Paysage d’agriculture intensive : une mosaïque de parcelles cultivées

23/10/2021 Le déclin massif des pollinisateurs sauvages, au premier rang desquels les abeilles solitaires (voir la chronique), dans les paysages agricoles soumis à des pratiques intensives, a des répercussions sur la pollinisation de la flore sauvage (dont les adventices des cultures) qui peuple ces milieux ; la production des cultures dépendantes des pollinisateurs pour la fructification (comme le colza ou les arbres fruitiers) s’en trouve aussi affectée et les abeilles domestiques souvent invoquées ne résolvent pas le problème. Face à cette perte accélérée de biodiversité et du service associé de pollinisation, certaines mesures compensatoires dites agro-environnementales visent à augmenter la part des éléments semi-naturels non cultivés (haies, bandes herbeuses, prairies, murets, …) qui fournissent sites de nidification et ressources alimentaires pour les pollinisateurs. Ces mesures ont montré leur efficacité mais aussi leurs limites notamment face à la pression de la demande alimentaire qui va réclamer encore plus de terres cultivées. On peut aussi agir sur l’hétérogénéité des paysages créés par les cultures elles-mêmes sans soustraire de terres cultivées avec l’idée que la diversité des cultures va favoriser la biodiversité des pollinisateurs ; mais il reste à en démontrer l’efficacité réelle et les choix de gestion à effectuer. Or, ce dernier domaine d’action a reçu bien moins d’attention que le précédent de la part des chercheurs à cause de sa complexité : les résultats surprenants d’une étude européenne de grande ampleur (1) dégagent des pistes d’action et plaident tout particulièrement pour une réduction marquée de la taille des parcelles cultivées.

Eléments semi-naturels (friche au premier plan, haies, alignements d’arbres) dans la matrice paysagère agricole

Échelle paysagère 

Bordure de céréales avec coquelicots et liserons des champs

Ici, nous allons raisonner à l’échelle des paysages agricoles et non pas à l’échelle de la parcelle cultivée : la vie des pollinisateurs, insectes très mobiles par nature avec des rayons d’action parfois considérables en dépit de leur petite taille, se déroule bien à cette première échelle. Pour le chercheur mesurer l’hétérogénéité de tels paysages mosaïques qui en plus bougent sans cesse à une échelle de temps très courte (l’année ou parfois même moins pour les cultures intermédiaires) s’avère un vrai casse-tête protéiforme ! On peut néanmoins distinguer deux grandes composantes dans cette hétérogénéité des paysages agricoles. 

La première concerne la configuration spatiale des parcelles cultivées : leur taille, leur forme et les contacts entre elles via leurs bordures. Ces dernières occupent une place prépondérante dans la trame paysagère car les frontières entre milieux, même artificiels, apportent toujours un plus écologique ; dans le cas des cultures, elles reçoivent souvent un peu moins d’intrants aux effets nocifs ce qui leur donne un rôle de refuge relatif notamment pour la flore adventice qui y est souvent confinée. La taille des parcelles a un impact direct sur les bordures : à surface globale égale, plus les parcelles seront petites, et plus, mathématiquement, on multiplie les bordures et donc leur densité et leur longueur. Ces bordures peuvent aussi se conjuguer avec les éléments semi-naturels insérés dans la trame paysagère. 

Bordure entre deux cultures (lin/tournesol) avec son ourlet de bleuets et de coquelicots

La seconde composante touche à la nature des cultures, i.e. la diversité des espèces cultivées. Plus celle-ci sera élevée, plus les combinaisons de contacts entre cultures seront nombreuses. On sait cependant que de plus en plus le nombre des espèces cultivées tend à se réduire avec la prééminence d’espèces phares très rentables comme le maïs ou le soja. Les chercheurs se heurtent donc à un problème majeur : faire la part respective de ces deux composantes intriquées sur le terrain ; ils doivent donc concevoir des protocoles de recherche grandeur nature très astucieux pour évaluer de manière fiable les effets respectifs de ces deux composantes et proposer ensuite des pistes d’action adaptées et valables pour l’ensemble du territoire européen. 

