Tubifex

Colonies de Tubifex dans une flaque d’eau vaseuse

10/12/.2022 Des courtes chevelures rouges qui ondulent sur le fond d’une mare, d’une flaque, d’un étang ou d’un cours d’eau : voilà comment on repère de loin les colonies de Tubifex (nom latin francisé), des vers rouges aquatiques spécialistes des eaux chargées de matière organique, i.e. soit turbides, soit avec un fond boueux ou vaseux. Si on veut les observer en action, il faut s’approcher doucement car à la moindre alerte, ils se rétractent et disparaissent dans le sédiment du fond … pour réapparaître quelques minutes plus tard. Leur mode alimentaire, leur reproduction et leur respiration offrent nombre de singularités étonnantes. En dépit de leur taille modeste, ces vers filiformes n’en possèdent pas moins la capacité de transformer progressivement leur environnement immédiat. 

Sous la loupe binoculaire

N.B. Dans toute la chronique nous parlerons « des » Tubifex sachant qu’il en existe au moins 13 espèces très proches et très difficiles à distinguer entre elles ; la plus commune serait Tubifex tubifex. 

Vers à soies 

Tubifex : noter les soies latérales (Domaine public ; Muséum d’Amsterdam)

Les Tubifex se classent au sein des Annélides s.s. (les vers annelés ronds) dans le grand groupe des Oligochètes (oligo, un peu et cheta, soie) dont les lombrics ou vers de terre connus de tous. Effectivement, les Tubifex rappellent les lombrics par leur corps cylindrique (Tubifex vient de tubus, tube et fex, qui fait), jusqu’à 4cm de long, composé de nombreux anneaux portant chacun quatre groupes de soies raides minuscules (microscope). Ils se déplacent comme les lombrics par une alternance d’étirements et contractions du corps tout en s’aidant des soies pour s’agripper au support même meuble. La bouche portée par le premier segment est ventrale et peu visible. Par transparence (le diamètre du corps ne dépasse pas le millimètre), on voit d’une part le tube digestif rempli d’un matériau noirâtre et deux gros vaisseaux dorsaux qui suivent toute la longueur du ver et sont reliés entre eux par des anastomoses transversales, dont une qui joue le rôle de « cœur ». 

En très gros plan sous microscope ; noter les anneaux (Cliché Doc. RNDr. Josef Reischig. CSc. C.C.0.3)

Au niveau des 11 et 12ème segments, on trouve une zone glandulaire un peu renflée à la manière de la bague d’un cigare, le clitellum (de clitella, bât), une structure qui intervient dans la reproduction (voir ci-dessous). Ce caractère, partagé avec les lombrics chez qui il est bien plus visible, se retrouve chez les Sangsues, autres vers aquatiques au corps aplati dépourvu de soies (Achètes, i.e. « sans soies ») : on les regroupe d’ailleurs avec les Oligochètes dans le supergroupe des Clitellates. Chez les Tubifex, la présence du clitellum permet de savoir où est la partie céphalique (il n’y a pas de tête véritable) puisqu’il se trouve très près de celle-ci.

Tête en bas

Les Tubifex vivent en colonies très denses de centaines d’individus serrés les uns contre les autres avec des densités pouvant atteindre plusieurs dizaines de milliers par m2 : ils donnent ainsi un aspect de tapis rouge au fond vaseux. Quand on s’approche, on voit que chaque ver est en fait un peu enfoncé dans le sédiment dont il dépasse aux ¾ en ondulant régulièrement. La partie enfoncée correspond à la « tête » avec la bouche qui absorbe la nourriture. A la moindre alerte, tous les vers s’enfoncent entièrement dans le sédiment où ils disparaissent ; quelques minutes plus tard, l’alerte passée, ils ressortent. 

Vaisseaux sanguins et sang « rouge »

Les mouvements pendulaires permanents de la « queue » hors du sédiment entretiennent une circulation d’eau à l’échelle des colonies, propice au prélèvement direct à travers la peau mince de l’oxygène dissous dans l’eau, indispensable pour la survie. Mais, comme les Tubifex recherchent les sites fortement chargés en matière organique en décomposition, source de nourriture inépuisable, ils se retrouvent le plus souvent en situation de quasi-anoxie, i.e. un taux d’oxygène dissous dans l’eau très bas, presque nul. Ils réussissent pourtant à survivre et même prospérer car ils fabriquent une molécule que nous possédons dans notre sang, l’hémoglobine, capable de fixer l’oxygène de manière active. Ils la concentrent dans la partie terminale qui ondule dans l’eau et elle sert donc de réserve d’oxygène à partir des prélèvements dans le milieu. Ceci explique leur coloration rose à rouge clair et leur vaut le surnom anglais de bloodworms (vers à sang).

