Bistorta offiicinalis

31/03/2022 Toute personne qui s’est promenée au moins une fois en montagne le long de prairies humides, à la belle saison, a forcément vu et repéré cette belle fleur qui pousse souvent en massifs denses : la renouée bistorte ou bistorte tout court pour les intimes. Elle attire tout de suite le regard par la belle couleur rose profond de ses épis denses dressés au-dessus de la masse du feuillage. Au-delà de son élégance et de son attrait, cette plante est chargée d’une longue histoire culturelle avec l’homme comme en atteste d’emblée son étrange nom de bistorte. 

Langue de bœuf 

Si la belle se reconnaît presque instantanément quand elle est fleurie, elle l’est tout autant en feuillage. Toutes ses feuilles possèdent un critère typique : vert foncé dessus, elles montrent au contraire un dessous d’un bleu glauque très contrasté avec la nervure médiane plus claire. Au printemps, cette plante vivace émet d’abord à sa base deux à trois grandes feuilles (larges de 2 à 4cm) dressées et courbées, ovales allongées en pointe aigüe, avec une forme tout aussi typique : elles se rétrécissent brusquement vers la base et se prolongent en deux ailes sur le long pétiole. Ainsi, elles ont une forme tronquée un peu en cœur à la base qui vaut à la bistorte le surnom populaire, partagé avec de nombreuses autres plantes, de langue-de-bœuf. Puis, la plante élabore une tige unique droite et simple portant quelques feuilles (dites caulinaires ; de caulis, tige) plus minces et sans pétiole (sessiles). Autre critère décisif : le bord des feuilles (surtout celles de la base) est nettement ondulé. 

Dernier point crucial : si la tige feuillée est formée, au-dessus du point d’insertion de chaque feuille, on a une gaine membraneuse qui enveloppe la tige : un organe typique de la famille des Polygonacées appelé ochréa ; ce nom dérive du latin ocrea qui désignait la jambière des armures des soldats romains. Chez la bistorte, cette ochréa est entière et tronquée en oblique au sommet ; ceci permet de la distinguer facilement d’autres renouées proches, les persicaires (genre Persicaria), qui peuvent aussi avoir des fleurs roses en épis denses : chez elles, l’ochréa est ciliée avec un bord finement découpé en frange (fimbrié). Par ailleurs, les persicaires ont des épis nombreux par tige au lieu des épis uniques de la bistorte. 

Ochréa ciliée frangée d’une persicaire

Bistorte 

Cet étrange nom, repris en anglais sous la forme bistort et dans le nom scientifique d’espèce, bistorta, signifie « deux fois tordu » : bis, deux et torta, tortueux. Ce qualificatif concerne la tige souterraine ou rhizome, charnue, qui présente effectivement une forme originale repliée en S, très inhabituelle. Dans un texte du 17ème on parle de « racine grosse, entortillée comme un serpent couché sur son ventre ».

Cette forme lui vaut par ailleurs les surnoms de couleuvrée ou serpentaire (snakeweed ou snakeroot en anglais) et, par application du principe des signatures, on en a fait dans de vieilles recettes un remède censé guérir les morsures de vipères. 

Ce rhizome tortueux, enfoncé à peu près à dix centimètres sous terre, porte à son extrémité un bourgeon qui permet à la plante de produire chaque année une nouvelle tige et assurer ainsi sa pérennité. Au fil du temps, il s’allonge lentement et se ramifie donnant naissance à des colonies très denses. 

La coloration d’un brun rouge soutenu y compris de la chair indique la présence massive de tanins (près de 20%). Cette richesse en fait une de nos plantes médicinales les plus astringentes (i.e. qui « resserre les tissus » ; du latin astringere, resserrer) ; elle n’aurait guère comme égal que la racine de la potentielle tormentille. On l’a utilisée aussi bien en usage interne qu’externe (en pommade). On la préconisait ainsi contre la leucorrhée féminine, les problèmes urinaires, contre les aphtes et maux de gorge, les hémorroïdes ou comme anti-diarrhéique ou anti-hémorragique. Au moyen-âge, on prétendait qu’elle favorisait la fécondité en resserrant l’utérus et en lui permettant de « retenir la semence ». 

Voici ce qu’en disait Olivier de Serres au début du 17ème siècle dans son Théâtre d’Agriculture et mesnage des champs : 

Bistorte ou serpentaire mâle, se plaît en l’ombre et en l’humidité, en terre plus grasse que maigre. Il y en a de deux sortes, grande et petite, les deux ayant les racines entortillées, d’où est venu leur nom. En tel lieu donc nous la planterons ou sèmerons, selon que mieux viendra à propos. Cette herbe est bonne aux plaies, à la dysenterie, à restreindre le vomissement bilieux, à retenir le flux d’urine et celui du sang d’une plaie, contre les venins même contre la peste, contre les vers des petits enfants, contre la douleur des dents.