Bande herbeuse fleurie (coronille variée) au contact d’une céréale

Échelle européenne 

Certaines abeilles solitaires ont besoin de sol nu pour y creuser leurs terriers de nidification

L’étude citée en introduction émane d’une équipe de 18 chercheurs de 8 pays différents qui se sont appuyés sur un réseau de sites pilotes d’études répartis dans quatre pays européens : France, Allemagne, Espagne et Grande-Bretagne. Elle s’est déployée dans 94 paysages sélectionnés de 1 km2 chacun (dont 30 dans l’Ouest de la France) ; ces paysages comportaient en moyenne 85% de terres cultivées et une faible couverture moyenne en éléments semi-naturels.

A l’intérieur de chacun de ces carrés, trois champs, gérés en mode conventionnel, ont été sélectionnés. Le choix a été conduit de manière à avoir des gradients dans les deux domaines explorés, la configuration et la composition (par exemple des paysages avec une seule culture, ou bien deux, ou bien trois, …). Pour chaque paysage retenu, la cartographie permet de déterminer les proportions des différentes cultures et la végétation semi-naturelle des bordures. Trois variables ont pu ainsi être mesurées : la diversité des cultures (aspect composition) ; la densité des bordures de champs dont celles de type culture/culture ou bien culture/élément semi-naturel (aspect configuration) ; le couvert semi-naturel sous forme de bandes herbeuses, de haies ou de sol nu, les boisements ayant été exclus car elles apportent très peu de ressources pour les pollinisateurs quand ils sont gérés intensivement comme ici dans ces espaces agricoles. 

Deux groupes tests significatifs de pollinisateurs ont été retenus : les abeilles solitaires (voir la chronique) et les syrphes (voir la chronique). Deux axes de recherche ont été mis en place. Pour assurer le suivi des pollinisateurs, on a posé des pièges colorés suspendus le long de transects de 50m sur le bord et en plein milieu de chacun des champs sélectionnés ; 8540 abeilles solitaires et 10 175 syrphes ont ainsi été recueillis ! L’identification s’est faite chaque fois que possible au niveau des espèces (179 espèces dont 64 de syrphes).

Pour tester l’impact de la pollinisation sur la production de fruits/graines d’une espèce dépendante des insectes pollinisateurs, des radis dits oléifères (du type de ceux semés dans les jachères comme engrais verts) ont été cultivés le long du transect de bordure et la production de graines/fruits a été évaluée (récolte de 7759 siliques avec plus de 25 000 graines). Enfin, pour tester le transfert de pollen, on a utilisé une plante sauvage adventice mellifère très attractive envers différentes abeilles sauvages et syrphes : le bleuet. On dépose une teinture fluorescente qui colore le pollen des fleurs de bleuets cultivés en pots et installés au centre d’un transect en bordure : ils servent de « donneurs » et on va mesurer la quantité transférée vers d’autres bleuets en pots (receveurs) installés aux extrémités à environ 50m en y recherchant le nombre de grains teintés. 

J’ai choisi de détailler ce protocole et quelques-unes des données collectées pour donner une idée de l’ampleur de cette recherche tant au niveau géographique qu’au niveau des différents aspects explorés ! 

Densité des bordures 

L’étude montre que quand la densité des bordures de cultures augmente (voir ci-dessus), les plantes poussant en bordure voient leur taux de pollinisation amélioré via une augmentation de l’abondance des et de la richesse en espèces d’abeilles sauvages. Pour que la densité soit plus forte, il faut que la longueur des bordures des champs, que ce soit avec une autre culture ou un couvert semi-naturel, augmente et ceci ne peut se faire que via des tailles de parcelles plus réduites. Si l’effet des bordures semi-naturelles sur les pollinisateurs est déjà bien connu et vérifié, l’importance promordiale démontrée ici des bordures de type cultures/cultures est une surprise. Les expériences de transfert de pollen (avec les bleuets) confirment que de telles bordures améliorent la transmission du pollen : elles doivent guider les mouvements des pollinisateurs et leur dispersion dans ces paysages agricoles. Ces bordures améliorent donc la connectivité et conduisent à un meilleur succès reproductif des espèces de plantes sauvages poussant en bordure des champs. Or, on a démontré l’extrême importance de la flore adventice comme ressource alimentaire très diversifiée et donc apte à répondre aux besoins de toutes les espèces y compris celles plutôt spécialisées. Par contre, l’étude ne permet de dire si cet effet se fait ressentir en plein milieu des champs cultivés, un point important quand il s’agit de cultures dépendantes des pollinisateurs pour leur production. 

