Tisserin palmiste (Afrique) (photo D. Bermudez)

21 12 2020 Les déploiements de couleurs jaune, orange ou rouge, liées à la présence de pigments caroténoïdes figurent parmi les traits ornementaux les plus répandus et les plus visibles chez nombre de vertébrés dont les poissons, les serpents et lézards et les oiseaux. Chez ces derniers, ces couleurs s’étalent sur les surfaces de peau nue (caroncules, tour de l’œil, bec, pattes,…) et surtout sur les plumes où elles donnent un extraordinaire kaléidoscope de teintes et de nuances selon les espèces ou même selon les individus d’une même espèce. Les caroténoïdes à l’origine de cette gamme colorée bien particulière arrivent en seconde position en termes de fréquence de pigments au niveau des plumes juste derrière les mélanines qui donnent la couleur noire. Nous allons donc découvrir cet univers coloré tout en diversité et nous interroger sur ses fonctions dans la vie des oiseaux en nous limitant au seul cas des plumes. 

Bouvreuil pivoine (Europe)

Grande famille 

Les caroténoïdes font partie des pigments les plus répandus dans le monde vivant avec plus de 1100 molécules connues : on les trouve chez les bactéries photosynthétiques, certaines archées et champignons, les algues, les plantes vertes et donc certains animaux. Ces molécules de structure complexe partagent le même nombre d’atomes de carbone, 40, ce qui en fait des tétraterpènes au sein des hydrocarbures. On les divise en deux groupes principaux : les carotènes, dépourvus d’atomes d’oxygène (hydrocarbones) et les xantophylles oxygénés. 

Au moins 50 sortes de carotènes sont connues dans la nature. Les plus courants sont le β-carotène présent dans de nombreux végétaux verts, le lycopène qui colore par exemple les tomates en rouge et l’α-carotène (carottes, citrouilles, …). Ils sont connus comme précurseurs de la vitamine A et pour leurs propriétés antioxydantes. Si les carotènes expriment plutôt des couleurs orange à rouge, les xantophylles dominent dans les jaunes ; leur nom vient d’ailleurs du grec xanthos, jaune et phyllos, feuille, allusion aux feuilles d’automne (voir ci-dessous). Ils sont bien plus diversifiés avec des noms peu connus : β-cryptoxanthine (pro-vitamine A), lutéine, zéaxanthine, astaxanthine, fucoxanthine, péridinine, … 

Si on retrouve ces molécules dans le corps de nombreux animaux terrestres, pour autant, à deux petites exceptions près (certains pucerons et acariens), ils sont incapables de les synthétiser directement ; ils doivent se les procurer en consommant des végétaux ou des animaux ayant consommé des végétaux ; ensuite, ils peuvent éventuellement les transformer en nouveaux caroténoïdes. 

Chez les végétaux verts capables de les synthétiser, les carotènes ne participent pas directement à la photosynthèse contrairement aux chlorophylles vertes mais servent de protection via leurs propriétés antioxydantes en neutralisant les « ERO » ou radicaux libres (voir la chronique sur les effets du nourrissage hivernal sur les mésanges). Les xanthophylles par contre interfèrent directement dans la photosynthèse en modulant l’énergie lumineuse. Le virage coloré des feuilles en automne vers des teintes jaunes, oranges ou rouges résulte de la dégradation des chlorophylles qui masquaient les carotènes et xantophylles présents donnant ces belles palettes colorées (voir la chronique La mort programmée des feuilles). 

Palette infinie 

Pic épeiche en hiver : le rouge se localise en bas du ventre

Sur les plumes des oiseaux, des trois couleurs annoncées, le jaune vif domine largement comme chez les célébrissimes canaris, suivi du orange moins commun et du rouge vif encore plus rare. Ces couleurs s’expriment via la présence d’au moins une douzaine de types de caroténoïdes différents soit sous forme « pure » (une seule sorte de molécule) sois sous forme mélangée. Ainsi l’orange vif résulte d’un mélange équilibré de caroténoïdes jaunes et d’autres rouges ; le rouge vif provient du dépôt très dense de caroténoïdes rouges ; le jaune pâle correspond évidemment à des caroténoïdes jaunes. L’intensité du dépôt dans les plumes détermine son intensité ou saturation. Par association avec le bleu sous forme de couleur structurelle (couleur « physique » due aux interférences liées à l’absorption des ondes lumineuses par les plumes), on obtient toute une gamme de verts qui participent au camouflage sur fond de feuillage.

