Thunbergia alata

Suzanne aux yeux noirs (Thunbergia alata) : joli nom intriguant pour une fleur exotique de plus en plus cultivée comme ornementale. Une belle occasion de se pencher sur cette jolie fleur devenue en une décennie une incontournable des pare-terres urbains et des terrasses et balcons. Au-delà de sa belle apparence, cette fleur recèle nombre d’originalités anatomiques faciles à observer : il faut juste accepter de sacrifier une ou deux fleurs pour les « disséquer » et de les observer à la loupe (un simple compte-fil suffit) ; dépaysement et ravissement garantis tant on y découvre des petits bijoux d’esthétique et d’élégance inattendus. Voici donc une leçon de botanique appliquée sur cette représentante de la famille des Acanthacées qui nous est surtout familière via les grands acanthes épineux assez différents alors que la famille essentiellement tropicale regorge de types floraux différents dont les Thunbergia

Liane 

Comme toutes les espèces du genre Thunbergia, la Suzanne aux yeux noirs a un port grimpant tout en étant herbacée ; nombre de ses congénères sont carrément ligneuses. Comme les ipomées (voir la chronique) de la famille des liserons non apparentée, elle est volubile et enroule ses tiges finement velues autour des supports qu’elle rencontre ; sinon, ses tiges rampent au sol jusqu’à en trouver un ! Elles grandissent très vite et la plante peut atteindre plus de deux mètres de hauteur avec une multitude de tiges ! Chez nous, elle ne supporte pas le gel hivernal et, le plus souvent, on la cultive comme annuelle mais, si on l’abrite en hiver ou sous un climat méditerranéen elle repart à la saison suivante et, bien abritée, elle peut coloniser des treillis ou des pergolas. 

Les feuilles opposées, grossièrement ondulées dentées, présentent une forme originale à la fois en cœur et en pointe de flèche et atteignent plus de sept centimètres de long ; dans l’échancrure du limbe vient s’insérer le long pétiole qui porte la feuille souvent à la verticale ce qui lui permet de mieux capter la lumière. Ce pétiole se distingue par un caractère peu courant : il est doublement ailé sur toute sa longueur, d’où l’épithète alata(ailé) du nom latin de l’espèce. Là encore, cette surface supplémentaire disposée cette fois à l’horizontale doit apporter sa contribution à la captation de la lumière pour la photosynthèse. Comme toutes les grimpantes volubiles exubérantes, elle a besoin d’une nutrition efficace pour allonger ses tiges. 

L’œil 

Un regard intense !

Evidemment, ce qui retient l’attention ce sont avant tout les fleurs d’un orange vif somptueux (ou jaune dans certains cultivars) avec la gorge foncée, d’un noir intense : le fameux œil noir !

La corolle se compose d’un tube évasé qui porte les cinq pétales soudés sous forme de cinq lobes presque carrés, nettement veinés en long, étalés en roue et se chevauchant un peu par leurs bords. Au stade de bouton, les pétales se trouvent classiquement repliés : c’est ce qu’on appelle l’estivation ou préfloraison ; ici, l’un d’eux enveloppe les autres comme une cuillère tandis que les suivants s’enroulent avec un bord caché et l’autre apparent : une disposition très harmonieuse qualifiée de cochléaire (cochlea : comme une cuiller ou une coquille d’escargot). 

Au début, la corolle n’apparaît même pas car elle se trouve cachée par un « cœur vert » formé de deux pièces soudées qui vont s’entrouvrir au sommet à l’éclosion : contre toute attente, ce n’est pas un calice (voir ci-dessous) mais une paire de bractéoles très développées simulant un calice ! Il s’agit d’ailleurs d’une seconde signature (avec le port lianescent) de la tribu des Thunbergioidés au sein des acanthacées. Si l’on regarde une fleur d’acanthe par exemple, il y a un calice complet encadré par trois bractées épineuses d’où émerge la corolle non soudée par ailleurs. 

En fait, il y a bien un calice mais pour le voir il faut enlever l’enveloppe formée par les deux bractéoles : à la base du tube de la corolle, il se compose de dix lobes étroits et pointus couverts sur leurs bords de poils glanduleux très élégants (sous la loupe !). L’étude du développement de ces fleurs montre que le premier organe à apparaître est la paire de bractéoles, suivi du calice puis des étamines et du pistil, la corolle n’apparaissant qu’en dernier, d’abord sous forme de pétales séparés qui ensuite se soudent en tube. Parmi les 90 espèces de Thunbergia, on constate qu’il existe plusieurs variantes notamment dans l’arrangement des pétales (préfloraison ci-dessus) ce qui témoigne d’une diversification selon des directions divergentes au sein de ce genre. 