De manière surprenante, l’étude conclut que le couvert semi-naturel jouxtant les cultures n’a ici qu’un effet très faible contrairement aux résultats de nombreuses autres études antérieures : il se pourrait que la diversité de la composition en cultures contrebalance leur effet positif. 

Dans une majorité de paysages agricoles intensifs, les céréales (blé, orge) dominent nettement

Diversité des cultures

Les parcelles immenses en monoculture se généralisent !

En effet, l’étude démontre qu’une plus grande diversité de cultures diminue l’abondance des abeilles sauvages alors qu’intuitivement tout un chacun pense le contraire ! Pourtant, l’étude a bien pris en compte un net gradient de diversité de cultures allant d’une culture/paysage à plus de quatre. Pour expliquer ce surprenant effet négatif, les auteurs de l’étude invoquent le rôle majeur joué par la nature des cultures entrant dans la diversité : autrement dit, toutes les cultures ne se valent pas, loin s’en faut. Ils observent que là où le nombre de cultures différentes est plus élevé, on trouve un plus grand couvert de certaines cultures à gestion agricole très intensive dont le maïs.

Bordure de maïs très pauvre : des graminées adventices sans intérêt pour les pollinisateurs

Or, cette culture avec de fortes doses d’intrants (engrais et pesticides sans oublier l’irrigation) héberge une diversité végétale d’adventices très réduite avec très peu d’espèces entomophiles (procurant des ressources alimentaires aux insectes pollinisateurs) et introduit donc un effet négatif sur l’abondance des pollinisateurs. Dit autrement : le nombre de cultures par paysage est une chose mais leur nature importe beaucoup ; un paysage avec seulement deux plantes cultivées plutôt favorables aux pollinisateurs aura un effet positif contrairement à un paysage à quatre cultures avec du maïs occupant les ¾ du paysage. 

La richesse en espèces des syrphes baisse très peu avec l’augmentation de la diversité des cultures et aucune des variables du paysage ne semble les affecter. L’explication réside probablement dans la prédominance des céréales (hors maïs) comme culture principale dans les quatre pays inventoriés. Or, ces cultures hébergent de fortes populations de pucerons, nourriture essentielle pour les larves de nombreuses espèces de ces mouches (voir la chronique). Ainsi les trois espèces de syrphes ultra dominantes (89% des individus prélevés) ont toutes les trois des larves mangeuses de pucerons (aphidiphages !) : le syrphe des corolles (Eupeodes corollae), le syrphe ceinturé (Episyrphus balteatus) et le syrphe porte-plume (Sphaerophoria scripta). Tout ceci confirme que rien n’est simple et qu’il faut bien se garder de généraliser des résultats obtenus pour un groupe de pollinisateurs et prendre en compte des corrélations inattendues (diversité et identité des cultures). 

Pucerons sur colza : une ressource alimentaire pour les larves de syrphes

Végétation semi-naturelle 

Bordure colza/céréale sans végétation semi-naturelle ; néanmoins, elle forme une ligne de déplacement dans le paysage

Dans cette étude, les éléments semi-naturels n’ont aucun effet significatif sur l’abondance et la richesse en espèces des abeilles sauvages. Les zones retenues ne présentaient globalement qu’un faible taux de recouvrement de ces éléments (de l’ordre de 5%) avec peu de variation alors que dans nombre d’études antérieures, on se référait à des paysages où leur couvert allait de 1 à 30%. Ceci suggère que leur effet n’est vraiment significatif que à partir d’une proportion consistante dans les paysages ce qui, dans les zones d’agriculture intensive sur des terres riches et productives, va entrer en conflit avec la pression vers un accroissement des surfaces cultivées pour subvenir à la demande alimentaire croissante. 