Ces colorations ont en commun de montrer souvent de fortes variations selon l’âge et le sexe ce qui en fait de loin le type de couleurs de plumage la plus variable avec une infinité de nuances. Ceci complique d’ailleurs souvent l’identification des espèces concernées ! Chez les espèces avec de larges plages jaunes on observe moins de nuances car la quantité de caroténoïde (souvent d’une seule sorte) déposée semble moins importante ; c’est le cas par exemple chez les mésanges bleues au niveau de leur poitrine. Les variations portent alors sur l’éclat et la saturation. Par contre chez les espèces avec des mélanges de caroténoïdes jaunes et rouges, on trouve pour une espèce donnée, toute la gamme des variations possibles du jaune à l’orange selon le rapport entre le jaune et le rouge. C’est le cas chez les bec-croisés ou les tangaras américains par exemple. 

Bec-croisés : la coloration du mâle en haut peut aller du rouge intense au orange terne

Contrairement aux pigments noirs (mélanines) qui se déploient sur les plumes sous des formes variées (points, taches, barres ou toute la surface), les caroténoïdes tendent à se déposer en larges plages couvrant des plumes entières ou des moitiés de plumes (vexilles). On ne trouve pas comme pour les mélanines des intrications complexes : autrement dit, il n’y a pas de plumes avec des taches ou barres jaunes ou oranges ou rouges.

Les caroténoïdes se déposent dans les barbes des plumes de manière continue, en larges plages

Ces couleurs apparaissent majoritairement en des endroits stratégiques du corps pour leur visibilité : la nuque ou la calotte, le croupion, la poitrine ou les ailes. Elles s’appliquent souvent sur les grandes plumes des ailes (rémiges) ou de la queue (rectrices). Ainsi chez le tarin des aulnes, le jaune vif ressort sur l’aile sous forme d’une barre alaire : les rémiges concernées ont une moitié interne jaune vif et une moitié externe sombre (mélanine). 

Tarins des aulnes en hiver : le jaune se répartit en plages qui contrastent avec le reste du plumage noir

Deux voies 

Parulines nord-américaines dont la majorité des espèces ont des plages jaunes dans le plumage

Comme il a déjà été dit ci-dessus, les oiseaux ne peuvent pas synthétiser les molécules de caroténoïde ; celles-ci doivent donc être ingérées dans les aliments, passer dans le sang pour atteindre les plumes et s’y déposer. Les principaux caroténoïdes ainsi prélevés sont la lutéine (celle qui colore le jaune d’œuf), la zéaxanthine, le β-carotène et la β-cryptoxanthine. Cette contrainte a une conséquence majeure immédiate : se colorer avec des caroténoïdes a un prix énergétique ne serait-ce que le transport via le sang et va imposer des compromis physiologiques en cas de situations difficiles. Deux grands cas de figure existent quant au devenir des caroténoïdes absorbés : soit ils passent directement dans les plumes sans changement moléculaires (via le sang bien entendu) et nous parlerons de caroténoïdes directs ; soit après passage dans le sang, ils entrent dans des chaînes métaboliques cellulaires où ils sont transformés en autres molécules de caroténoïdes ce que nous appellerons les caroténoïdes transformés. 

Les caroténoïdes directs sont la lutéine ou la zéaxanthine jaunes comme sur la poitrine des mésanges bleue ou charbonnière ou chez de nombreuses espèces de parulines américaines (famille de passereaux ressemblant à des fauvettes mais non apparentées). Dans le cas des mésanges par exemple, la consommation de chenilles mangeuses de feuilles au printemps leur apporte indirectement la lutéine contenue en grandes quantités dans le feuillage. Certaines espèces comme les flamants et les spatules peuvent récupérer aussi des caroténoïdes rouges (astaxanthine) ou roses via les grandes quantités de petits crustacés figurant dans leur régime alimentaire.

Mâle de verdier : tout en nuances !

Les caroténoïdes transformés élargissent considérablement la palette des couleurs selon deux voies métaboliques : l’une pour la lutéine et la zéaxanthine comme précurseurs produisant des xanthophylles aviens A et B jaunes comme chez les canaris ; l’autre transforme la zéaxanthine, le β-carotène et la β-cryptoxanthine en nouveaux composés rouges : échinénone, 3-hydroxy-échinénone, canthaxanthine (utilisée comme colorant dans les saucisses de Strasbourg !) ou astaxanthine. Ainsi dans la famille des Passereaux Fringillidés, on trouve une série de genres porteurs de belles teintes rouges sur une partie du plumage : les roselins, les bouvreuils, les bec-croisés, les linottes et sizerins, le chardonneret élégant …

Souvent, les caroténoïdes transformés diffèrent peu des précurseurs dans leur coloration : les jaunes transformés sont juste un peu plus vifs que les originaux. Pour ceux qui changent de couleur (du jaune au rouge ou orange), le changement inverse n’est pas possible. En tout cas, il est clair que cette biosynthèse s’avère encore plus coûteuse en énergie pour les espèces concernées. 

