Saxifraga tridactylites

Colonie de petite perce-pierre au pied d’une statue en ville

22/03/2023. La flore de France ne compte pas moins de 53 espèces du genre Saxifrage (Saxifraga) dont l’écrasante sont des plantes de montagne et souvent de haute montagne. Seules quelques rares espèces vivent en plaine dont la saxifrage granulée des pelouses sablonneuses et granitiques et la toute petite saxifrage tridactyle ou saxifrage à trois doigts, très répandue. Le nom saxifrage (nom féminin) signifie mot à mot « qui brise la, pierre » (saxum, pierre et frangere, briser) : beaucoup de ces plantes poussent sur des rochers et autrefois, via la théorie des signatures, on leur attribuait la faculté de dissoudre les calculs rénaux (« la maladie de la pierre » ou gravelle). D’où ce surnom de petite perce-pierre qui lui va bien.

Où ?

Comme la petite perce-pierre est souvent minuscule et que sa période d’apparition est courte dans la belle saison, il faut impérativement connaître ses milieux de vie pour avoir une chance de la croiser et de faire connaissance. Les botanistes définissent ses exigences avec trois adjectifs très techniques que l’on peut traduire simplement : elle est saxicline : « qui aime les sites rocheux sans y être forcément confinée » ; elle est xérophile : « qui aime et supporte bien les sites secs à très secs » ; et elle est neutrocalcicole : « qui aime les sols contenant du calcium et assez riches en nutriments » ; autrement dit, elle est très rare sur des substrats granitiques (acides et pauvres en calcium et nutriments) et ne se rencontre guère que sur des roches (ou sols dérivés) calcaires ou volcaniques.

Dans une fissure entre une allée asphaltée et des pavés

Elle trouve ces trois critères réunis dans toute une gamme de micro-milieux très disparates. Ce peuvent être des milieux « naturels » comme des pelouses sèches sur des dalles rocheuses ou sur des talus écorchés à végétation très clairsemée ou dans des dunes et arrière-dunes maritimes enrichies en calcaire par les débris de coquillages. Mais on a bien plus de chances de la trouver dans des habitats artificiels ou semi-naturels créés ou entretenus par l’Homme (anthropogéniques) et la liste potentielle est longue : vieux murs, notamment sur le dessus quand le mortier se dégrade ; toits de chaume ; toits végétaux modernes à base de grave volcanique (comme la pouzzolane) ; trottoirs urbains ; vieux édifices aux murs dégradés ; cimetières : allées et dessus de tombes en gravillons ; pelouses urbaines très dégradées ; carrières et sablières abandonnées ; bords de chemins secs ; voies ferrées sur le ballast ; paillages en gravillons calcaires ou volcaniques dans les espaces verts ; … Autrement dit, vous avez de fortes chances de le « croiser au coin de la rue » pourvu que les matériaux substrats sur lesquels elle se développe répondent à ses exigences. Ouvrez l’œil donc ….

Minuscule

Jeune saxifrage au sommet d’un vieux mur ; encadrée à gauche par un jeune séneçon vulgaire et à droite par une jeune véronique

La petite perce-pierre se comporte en annuelle hivernale : elle apparaît (par germination des graines) dès février sous forme d’une rosette de feuilles peu nombreuses et inégales. On peut donc théoriquement la repérer dès cette saison mais il vous faudra alors un œil aguerri pour l’apercevoir et surtout la reconnaître au milieu d’autres espèces compagnes aussi naines qu’elle. 

Rapidement, de la rosette, montent une ou plusieurs tiges mais elles n’atteignent au grand maximum que … 20cm ; nombre de pieds restent dans la gamme des quelques centimètres de haut et on trouve même des pieds de moins de deux centimètres … tout en étant fleuris. Chaque pied est isolé sans stolons ni rejets stériles comme c’est le cas chez une majorité de saxifrages.

Tapis de rosettes déjà rouges sur un lit de pouzzolane et de graviers dans un cimetière

Il faudra donc soit se pencher soit se coucher à terre et sortir la loupe compte-fil pour apprécier les caractères distinctifs de cette minuscule. Toute la plante est couverte d’un revêtement de poils glanduleux visqueux courts et, très souvent, elle prend une teinte rougeâtre très prononcée ; cette coloration proviendrait d’une carence en potassium dans les milieux de vie très pauvres qu’elle habite. Effectivement, dans certains milieux moins arides et moins pauvres, elle reste verte. Il se peut aussi que ce soit une coloration protectrice contre les UV compte tenu de sa très forte exposition directe à la lumière.

Autre caractère global frappant : l’aspect nettement charnu, presque succulent, du feuillage, typique de nombreuses plantes vivant dans des milieux arides (xéromorphose). En séchant le feuillage perd cet aspect succulent.

Tridactyle

L’épithète latin d’espèce tridactylites a de quoi surprendre pour une plante ! Il fait référence à la découpure des feuilles de la moitié inférieure : alternes, en forme de spatule elles se terminent par trois (parfois jusqu’à cinq) lobes écartés en éventail : d’où l’image des trois doigts. Les anglais ont retenu la comparaison avec les feuilles de la rue pour la nommer : rue-leaved saxifrage ; effectivement, on retrouve ces divisions en lobes écartés.

Plus on monte vers le haut des tiges, plus ces feuilles (dites caulinaires) se simplifient en forme devenant presque entières et de plus en plus petites passant insensiblement aux bractées qui accompagnent les fleurs (voir la chronique sur les bractées). Toutes portent donc des poils surmontés d’une petite glande rougeâtre (glande dite stipitée). Globalement, l’essentiel des feuilles se trouve dans la moitié inférieure de la plante.