Bordure fleurie de champ de lin et accotement : un corridor de déplacement pour les pollinisateurs

L’expérience avec les radis placés en bordure apporte un élément intéressant à cet égard : le succès reproductif (production de graines) ne dépend d’aucun des deux grands groupes de pollinisateurs testés pourtant visiteurs assidus de cette espèce a priori. Une hypothèse plausible, déjà mise en évidence dans d’autres contextes, serait un effet indirect sur le contrôle des bioagresseurs (les « ravageurs ») qui s’attaquent aux fleurs et fruits des radis. Ainsi les méligèthes, ces petits scarabées noirs très communs, aussi bien aux stades adultes que larves, réduisent nettement la production de graines ; cet effet est bien connu sur le colza, un proche cousin du radis (famille des brassicacées). Or, ces insectes peuvent subir un fort contrôle de la part d’insectes parasitoïdes (dont des guêpes parasites du type ichneumon) bien connus par ailleurs pour répondre très positivement à la présence de couvert semi-naturel ; en effet, les adultes de ces « guêpes » se nourrissent de pollen de fleurs. Ainsi, leur présence facilitée aurait un effet positif indirect sur la fructification. 

Les fleurs sauvages (ici, un coquelicot douteux) fournissent pollen et nectar

Préconisations 

Au moins deux autres études récentes recoupent une partie des résultats de l’étude évoquée ci-dessus. Ainsi, une rétrospective sur les données compilées sur neuf ans en France à propos de 30 ravageurs et agents pathogènes (dont des champignons parasites) démontre que les risques de pullulation des ravageurs ou d’infections par des pathogènes augmentent avec la surface de culture hôte dans le paysage la saison précédente … et avec eux l’usage de pesticides pour les neutraliser. Là aussi, les éléments semi-naturels ont peu d’effet sur ces phénomènes : c’est la répartition spatiale et temporelle des cultures qui prévaut. 

Une autre étude de 2015 se rapproche de celle détaillée : les chercheurs ont échantillonné l’abondance et la diversité des oiseaux, plantes, papillons de jour, syrphes, abeilles sauvages et carabes (voir la chronique) dans des champs cultivés au sein de 93 échantillons de paysages de 1 km2, choisis de manière à représenter la diversité des types de cultures, de taille moyenne des champs et de part du paysage en culture. Ils trouvent que la taille moyenne des champs cultivés a le plus fort effet global sur la biodiversité mesurée et que plus cette taille est élevée, plus l’effet négatif sur la biodiversité s’accentue. Ils confirment donc que la réduction de la taille des parcelles devrait être considérée et incitée dans les futures politiques agricoles.  

Au final, il ressort nettement que cette réduction de la taille des parcelles doit devenir un objectif central dans la lutte contre le déclin de la biodiversité dans les paysages agricoles et tout particulièrement pour les pollinisateurs. On multiplie ainsi les densités de bordures favorables ; il faut aussi poursuivre le développement d’éléments semi-naturels qui fournissent abris, sites de reproduction et ressources alimentaires complémentaires. Augmenter la diversité des cultures peut être un objectif mais à condition de ne pas le faire en développant de nouvelles cultures destructrices de la biodiversité ou très défavorables. 

On peut s’attendre à de très fortes réticences d’une bonne partie du monde agricole bercé dans la logique du toujours plus grand !!

La tendance actuelle va plutôt vers des parcelles de plus en plus grandes !

Bibliographie 

(1)Landscape configurational heterogeneity by small-scale agriculture, not crop diversity, maintains pollinators and plant reproduction in western Europe. Hass AL et al. 2018 Proc. R. Soc. B 285: 20172242. 

Higher surfaces of a crop in the landscape increase outbreak risks the following growing season T. Delaune et al. bioRxiv, 2019 

Farmlands with smaller crop fields have higher within-field biodiversity. Fahrig L et al. 2015Agric. Ecosyst. Environ. 200, 219 – 234. 

Field sizes and the future of farmland biodiversity in European landscapes. Yann Clough et al. Vol.13, Issue6. 2020 Conservation Letters