Mâle de linotte mélodieuse : petites touches de rouge sur le front et la poitrine

In situ 

Curieusement, jusqu’au début des années 2000 on ne savait toujours pas où avaient lieu ces transformations métaboliques générant de nouveaux caroténoïdes. On savait que chez l’homme, le β-carotène était transformé en vitamine A au niveau de foie et de l’intestin grêle ; on avait donc supposé qu’il en était de même chez les oiseaux. Mais des analyses au niveau du foie démontraient qu’il n’y avait pas de caroténoïdes nouveaux, pas plus que dans le sang circulant et transportant les caroténoïdes précurseurs. Le site de transformation a été localisé en 2004 notamment à partir de l’étude du chardonneret jaune nord-américain dans les bourgeons folliculaires à l’origine des plumes :  on y trouve un mélange de caroténoïdes issus de l’alimentation et de nouveaux caroténoïdes transformés. Depuis, on a identifié les voies métaboliques qui assurent ces transformations et les gènes qui les contrôlent.  Cette localisation, a postériori, semble très logique en termes d’efficacité énergétique : produire sur place et éviter la dégradation par les radicaux libres lors du transport. 

Gorfous (manchots) : le jaune est restreint sur deux houpettes de plumes qui ornent la tête (photo R. Guillot)

Une fois déposés dans les plumes, ces caroténoïdes subissent les agressions des radiations ultra-violettes compte tenu de la complexité de leurs longues chaînes moléculaires. Des expériences avec des plumes jaunes de la poitrine de mésanges charbonnières montrent que leur exposition au soleil rend leur coloration moins saturée et modifie les longueurs d’ondes émises ; placées à l’obscurité, elles ne subissent pas ces changements. On pensait que les secrétions de la glande uropygienne  riches en cires et déposées par les oiseaux lors de l’entretien de leur plumage avec le bec les protégeaient de cette altération ; les expériences prouvent qu’il n’en est rien. Autrement dit, sur une saison de reproduction, la coloration du plumage individuel ne cesse de se dégrader progressivement ; seule la mue annuelle permettra de renouveler les plumes et de remettre la coloration à neuf … si l’état général de l’oiseau le permet. 

Publicité honnête

Depuis longtemps, on a émis l’hypothèse que ces couleurs vives dues aux caroténoïdes jouaient un rôle central dans la reproduction : au moment de la formation des couples chez les espèces monogames, chaque femelle doit disposer d’informations clés sur l’état de santé général du ou des prétendants ; choisir un partenaire en bonne condition physique et physiologique assure plus de chances de succès reproductif (notamment pour l’élevage des jeunes ou la défense du territoire) et donc de transmettre ses gènes à la descendance. La sélection sexuelle favorise d’une part les caractères permettant de connaître l’état de « l’autre », i.e. sa qualité individuelle et d’autre part les préférences comportementales envers ces caractères.  Dans ce cadre très résumé, les caroténoïdes réunissent un certain nombre de critères qui en font des signaux forts permettant d’évaluer l’état d’un individu et son aptitude à la reproduction : pour arborer des couleurs vives, un mâle doit être capable d’allouer une partie des caroténoïdes prélevés dans l’alimentation à la coloration de son plumage mais aussi à d’autres fonctions vitales auxquels ils participent comme l’immunocompétence ou le pouvoir de neutraliser le stress oxydant (voir la chronique sur les mésanges bleues) ; il doit aussi avoir assez d’énergie pour éventuellement transformer les précurseurs en nouvelles couleurs dans le cas des caroténoïdes transformés. Autrement dit, seuls les mâles en très bonne santé et donc potentiels bons reproducteurs peuvent se permettre d’étaler de telles couleurs sous une forme vive et attractive ; c’est le principe du handicap (voir à ce propos l’exemple très surprenant des grandes outardes) qui incite les femelles à choisir les mâles aux caractères les plus exagérés (ici, une coloration vive) en dépit du coût que cela implique pour eux. 

Dans de telles situations, des mâles en mauvaise santé auraient intérêt à tromper les femelles pour les attirer en trichant sur leurs apparences ; mais avec ce dispositif de couleur qui impose un coût métabolique élevé, la tricherie ne peut pas opérer et de ce fait le signal affiché est qualifié d’honnête. Seuls les mâles vraiment en bonne santé peuvent se payer ce luxe d’une débauche colorée ! Qu’en est-il vraiment en pratique ?