Poils glanduleux stipités au microscope
Cliché Stefan Lefnaer C.C. 4.0

Les tiges dressées sont soit simples, notamment dans les formes naines, soit ramifiées successivement jusqu’au sommet. Sur les pieds vigoureux, on peut avoir plusieurs tiges émergeant d’une même rosette basale. Celle-ci tend d’ailleurs à sécher rapidement et à tomber avant la fin de la floraison.

Blanche

Hauteur : 7cm !

La floraison permet de la repérer plus facilement même si ses fleurs sont à la « hauteur » du reste de la plante, donc toute petites. Elle fait partie des plantes à floraison printanière et à cycle annuel très court qui fleurissent rapidement avant l’arrivée des chaleurs et de la sécheresse comme la drave printanière (voir la chronique). Elle va donc ensuite, une fois fructifiée, sécher sur pied et disparaître avant la fin du printemps de ses milieux.

Les inflorescences se déploient dans la moitié supérieure des tiges ramifiées : très ouvertes et très lâches, elles peuvent compter jusqu’à plusieurs dizaines de fleurs mais le plus souvent entre 2 et 10 ; dans les sites extrêmes, on trouve régulièrement des pieds fleuris avec une seule fleur terminale : l’opiniâtreté de ces espèces naines laisse pantois. Chaque fleur est portée sur un long pédicelle grêle pouvant mesurer jusqu’à 2cm de long.

Inflorescence très ramifiée et « ouverte »

En dépit de leur taille minuscule, les fleurs valent le détour pour leur élégance et leur finesse ; elles rappellent fortement celles de sa grande cousine, la saxifrage granulée, autre espèce de plaine.  La corolle d’un beau blanc laiteux compte cinq pétales libres en forme de spatule de 1 à 3mm de long ; ils s’appuient sur les sépales du calice réunis à leur base en une coupe couverte extérieurement des fameux poils glanduleux rougeâtres. Vers l’intérieur, les dix étamines émergent à peine et au centre on voit poindre les deux petits styles dressés, unis à leur base.

Saxifrage granulée : espèce « grande » qui vit dans les prés et pelouses granitiques en plaine

Trainspotter

Les fleurs sont capables de s’autopolliniser notamment celles qui fleurissent tôt lors d’épisodes météorologiques plus froids. Pour autant, la présence d’un nectaire (glande à nectar) charnu orange à la base des styles sur l’ovaire au fond du calice et qui secrète du liquide par temps chaud suggère bien une pollinisation par des insectes. Vu la petite taille de ses fleurs et leur couleur blanche, elle doit probablement être visitée surtout par des petites mouches ou de toutes petites abeilles solitaires à émergence précoce. On retrouve le même mode de pollinisation mixte (autopollinisation et entomophile) chez d’autres petites espèces non apparentées à fleurs blanches et qui côtoient souvent la petite perce-pierre comme plantes compagnes : la sabline à feuilles de serpolet, divers petits céraistes, l’holostée en ombelle ou la drave printanière.

Les graines produites logées dans une capsule restent au fond du calice qui persiste et tend à s’allonger un peu après la floraison donnant ainsi un faux fruit. La dispersion primaire se fait par le vent qui secoue les infrutescences sèches et fait donc tomber les petites graines, brunes, trigones et finement verruqueuses, dépourvues de tout dispositif ailé, au sol (boléochorie). Ceci explique que la petite perce-pierre forme souvent des colonies denses et serrées issues de la germination des graines jetées par quelques pieds mères l’année précédente.

En dépit de ce mode de dispersion très rudimentaire et à portée très limitée en termes de distance parcourue par les graines, la saxifrage à trois doigts montre depuis quelques décennies une nette tendance à l’expansion géographique dans divers pays européens en lien avec le changement climatique : elle semble suivre de manière préférentielle les voies de communication dont les voies ferrées à la faveur des ballasts et des quais de gares. Peut-être que les turbulences engendrées par le passage des locomotives soulèvent les graines et réussissent à les disperser plus loin. Aux USA où elle est arrivée récemment, elle s’est propagée très vite en suivant les bandes centrales des autoroutes et les parkings. Depuis, elle a même commencé à s’installer dans des milieux moins artificiels comme des pelouses sèches naturelles.

Jumelle

La petite perce-pierre est surtout répandue en plaine ; ainsi dans le Massif Central, elle ne dépasse pas 1000m. Dans les Alpes, à la faveur des versants chauds et des implantations humaines, elle atteint 1700m.

S. à tige dressée
Cliché Jerzy Opiola C.C. 4.0

Plus haut, elle est « remplacée » par une autre espèce proche, la saxifrage à tige dressée (Saxifraga adscendens) qui peuple les pelouses rocailleuses et les combes à neige. Elle aussi a des feuilles plates et trilobées, des tiges ramifiées et présente un aspect glanduleux (mais sans être rougeâtre). Elle s’en distingue par sa rosette basale faite de feuilles nombreuses (versus peu nombreuses) et égales (vs inégales) et son inflorescence très resserrée (condensée ; vs lâche) à la floraison. De plus, elle est vivace tout en restant une plante de petite taille. Elle prend le relais en quelque sorte de la petite perce-pierre et vit entre 1800 et 3000m uniquement dans les Alpes. Son statut d’espèce à part entière (ou de sous-espèce de la tridactyle) a été contesté ce qui lui a valu l’ancien nom latin de S. controversa.

Nouvelle flore coloriée de poche des Alpes et des Pyrénées. C. Flahault. 1908 Domaine public.

Bibliographie

Site Flore Alpes