Tison rose 

Le surnom anglais de pink poker (comme le tison de Satan des jardins ou red hot poker : voir la chronique) traduit très bien l’aspect unique de l’inflorescence de la bistorte : un épi dense et épais pouvant atteindre 9cm de long, dressé au bout d’une tige allant au-delà du mètre de hauteur. Il se compose de 100 à 200 petites fleurs d’un beau rose à 5 pièces à apparence de pétales ; comme il n’y a qu’une seule enveloppe florale, on parle de tépales qui font à la fois office de corolle et de calice. Ces tépales sont libres entre eux ce qui constitue un autre critère distinctif des persicaires (voir ci-dessus) chez qui ils sont soudés sur au moins ¼ de leur longueur. La fleur compte huit étamines saillantes et trois styles libres au centre. 

Dans un même épi, on trouve des fleurs hermaphrodites (avec étamines et pistil) et des fleurs mâles (pistil avorté) : on parle de plante andromonoïque (andros mâle). Ces fleurs voyantes et faciles d’accès attirent divers pollinisateurs dont des abeilles et des bourdons qui recherchent le nectar riche en sucrose. On la considère comme une bonne mellifère. Dans une étude belge sur les fleurs visitées par des bourdons dans les prairies humides, la bistorte figure parmi les six plantes les plus recherchées et se place en seconde position derrière le trèfle des prés en termes de volume de nectar produit et nettement devant le cirse des marais, le lychnis fleur de coucou, le comaret et la valériane officinale. 

Les fleurs hermaphrodites fécondées donnent des petits fruits secs durs (des akènes, fruits à une seule graine), brun sombre et brillants, en forme de poire de section triangulaire avec des côtes marquées. Globalement, cette plante produit peu de fruits compte tenu déjà de la présence de fleurs mâles dans les épis ; elle se reproduit essentiellement par multiplication végétative. Ces fruits-graines ont été consommés en période de disette ou ramassés comme nourriture pour la volaille ; en Islande, on les consommait cuites à la manière du millet. Il y a fort à parier que les hommes préhistoriques en ont consommé aussi. 

Montagnarde

A basse altitude, les stations sont souvent réduites et fragiles

Sa répartition en France trahit immédiatement ses exigences climatiques : Vosges, Jura, Massif Central, Alpes, Pyrénées entre 600 et 2300m d’altitude ; plus bas, entre 100 et 600m, on ne la trouve que dans le nord et l’est mais rare et en régression. A l’échelle mondiale, elle fait partie des plantes dites circumboréales, i.e. des zones tempérées froides de l’hémisphère nord (ou boréal). : Europe du nord en descendant jusqu’au Caucase, Sibérie, Himalaya, Amérique du nord. Elle est très répandue dans les régions arctiques. 

Peuplement au milieu de grandes épilobes en épi

La bistorte s’installe sur des sols profonds frais à humides, riches en éléments nutritifs, peu acides. Elle prospère dans les prairies un peu humides, les bords de tourbières et de ruisseaux de montagne, les prés de fauche frais submontagnards, les bas-marais à reine des prés, les formations à grandes herbes (mégaphorbiaies) en montagne. Le drainage des zones humides et les apports de calcaire pour amender les prés la font régresser, surtout dans ses stations de basse altitude. Elle s’accommode aussi de l’ombrage et se retrouve dans des boisements frais : forêts riveraines, hêtraies, forêts d’épicéas ou pessières. 

Petite colonie dans une forêt riveraine avec anémones et corydales

Compte tenu de son lien avec un climat plutôt froid, on peut s’interroger sur l’impact du réchauffement climatique en cours. Dans ses milieux montagnards ou arctiques, le bourgeon du rhizome (voir ci-dessus) reste inactif tant que la température du sol à son niveau ne dépasse pas zéro degré. En Alaska, où elle est indigène, on a réalisé des expériences consistant à enlever la couche de neige printanière de manière à allonger de 8 à 24 jours la période où le sol est libre de neige (comme sous un climat plus chaud); ceci induit un réchauffement plus rapide du sol. La bistorte réagit en devenant active plus tôt mais en fanant plus tôt en fin de saison : autrement dit, elle conserve sa durée de saison végétative sans être capable de s’adapter à ce changement dont elle ne profite pas. Elle fait partie des plantes arctiques dites périodiques chez qui la période de végétation est définie de manière stricte par des contraintes génétiques. Ceci n’augure rien de bon pour l’avenir du tison rose qui va sans doute reculer en se réfugiant soit en altitude soit vers les hautes latitudes. 

Parapluie 

Par son abondance, voire sa dominance dans les prairies humides montagnardes, la bistorte joue un rôle d’espèce clé dans ses milieux servant de nourriture à de nombreuses espèces d’insectes entre autres. Nous avons vu ci-dessus son abondante production de nectar qui en fait une ressource florale essentielle et qui dure longtemps en zone montagnarde. Mais son feuillage sert aussi de ressource alimentaire pour diverses larves d’insectes dont les chenilles d’au moins deux espèces de papillons de jour rares à très rares. 

