Otis tarda

Dans la chronique sur les outardes (voir la chronique), nous avons présenté ces oiseaux peu connus et pourtant originaux à divers titres. A cette occasion, une espèce a été évoquée à de nombreuses reprises : la grande outarde ou outarde barbue, espèce emblématique par sa taille. En Espagne où subsiste l’une de ses plus belles populations européennes, elle a fait l’objet de nombreuses études de suivi, notamment du fait de son déclin en lien avec les modifications des pratiques agricoles et la régression continue des milieux steppiques. En parcourant toutes ces publications, je suis tombé en arrêt devant l’une d’elles qui m’a stupéfait à double titre : d’une part quant aux faits mis en évidence, pour le moins originaux et inattendus, et d’autre part quant aux outils mis en œuvre par les chercheurs pour élucider cette histoire. Avec cette espèce par ailleurs très craintive, il est hors de question d’imaginer, pour de simples raisons éthiques, des protocoles expérimentaux qui risqueraient d’attenter à la survie de ces oiseaux très protégés ; en effet, l’histoire révélée tourne autour d’un poison naturel mortel pourtant consommé à faible dose par ces oiseaux !

Poison violent

Méloé (genre Meloe) : proche cousin des méloés espagnols consommés par les outardes

Si en hiver, les grandes outardes ne consomment guère que des végétaux dans les grandes plaines d’Espagne centrale, dès le printemps et encore plus en été, les adultes des deux sexes recherchent activement des insectes qui vont représenter alors jusqu’à 40% de leur régime (et celui des jeunes). Or, parmi eux figurent des Coléoptères de la famille des Méloés (Méloidés) réputés pour leur extrême toxicité. Deux espèces, bien présentes dans leur environnement de steppes et de cultures sèches, sont notamment consommées : le méloé à rayures rouges (genre Berberomeloe) et le collier de corail (genre Physomeloe). Ces cousins des méloés que l’on rencontre dans la majeure partie de la France (genre Meloe) partagent avec eux la même allure : des scarabées gros et ventrus (surtout les femelles), bleu métallique foncé, aux élytres courtes et qui, lorsqu’ils se sentent menacés (saisis en main par exemple) émettent à divers endroits du corps des gouttelettes d’un liquide coloré en jaune ou rouge à la manière des crache-sangs (voir la chronique sur ces coléoptères de la famille des chrysomèles). Ce liquide (hémolymphe du corps) contient une substance chimique très active, la cantharidine, hautement toxique, âcre et répulsive : elle sert à repousser ou dégoûter les prédateurs (aussi à protéger les pontes), notamment par association avec les couleurs voyantes de ces gros insectes (aposématisme : voir la chronique sur les punaises rouge et noir). D’ailleurs, à la campagne, on surnommait les méloés « enfle-bœuf » car on disait que si une vache avalait l’un d’eux par mégarde en broutant, elle enflait et pouvait en mourir ; les chimistes placent la cantharidine au même rang de toxicité que … la strychnine Le simple contact avec la peau peut déclencher de violentes réactions cutanées sous forme de vésicules impressionnantes d’où le nom anglo-saxon de « blister beetles » (blister = cloque) donné à cette famille d’insectes.

Médicament ?

Ces gros méloés, de part leur taille imposante (jusqu’à 6cm), leur lenteur et leur incapacité à voler, représentent des proies potentiellement intéressantes d’autant qu’ils tendent à être souvent groupés et à être très visibles. Leur consommation par les grandes outardes avait attiré l’attention depuis longtemps car très peu d’oiseaux essaient même de les capturer et encore moins de les manger, les évitant soigneusement. Cela dit, le suivi sur le terrain montre que, certes, les outardes en consomment mais à petites doses : dans les excréments, on ne trouve la trace que d’un individu à la fois (exceptionnellement jusqu’à trois) mais jamais plus alors que ces insectes sont quand même assez abondants. Sur une outarde trouvée morte et dont l’estomac en contenait plusieurs, on a constaté des signes graves de diarrhée et de congestion des organes internes et correspondant à des observations faites sur des outardes en captivité. Donc, même pour les outardes, ces méloés sont toxiques et elles ne sont que tolérantes à faibles doses aux effets délétères de la cantharidine. Mais alors pourquoi aller manger des insectes au goût âcre et répulsif et toxiques de surcroît ?