Parfois, quand l’anoxie devient insoutenable au niveau du sédiment où la décomposition de la matière organique par les bactéries consomme beaucoup d’oxygène, ces vers peuvent s’extraire et venir près de la surface ou se fixer sur des plantes immergées afin de récupérer un peu d’oxygène. Quand ils se retrouvent ainsi libérés, ils ont tendance à se regrouper et s’entortiller en une boule grouillante, sans doute une manière de décourager les prédateurs nombreux (crustacés, sangsues, poissons, …). Si leur milieu de vie vient à s’assécher, comme dans les flaques boueuses temporaires, ils sont capables de s’enkyster et d’entrer en vie ralentie en attendant le retour de l’eau via les pluies.  

Vers de boue 

Les Tubifex vivent au fond des mares, des flaques durables, des cours d’eau, des plans d’eau dont le fond est couvert de vase ou de boue ; ils sont particulièrement abondants en aval des émissaires qui rejettent des eaux usées ou pluviales chargées en matière organique ou dans les bassins des stations d’épuration. 

Excréments brunâtres dans le tube digestif

Ils se nourrissent dans les 2 à 8 premiers centimètres d’épaisseur du sédiment vaseux et s’enfoncent plus ou moins profondément en fonction des densités des colonies. Ils absorbent de manière sélective les particules argileuses les plus fines du sédiment, d’une taille moyenne autour de 63 micromètres, laissant de côté les grains de sable, plus gros et plus durs. Ils digèrent la matière organique et la microflore bactérienne attachées à ces particules fines et rejettent en permanence des excréments composés de ces particules « nettoyées » au passage dans leur tube digestif. Comme l’extrémité terminale de ces vers est dans l’eau, au-dessus du sédiment (voir ci-dessus), les pelotes fécales rejetées se déposent sur le sédiment et finissent par former une couche fine en surface. 

75% du volume des excréments se compose de particules d’une taille inférieure à 25 micromètres avec une moyenne autour de 10 micromètres ce qui illustre bien leur travail de « nettoyage » des particules fines. Par ce processus digestif, ils font remonter les particules les plus fines en surface et laissent en « profondeur » les grains plus gros : ils assurent donc un brassage du sédiment (bioturbation) à la manière de leurs cousins les lombrics en milieu terrestre. Le contenu en matière organique des excréments est plus élevé que celui du sédiment consommé du fait de la concentration au cours de la digestion : autrement dit, avec leurs excréments, ils fertilisent la surface du sédiment, plus accessible à d’autres organismes que la profondeur du sédiment pauvre en oxygène. 

On peut les qualifier de dépollueurs en situation de pollution organique. Par contre, au passage, ils peuvent accumuler certains polluants chimiques comme les métaux lourds toxiques et les concentrer en surface. 

Ingénieur de l’écosystème

On appelle ainsi les êtres vivants dont l’activité transforme leur environnement créant ainsi de nouvelles conditions et donc de nouvelles niches écologiques susceptibles d’être investies par d’autres espèces (voir la chronique). L’activité de bioturbation des Tubifex semble bien correspondre à ce type d’interaction.  Pour le démontrer, des chercheurs ont évalué expérimentalement l’impact des colonies de Tubifex sur la croissance et l’état physiologique de deux plantes aquatiques vivant dans les mêmes milieux, le myriophylle en épi et l’élodée du Canada. Ils ont montré que l’activité des Tubifex stimule la croissance des parties aériennes (tiges, feuilles) et des parties souterraines des plantes (appareil racinaire d’ancrage). En creusant leurs galeries de nourrissage, les Tubifex facilitent la pénétration de l’oxygène présent dans l’eau juste au-dessus vers les couches plus profondes là où plongent les racines des plantes. On peut parler de bio-irrigation en oxygène. Or, un sédiment anoxique (voir ci-dessus) constitue un milieu toxique pour les racines des plantes aquatiques. 