Marais tourbeux d’altitude en Auvergne où vit le cuivré de la bistorte

Le cuivré de la bistorte (Lycaena helle) du groupe des lycènes ou argus est très localisé dans l’est des Pyrénées, le Massif Central, le Jura, les Vosges et les Ardennes où il vit en populations disjointes occupant des sites marécageux froids dont les bords semi-boisés des tourbières Une telle répartition est typique des espèces dites relictes glaciaires qui, à la fin de la dernière grande glaciation se sont réfugiées en altitude dans des sites avec un climat proche du climat péri-glaciaire dans lequel elles s’étaient développées. Les mâles présentent un dessous orangé taché de noir et de blanc typique des cuivrés (voir la chronique) mais se distinguent par le dessus avec une teinte d’un violet du plus bel effet. Les femelles pondent sur les feuilles des bistortes : elles se posent juste au bord et en courbant leur abdomen elles collent leurs œufs blancs finement ponctués de fossettes sous le rebord de la feuille. 

Femelle de cuivré de la bistorte sur un saule des lapons

La seconde espèce, du groupe des nacrés, le nacré de la bistorte (Boloria eunomia), n’est présent en France dans des tourbières et prairies marécageuses de l’est des Pyrénées et des Ardennes ; il a été introduit avec succès semble-t-il dans le Morvan. Ce papillon est très répandu dans le nord de l’Europe et en Asie du nord. En Pologne, selon que les populations vivent dans des prairies marécageuses ou des tourbières, la plante hôte diffère : la bistorte dans le premier cas comme en France et la canneberge ou l’airelle des marais dans le second ; on parle de deux écotypes. On pense que les prairies sont l’habitat ancestral de l’espèce et que certaines populations au cœur de l’aire principale (ici en Europe du nord) se sont adaptées à un autre milieu. 

Nacré de la bistorte

En tout cas, il est clair que ces deux espèces, petits joyaux de biodiversité, dépendent chez nous entièrement de la bistorte et que leurs avenirs respectifs sont étroitement liés face au réchauffement climatique. 

Alimentaire 

La bistorte ne nourrit pas que les chenilles de papillons. Elle est aussi broutée par de grands herbivores dont le bétail. Selon les régions, on entend des avis contradictoires : ici, le bétail la refuse et ailleurs, comme dans les Cévennes, au contraire, elle est très appréciée notamment des troupeaux de moutons transhumants ; localement, on récolte aussi les feuilles pour les cochons ou comme fourrage en vert (mais plutôt coriace). Il est vrai que, souvent, dans les prairies marécageuses, ses peuplements sont peu impactés par le pâturage.

Dans les pâturages d’altitude, elle tend à former de vastes colonies

Mais le « brouteur » historique le plus assidu est peut-être … l’homme. En effet, les feuilles renferment de l’amidon et ont un goût un peu acide à piquant (caractère partagé par de nombreuses polygonacées). On les mangeait les jeunes feuilles en salade ou sinon cuites comme des épinards sauvages. On l’incorporait à la soupe à laquelle elle donne une teinte blanchâtre d’où ses surnoms de blandine ou mandine ; avec un mélange de diverses autres herbes sauvages (pissenlit, berce, alliaire, …) et de la béchamel, on préparait la bourbouillade dans les Cévennes.

En Grande-Bretagne, elle était réputée pour confectionner le pudding de carême aux vertus dépuratives. Dans le Lake District, les feuilles cuites dans un bouillon avec de l’orge servaient à confectionner un « pudding » consommé en accompagnement de veau et de jambon. Dans le Yorkshire, on faisait mijoter des feuilles de bistorte avec de jeunes orties, des feuilles d’alchémille vulgaire, des oignons et des flocons d’avoine : la mixture était ensuite égouttée et refroidie ; des tranches étaient ensuite frites avec du bacon. En fait chaque village a sa propre recette selon les ingrédients ajoutés. Tout ceci vaut à la bistorte divers surnoms autour du thème de Pâques (même si on la consommait aussi en dehors de cette période) dont celui de Easter-mangiant : Easter pour Pâques et mangiant qui est une déformation du français manger ; ce dernier a parfois été abrégé en …. Giant. Cet engouement a conduit à la planter auprès des maisons jusque dans les cimetières pour pouvoir en disposer facilement ; c’est ainsi qu’elle a été introduite en Irlande et dans le sud du pays. 

Le rhizome est lui aussi riche en fécule : pour le consommer, il fallait le tremper dans l’eau et le faire blanchir pour éliminer les tanins ; on le mangeait dans les pays nordiques grillé comme un légume ou réduit en farine mêlée à celle du blé lors de périodes de disette. 

Enfin, la bistorte est très populaire en Grande-Bretagne comme « plante de cottage », bien adaptée au climat humide. On cultive par ailleurs de plus en plus d’autres espèces de bistortes « exotiques » dont la bistorte de l’Himalaya (B. affinis) comme couvre sol ou la bistorte amplexicaule (B. amplexicaulis), elle aussi originaire de l’Himalaya, sous divers cultivars rouge foncé ou rose ou. 

Bibliographie

Pollen and nectar quality drive the major and minor floral choices of bumble bees Laurent SOMME et al. Apidologie (2015) 46:92–106

Effects of lengthened growing season and soil warming on the phenology and physiology of Polygonum bistorta. GREGORY STARR et al. Global Change Biology (2000) 6, 357-369 

La vie des papillons. T. Lafranchis et al. Ed. Diatheo. 2015