On connaît un autre cas de consommation de ce type d’insectes chez un oiseau africain, l’oie-armée de Gambie et on suspecte que cela la rende toxique pour ses prédateurs.

Or, en Espagne, jamais on n’a observé de prédateur des outardes (renards, aigles) intoxiqué par la consommation de ces oiseaux ; autrefois, la chair des outardes était même réputée pour sa finesse et volontiers consommée par les paysans ! Donc cette hypothèse d’un effet répulsif acquis semble écartée.

Reste alors une hypothèse, bien connue chez divers oiseaux et mammifères : l’automédication. On sait que effectivement la cantharidine à des effets fongicides et nématocides (vers parasites) sur les méloés eux-mêmes ; des expériences sur des bactéries récoltées dans les excréments des outardes montrent qu’elles sont sensibles à la cantharidine ; celle-ci agit aussi sur de gros vers parasites (cestodes) du tube digestif des outardes. Il semble donc très plausible que l’ingestion de ces méloés toxiques ait une fonction à la fois curative et préventive vis-à-vis de bactéries infectieuses ou de vers parasites susceptibles d’affecter les outardes. Mais, il reste un détail important que nous avons laissé de côté !

Biais masculin

Le suivi direct des oiseaux montre clairement qu’en période de reproduction, cette consommation de méloés toxiques relève essentiellement des … mâles. Plusieurs faits le confirment : les quantités consommées sont bien plus élevées chez les mâles (même en prenant en compte le fait qu’ils sont plus grands que les femelles) ; ils montrent une nette préférence pour ces proies spécifiques parmi les insectes disponibles et ils tendent à choisir les méloés les plus gros. Pourquoi ce biais très marqué de la part des mâles ? A minima, cela signifie qu’il y a un lien avec l’activité sexuelle.

Pour comprendre, il faut d’abord revenir sur les mœurs sexuelles de ces oiseaux connus pour leur polygynie, i.e. des mâles qui s’accouplent avec plusieurs femelles. Au printemps, dans les grandes étendues cultivées ou steppiques, les mâles se dispersent çà et là sur une vaste étendue (voir la chronique générale sur les outardes) et se mettent à parader, adaptant toute une série de postures extravagantes destinées à attirer l’attention des femelles ; on parle de lek pour désigner ces arènes de parade collective. Les mâles passent tellement de temps à parader ainsi qu’ils finissent par être exténués en cours de saison, au point parfois de n’avoir plus assez de forces pour décoller ! Quand une femelle finit par s’approcher, intéressée, le mâle bascule un peu en avant et exhibe son arrière-train en soulevant sa queue et en écartant ses larges ailes marquées de blanc pur.

Inspectrices

Les statistiques des chercheurs surprennent : malgré ce déploiement frénétique et impressionnant de la part des mâles, seulement 45% d’entre eux réussissent à tenter un accouplement et seulement 10% s’accouplent vraiment au final. Pour expliquer ce côté « très difficile à satisfaire » des femelles, on sait que divers critères entrent en jeu dont l’âge des mâles : ils grandissent tout au long de leur vie et plus ils sont grands et gros et plus ils déploient des efforts prolongés et conséquents dans leurs parades et plus ils ont des chances d’être élus. Ceci explique notamment l’énorme dimorphisme sexuel en taille avec des mâles plus de 2,5 fois plus lourds que les femelles (voir la chronique générale sur les outardes).