Visite guidée 

Ce que nous percevons avec nos yeux ne correspond pas à la perception des insectes pollinisateurs tels que les abeilles qui semblent être les principaux visiteurs de ces fleurs ; elles perçoivent en effet les ultra-violets auxquels nous sommes insensibles : de ce fait, comme la corolle réfléchit les ultra-violets, le contraste entre les lobes et le cœur leur apparaît encore plus frappant et les guide vers le tunnel du tube floral ; tout au fond se trouve un anneau circulaire sécréteur de nectar, un nectaire. L’insecte qui entre doit donc aller jusqu’au fond du tunnel rendu sombre à la fois par sa teinte naturelle violacée et par la protection des deux bractéoles qui l’enserrent. Sur son chemin, il va d’abord toucher avec son dos le stigmate porté par un long style qui le place bien en avant des étamines ; ce stigmate a une forme ultra originale avec un lobe terminal en forme d’entonnoir fendu très surprenant ! Ainsi, s’il a déjà visité une autre fleur et récolté du pollen, le transfert se fera sur le stigmate.

Ensuite, l’insecte va devoir passer entre les quatre étamines aux grosses anthères serrées  et disposées par deux en léger décalé ; elles sont dotées d’une brosse dense de poils unicellulaires doublée d’une seconde vers la base en corne : comme en plus, elles s’ouvrent par des fentes en long vers l’intérieur, le visiteur n’a aucune chance de passer sans se faire « brosser » de pollen : une vraie lavomatique à pollen ! On retrouve d’ailleurs de telles brosses sur les étamines de la fleur d’acanthe. La visite guidée continue avec les lobes du calice couverts de poils glanduleux dont la sécrétion peut se récolter avant d’accéder enfin au nectar ! Par ailleurs, le tube de la corolle lui-même, intérieurement, porte des poils multicellulaires non glanduleux qui jouent sans doute un rôle de canalisation de l’insecte visiteur. 

Rétrospectivement, on comprend le rôle des deux bractéoles soudées formant un manchon autour de la ressource nectar : empêcheur les voleurs par effraction comme les bourdons qui percent volontiers les tubes des fleurs pour accéder au nectar plus vite mais sans passer par le chemin imposé et donc sans assurer la pollinisation. 

Tête d’oiseau 

L’ovaire renferme deux ovules dans chacune des deux loges qui le composent. Après la fécondation, il grossit rapidement protégé par le capuchon des bractéoles qui le protège des attaques d’insectes herbivores. Parmi ceux-ci figure, dans son pays d’origine (voir ci-dessous), la chenille d’un très beau papillon, la pensée bleue (Junonia orithya) dont les adultes portent eux aussi de très beaux … yeux à pupille sombre (ocelles) sur leurs ailes !

Le fruit assez gros (2,5cm) est une capsule cartilagineuse étrange avec les deux loges basales surmontées d’un gros bec long ; d’aucuns y voient une tête d’oiseau tandis que d’autres, portés sur d’autres centres d’intérêt, y voient plutôt une image sexuelle sans équivoque !  A maturité, le fruit devient sec et dur, presque ligneux. Il va s’ouvrir de manière explosive en éclatant en deux ce qui projette les graines. Celles-ci, comme toutes les graines, sont rattachées au placenta nourricier par un appendice, le funicule qui, ici, prend une forme de crochet et se durcit : il va fonctionner comme une fronde qui catapulte la graine lors de l’ouverture de la capsule ! Ce dispositif semble propre à une majorité d’acanthacées, dont les acanthes. Les graines épaisses portent un creux sur une face et ont une surface réticulée rugueuse. Malheureusement, sur les plantes cultivées sous un climat tempéré, les fruits ne se forment pas. 

Invasive 

La suzanne aux yeux noirs est d’origine africaine et bien représentée en Afrique du sud où on la rencontre dans la frange Sud-Est et Est du pays d’où elle remonte en Afrique tropicale ; elle habite les bordures de forêts et vient jusqu’au bord des routes et aux abords des villages. Mais son aire originelle devient vite très floue car depuis longtemps en Afrique on l’a cultivée comme fourrage pour nourrir le bétail mais aussi comme médicinale ou vétérinaire pour des problèmes de peau, de douleurs articulaires, … : elle renferme des substances actives du type iridoïdes qui peuvent d’ailleurs générer des dermatites de contact chez certaines personnes sensibles. 