Espèce modèle 

Dans les années 1990-2000, une série d’études sur le terrain en situation naturelle a été menée sur une espèce modèle très commune aux USA, le roselin familier, un fringillidé dont les mâles d’une coloration brune arborent en période de reproduction un plastron et une couronne frontale rouge vif. Voici quelques exemples des faits démontrés à propos de cette espèce. Dans une population donnée, les mâles qui réussissent à s’accoupler sont en moyenne plus rouges que ceux qui ne le peuvent pas. Les mâles appariés ont en moyenne une couronne frontale plus symétrique que celle des mâles non appariés. En hiver, quand ces oiseaux se regroupent pour chercher leur nourriture, la compagnie des mâles de couleur vive est préférée à celle des mâles plus ternes ; ainsi, au moment de la formation des couples en fin d’hiver, ils ont plus de chances d’être sélectionnés par des femelles. Ces mâles, de ce fait, commencent à nicher plus tôt ce qui présente un avantage reproducteur en ayant la possibilité de choisir les meilleurs territoires non encore disputés. Ces mâles plus rouges élèvent avec leur femelle des nichées avec plus de jeunes à l’envol en moyenne ; leurs gènes transmis à leur descendance se trouvent donc sélectionnés favorablement. 

Roseilin familier mâle en plumage nuptial (Amérique du nord)

Des expériences ont aussi montré que l’intensité de la coloration dépendait de la quantité de carotonéïdes ingérés ; les mâles plus vigoureux qui ingèrent plus de nourriture ou se montrent dominants pour y accéder en hiver auront plus de facilité à afficher des couleurs vives. Mais on ne sait pas si dans la nature, il existe réellement une limitation des ressources en caroténoïdes pour ces oiseaux. 

On voit donc à travers ces quelques exemples pour cette seule espèce se dessiner le rôle majeur de signal de qualité individuelle pour les mâles qui affichent des colorations à base de caroténoïdes. Au cours des deux dernières décennies, les études se sont multipliées sur de nombreuses espèces ce qui permet désormais de disposer d’une base de données conséquente à partir de la laquelle on peut dégager des tendances générales. 

Méta-analyse 

En 2018 une équipe de chercheurs a donc épluché 50 études publiées sur 19 espèces de passereaux utilisant une coloration à base de caroténoïdes impliquée dans le jeu de la sélection sexuelle. Une des questions cruciales qu’ils ont cherché à élucider concernait les deux types évoqués : les caroténoïdes directs, peu coûteux et limités en diversité et les caroténoïdes transformés plus coûteux, plus dépendants du métabolisme cellulaire général pour leur fabrication et plus diversifiés. 

Globalement, la relation entre richesse de la coloration et qualité individuelle est positive mais  proche de zéro si on réunit tous les cas ; par contre, elle devient très significative dans le cas des seules espèces avec des caroténoïdes transformés. L’honnêteté du signal résulte donc clairement de la difficulté plus grande à fabriquer des caroténoïdes transformés. Une étude récente sur le fameux roselin familier démontre que la coloration rouge dépend directement de l’activité des mitochondries dans les cellules (respiration cellulaire) ; autrement dit, on a là un véritable test coloré direct de l’état physiologique de l’individu à l’échelle cellulaire ! 

Dans le détail, l’étude met en évidence une corrélation positive significative entre la capacité de résistance aux parasites externes et internes et la richesse de la coloration surtout chez les espèces aux caroténoïdes transformés ; ceci confirme une vieille hypothèse émise dès les années 1980 selon laquelle les plumages aux couleurs vives avaient évolué comme signe de résistance aux parasites, un signal synonyme de bonne condition physique et de non transmission de maladies aux partenaires ou à la descendance. Historiquement, on pense que la condition ancestrale était la coloration par caroténoïdes directs qui a ensuite évolué vers des situations plus complexes impliquant des voies métaboliques vitales et procurant ainsi des signaux de très bonne qualité ; la sélection sexuelle a favorisé ces nouveaux dispositifs avec des chaînes de transformation de plus en plus complexes et de nouveaux produits.

Par contre, il reste une énigme non résolue : le cas de certains passereaux qui transforment des caroténoïdes jaunes en nouvelles molécules … tout aussi jaunes ! Cela semble pour le moins anti-productif ! Une hypothèse avancée (à vérifier) serait que les caroténoïdes directs altéreraient plus la résistance des plumes que leur version transformée. 

Bibliographie 

Bird coloration. G. E. Hill. Ed National Geographic. 2010

Carotenoid metabolism strengthens the link between feather coloration and individual quality Ryan J. Weaver et al. NATURE COMMUNICATIONS | (2018)9:73 

Colorful songbirds metabolize carotenoids at the integument Kevin J. McGraw JOURNAL OF AVIAN BIOLOGY 35: 471 􏰀/476, 2004 

Preen waxes do not protect carotenoid plumage from bleaching by sunlight. A Surmack 2008. Ibis.