Mais il y a un détail de comportement des femelles qui intrigue : quand l’une d’elles s’approche du mâle repéré, elle l’aborde par l’arrière alors qu’il déploie ses ailes et soulève sa queue. Il exhibe ainsi ostensiblement son cloaque (l’orifice commun des voies digestives, urinaires et génitales chez les oiseaux) entouré de plumes blanches. La femelle se met alors à inspecter le dit cloaque avec insistance et picore même autour ! Ce comportement intriguant semble déterminant pour faire son choix et expliquerait les nombreux refus en fin de compte, la femelle s’éloignant sans accepter de s’accoupler !

Signal honnête

Comment interpréter ce comportement d’inspection auquel les mâles eux-mêmes accordent une extrême importance vu leur insistance répétée à exhiber leur cloaque ? Ce serait pour les femelles un excellent moyen de vérifier l’état de santé du mâle et de choisir donc un mâle sain, en pleine santé et, en plus, sans risque pour elle d’être infectée par des germes pathogènes transmis lors des accouplements. Eh oui, chez une telle espèce polygyne, le risque de transmettre des IST (Infections Sexuellement Transmissibles) est élevé car les microbes responsables trouvent là un terrain hautement favorable. Un mâle en mauvaise santé porteur de microbes pathogènes digestifs aura des souillures ou des odeurs autour du cloaque tout comme s’il porte des vers intestinaux fréquents chez ces oiseaux (dont une espèce de ver solitaire spécifique). Le picorage des femelles doit induire chez les mâles une protrusion encore plus marquée du cloaque ce qui le rend plus facile à inspecter ! Donc, les mâles qui ingèrent des méloés toxiques, « nettoient » ainsi leur corps de sa charge parasitaire et se rendent ainsi présentables et acceptables. De plus, vu leur état de fatigue, l’absorption de cantharidine provoquerait de fortes réactions immunitaires (immunogénécité) qui les protègeraient mieux contre les infections. Peut-être même que les femelles détectent l’odeur des méloés absorbés ce qui indiquerait qu’il s’agit d’un mâle qui résiste à leur absorption et est donc un bon géniteur potentiel. Enfin, les ailes soulevées mettent à découvert les côtés et le dessous du corps propice à l’installation de divers parasites externes (acariens, poux mallophages des oiseaux) et apportent un autre indicateur de bonne tenue. Ainsi, les femelles disposent d’un arsenal complexe d’indicateurs de bonne santé et peuvent se permettre d’être exigeantes dans leur choix.

Spécialité espagnole

On peut penser (mais sans preuves) que la fonction automédication a précédé la fonction sexuelle acquise secondairement. On a observé des comportements équivalents (polygynie ; consommation de coléoptères toxiques par les mâles ; inspection des cloaques) chez l’outarde à tête noire (Inde) qui appartient à une autre lignée divergente (genre Ardeotis) au sein de la famille. L’histoire de celle-ci (voir la chronique générale) permet de dire que la tolérance relative aux toxines des méloés a du être acquise aux origines de la famille.

Pour ce qui est de la grande outarde, cette espèce se caractérise actuellement par des populations isolées géographiquement ; or, seule la population espagnole pratique la consommation des méloés biaisée vers les mâles. Cette population serait isolée géographiquement depuis près de 200 000 ans selon des analyses génétiques : ce comportement y serait donc apparu indépendamment. Les deux espèces de méloés vivent surtout en Espagne (le méloé à bandes rouges déborde dans le sud de la France et en Afrique du nord) dans les mêmes milieux que les outardes. La pression considérable de la sélection sexuelle à l’échelle locale aurait induit cette évolution rapide et originale de l’automédication vers une amélioration du succès reproductif des mâles.

BIBLIOGRAPHIE

  1. Males of a Strongly Polygynous Species Consume More Poisonous Food than Females. Bravo C, Bautista LM, Garcia-Paris M, Blanco G, Alonso JC (2014) PLoS ONE 9(10): e111057.
  2. Correlates of male mating success in great bustard leks: the effects of age, weight, and display effort. Juan C. Alonso & Marina Magaña & Carlos Palacín & Carlos A. Martín. Behav Ecol Sociobiol (2010) 64:1589–1600