Elle fut découverte (pour le monde occidental) par le botaniste suédois Carl P. Thunberg (1743-1828), un des élèves de Linné qui avait passé trois ans dans la région du Cap où il avait collecté près de 300 nouvelles espèces de plantes ; le nom de genre Thunbergiahonore donc sa mémoire. Mais elle avait déjà commencé à diffuser dans de nombreux pays tropicaux plus ou moins proches de l’Afrique ; ainsi c’est en 1825 qu’un botaniste allemand envoya des graines depuis l’île Maurice en Angleterre, prélude à sa culture généralisée comme ornementale. Son usage répandu en extérieur ne date que de deux décennies avec la crise climatique en cours. 

Compte tenu de ses qualités esthétiques, de sa facilité de culture et de sa croissance très rapide, la Suzanne aux yeux noirs a donc connu une dispersion planétaire dans tous les pays chauds et n’a pas manqué de se naturaliser en s’échappant de culture. Sur diverses îles indopacifiques notamment, elle est devenue une plante invasive problématique comme aux îles Hawaï où elle est apparue dès les années 1860 : elle y forme des tapis inextricables qui étouffent la végétation indigène. Elle se propage via ses graines mais surtout par la culture ornementale et elle profite des milieux perturbés linéaires (lignes électriques, chemins, routes) pour se répandre et pénétrer les milieux naturels ensuite. 

Thunbergie à grandes fleurs : une liane ligneuse

D’ailleurs, ce trait de comportement expansif semble partagé par nombre d’acanthacées : une étude a dénombré en 2004 pas moins de 52 espèces de cette famille naturalisées dans ces îles avec plusieurs invasives majeures dont notre espèce mais aussi sa proche parente, la thunbergie à grandes fleurs ou trompette du Bengale, encore plus  redoutable car ligneuse. On la trouve aussi à l’état naturalisé en Australie (là aussi invasive), dans le cerrado brésilien et le sud des U.S.A.

Théâtrale 

De telles fleurs aussi typées n’on pas manqué d’inspirer l’imagination littéraire des gens et de par le monde elle a reçu une foule de noms populaires évocateurs. La thématique de l’œil domine évidemment comme le montre cette liste de noms traduits de diverses langues : yeux noirs, œil de poète, bel œil, œil d’oiseau, œil de Vénus, … Mais qui est la fameuse Suzanne associée aux yeux noirs dans plusieurs langues ? Ce nom vient de l’anglo-saxon black-eyed Susan qui a été appliqué apparemment d’abord à une plante ornementale originaire d’Amérique du nord, très connue dans les plates bandes fleuries, la rudbeckie hérissée aux gros capitules jaune vif avec la partie centrale brun sombre ; sa culture remonte au 19èmeen Grande-Bretagne soit bien avant celle de la thunbergie. Ce nom étrange vient d’une légende médiatisée par un vieux poème rédigé par J. Gay (1685-1732) et intitulé justement Black-eyed Susan qui raconte l’histoire d’un marin de retour trouvant sa femme harcelée par son oncle et plus tard par son capitaine. Ce poème a connu à son époque un très grand succès et a été mis en scène dans les grands théâtres de Londres en le replaçant dans le contexte du retour des guerres napoléoniennes. Les yeux noirs symbolisent en fait depuis les années 1660 la beauté féminine.  

L’autre Suzanne aux yeux noirs : la rudbeckie hérissée ; ici, l’oeil est le coeur du capitule (fleurons)

On trouve aussi d’autres noms populaires faisant allusion à d’autres aspects de la plante : le fruit avec bec de perdrix en espagnol ou le port grimpant avec l’appellation de jasmin (jasmin d’Italie, jasmin sombre) ou de liane Suzanne ! 

Au revoir ….

BIBLIOGRAPHIE 

Structure and Development of the Flowers in MendonciaPseudocalyx, and Thunbergia(Acanthaceae) and Their Systematic Implications
.Jurg Schonenberger and Peter K. Endress
.  International Journal of Plant Sciences, Vol. 159, No. 3 (1998), pp. 446-465 

Beautés fatales: Acanthaceae species as invasive alien plants on tropical Indo-Pacific Islands. 
Jean-Yves Meyer and Christophe Lavergne Diversity and Distributions, (Diversity Distrib.) (2004) 10, 333–347 

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez la Suzanne aux yeux noirs
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