Effects of herbicide-treated host plants on the development of Mamestra brassicaeL. caterpillars. Hahn, M., Geisthardt, M., and Brühl, C. A. (2014). Environ. Toxicol. Chem. 33, 2633–2638. 

4)Reducing pesticide use while preserving crop productivity and profitability on arable farms. Lechenet, M., Dessaint, F., Py, G., Makowski, D., and Munier-Jolain, N. (2017). Nat. Plants 3:17008.