Le myriophylle en épi, naturellement adapté à vivre sur des sédiments plutôt anoxiques, en a tiré le plus profit : 100% de hausse pour les parties aériennes et 20% pour les racines. L’élodée du Canada, moins adaptée à ce genre de situation, profite différemment de cet effet d’oxygénation : elle bascule son mode de fonctionnement des racines (de « sans » oxygène vers « avec oxygène ») si bien que sa biomasse de racines augmente de 35% en présence des vers. Le développement de ces appareils racinaires dans le sédiment ne semble pas affecter ici l’activité fouisseuse des vers car ces plantes ne forment pas une couche dense de racines susceptible de constituer une gêne. Ces plantes transfèrent de l’oxygène produit dans leurs parties aériennes par la photosynthèse vers leurs racines et amplifient ainsi l’enrichissement en oxygène du sédiment dans les 5 premiers centimètres. En retour, l’abondance et l’activité des bactéries dans le sédiment s’en trouve elle aussi fortement stimulée. Or, nous avons vu que celles-ci constituent une part de l’alimentation des vers qui en tirent donc profit à leur avantage.  On voit donc une cascade d’interactions se mettre en place à partir du travail initial des Tubifex. 

Reproduction mixte

Si les Tubifex réussissent à atteindre un tel niveau d’impact sur leur environnement, c’est avant tout via leurs populations incroyablement nombreuses. Leur prolificité repose sur une reproduction très efficace mais variable selon les conditions de milieu et les périodes de l’année. 

La reproduction sexuée classique se rapproche de celle des lombrics. Comme eux, les Tubifex sont hermaphrodites : chaque individu possède des organes sexuels mâles (testicules) et femelles (ovaires) mais ils ne sont pas mûrs en même temps (en principe) ce qui limiterait l’autofécondation. L’accouplement (en automne) se fait tête bêche : les deux individus s’accolent par leurs clitellums (voir ci-dessus) en s’accrochant l’un à l’autre via des soies spéciales qui s’enfoncent dans la peau du partenaire. Ils échangent des « paquets solides » de sperme (spermatophores), blancs et brillants de 2mm de long qui sont regroupés avec leurs propres ovules dans un cocon fris blanchâtre secrété par le clitellum glandulaire. Une fois réunis dans le cocon, la capsule qui unissait les spermatozoïdes se dissout : la fécondation a lieu donnant des œufs ovales de 0,3 à 0,5mm de diamètre. Chaque cocon en renferme en moyenne 4 à 9 et chaque ver se débarrasse de ce cocon formé autour du clitellum en se tortillant. Certains cocons renferment un nombre élevé d’œufs (jusqu’à 19) : dans ce cas, une partie d’entre eux sert à nourrir les autres. Les œufs donnent naissance à des vers qui n’ont « qu’une » trentaine de segments ; ensuite, ils se développent jusqu’à atteindre la taille aduste avec 110 à 130 segments. 

Mais les Tubifex pratiquent plus souvent un autre mode de reproduction asexué : la parthénogénèse, i.e. qu’ils fabriquent des ovules qui se développent sans être fécondés. Pourtant, même quand ils sont dans cet état, ils produisent aussi des spermatozoïdes de deux types : quelques-uns viables et capables de féconder et la majorité sont incapables de féconder. Ils pourraient donc passer d’un mode de reproduction à un autre à tout moment. On suspecte aussi que les spermatozoïdes non fécondants serviraient à stimuler les ovules pour qu’ils se développent mais sans les féconder (pseudogamie). 

NB Il ne faut pas confondre les Tubifex avec d’autres « vers rouges » vivant eux aussi sur des fonds vaseux : ce sont les larves de chironomes, des cousins des moustiques mais dont les femelles ne se nourrissent pas de sang. Ces larves, surnommées elles aussi vers de vase, partagent avec les Tubifex la présence d’hémoglobine qui leur donne cette couleur rouge commune ; pour le reste, ils sont bien différents car ce sont des insectes : ils ont une tête distincte et porteht des appendices articulés. 

Chironomus sp. : nymphe, adulte et larve (Image : Georges Vernon Hudson C.C. 0.2)

Bibliographie 

Selective feeding by the aquatic oligochaete Tubifex tubifex (Tubificidae, Clitellata) Pilar Rodriguez et al. Hydrobiologia 463: 133–140, 2001.

Ecosystem engineering by tubificid worms stimulates macrophyte growth in poorly oxygenated wetland sediments Florian Mermillod-Blondin and Damien G. Lemoine Functional Ecology 2010, 24, 444–453

Mixed Reproductive Strategy in Tubifex tubifex (Oligochaeta, Tubificidae)? LAURA BALDO and MARCO FERRAGUTI  JOURNAL OF EXPERIMENTAL ZOOLOGY 303A:168–177 (2005)