Ixodida

Pour les randonneurs naturalistes, les tiques sont devenues un problème majeur : quitter les chemins pour traverser des prés, se coucher à terre pour faire des photos, visiter les sous-bois, secouer des branches au-dessus d’un parapluie japonais pour faire tomber les insectes, … autant d’activités devenues à haut risque avec la montée en puissance des maladies transmises par leurs morsures, dont la sinistre maladie de Lyme. Quand, en plus, pour d’obscures raisons sans doute liées à des histoires d’odeurs corporelles, on a la « chance » d’attirer particulièrement les tiques (c’est mon cas !), la belle saison devient vite source de paranoïa : s’inspecter en permanence et devenir sensible au moindre chatouillis ou gratouillis sous les vêtements ! Sans parler des prises répétées d’antibiotiques à hautes doses pour chaque morsure non repérée rapidement ! Pour exorciser cette peur bien justifiée, j’ai décidé de me pencher sur ces odieuses bêtes ; je n’irai pas jusqu’à dire que je les trouve maintenant adorables mais, quand même, j’ai découvert des animaux avec de nombreuses facettes surprenantes. Pour cette approche, nous allons prendre comme exemple type les ixodes de la famille des « tiques dures » (Ixodidés), dont Ixodes ricinus, l’espèce la plus commune et nous intéresser tout particulièrement à leur comportement alimentaire.

Acariens géants

Les tiques (Ixodida des scientifiques) forment un groupe d’Arthropodes assez petit (au moins 900 espèces connues) au sein des Acariens à l’intérieur de la classe des Arachnides. Ils sont uniques en tant qu’Acariens par leur mode de vie mais surtout par leur taille : alors que l’écrasante majorité de ces derniers fait partie du monde des ultra minuscules (2mm au plus et moins de 0,5mm pour la plupart ; voir la chronique sur l’acarien des ajoncs), les tiques ont un« grand » corps allant de 2 à 30mm ; certaines d’entre elles, quand elles sont bien gorgées de sang, atteignent la taille d’une cerise !

Comme tous les Acariens, les tiques possèdent un corps très modifié dans lequel la segmentation typique de la majorité des arthropodes a disparu. A l’avant, on trouve ce qui ressemble à une petite « tête » (le capitulum ou gnathosome) qui porte en avant les pièces buccales (voir ci-dessous) servant à se nourrir et deux palpes latéraux (voir l’alimentation ci-dessous).

Tique du genre Ixodes (prélevée sur moi-même !) ; noter la plaque durcie (Scutum) qui recouvre une partie du dos

Au lieu d’un abdomen rattaché à un céphalothorax comme chez les araignées, on a ici un corps ovoïde presque en une seule partie (idiosome) qui renferme tous les organes internes (voir ci-dessous) et porte les pattes. Celles-ci sont formées de segments articulés, caractère partagé par tous les arthropodes ; curieusement, comme chez les autres arachnides, il y a quatre paires chez les adultes et les nymphes (voir le cycle de reproduction pour ces termes) mais les larves n’en n’ont que … trois paires … comme les insectes !

Rien dans la tête

Ce qui ressemble à une tête n’en est en fait pas une car, à part les pièces buccales, elle ne porte rien d’autre ! Tous les autres organes sont dans le corps principal. Ainsi, l’équivalent du cerveau (plutôt des gros ganglions !) ne se trouve pas dans cette fausse tête ; de même, les yeux, quand ils sont présents, se trouvent de chaque côté de la plaque durcie (scutum) qui recouvre l’avant du corps ; pas d’antennes non plus mais çà c’est un caractère propre à tous les Arachnides ! Donc, la « tête » serait plutôt un rostre, articulé avec le corps par un rétrécissement en cou (cervix) et on peut dire que les tiques n’ont « pas de tête » !

Anatomie d’une tique Ixodidé (adapté d’après 1)

Pour le reste, on trouve dans le corps les organes classiques des arachnides : un tube digestif avec un anus qui s’ouvre dessous vers l’extrémité du corps ; des organes génitaux mâles ou femelles (animaux à sexes séparés) avec un orifice génital qui s’ouvre entre les bases des pattes (couvert d’un clapet chez les mâles) ; un « appareil circulatoire » lacunaire avec des organes baignés par un liquide, l’hémolymphe (comme chez les insectes) ; des organes respiratoires tubulaires ou trachées avec une paire d’orifice respiratoire au milieu d’une plaque vers la base d’une paire de pattes ; des organes excréteurs de type tubes de Malpighi. Comme tous les arthropodes, les tiques ont une peau durcie (cuticule) faite de chitine doublée d’une couche cireuse imperméable qui sert de squelette externe (exosquelette) et qui leur impose un développement et une croissance par mues successives pour agrandir cette « carapace ». Des plaques durcies renforcent cette enveloppe sur le dos (scutum) et sous le ventre (sclérites).

Plantée

Toutes les tiques ne se nourrissent que du sang de vertébrés terrestres, mammifères et oiseaux surtout mais aussi des lézards et serpents voire quelques amphibiens ; on les qualifie donc d’hématophages obligatoires. Pour prélever ce sang nourricier, les tiques utilisent leur « fausse tête » ou capitulum, rétractable. De très près, on constate que cette petite plaque porte à l’extérieur une paire de palpes équipés de poils tactiles (et probablement olfactifs) qui encadre les pièces buccales proprement dites réunies en une sorte de rostre. De dessus, on note leur structure double qui correspond aux deux étuis renfermant chacun une chélicère en forme de baguette, cet organe alimentaire propre aux arachnides, surmontée de dents acérées et coupantes. Dessous, une autre pièce, l’hypostome forme une languette qui s’applique contre les deux chélicères, ménageant un passage qui sert de conduit alimentaire vers la bouche interne ; sa face ventrale porte des rangées de petits crochets orientés vers le bas.

Une fois son emplacement choisi (voir ci-dessous), la tique écarte ses palpes qui s’étalent sur la peau et déploie en avant son rostre : les dents au bout des chélicères grattent et déchirent la peau et creusent dans le derme. L’hypostome avec ses crochets sert d’ancrage pour renforcer la prise. Les glandes salivaires secrètent une sorte de cément qui soude le rostre enfoncé à la peau : les palpes écartés participent peut-être d’ailleurs à son étalement. La phase de fixation prend de dix minutes à quelques heures selon les espèces et le stade de développement de la tique (larve, nymphe ou adulte).

Prise de sang

L’extrémité du rostre entaille les fins vaisseaux capillaires ce qui induit un saignement localisé interne : la tique n’a plus qu’à aspirer le sang et la lymphe ainsi libérés. Tant qu’elle est implantée, elle entretient cette « poche de sang » pour se nourrir. Avec ses glandes salivaires, elle injecte à l’hôte tout un cocktail de substances chimiques destinées à faciliter ce repas : un anesthésiant qui fait que l’hôte ne sent pratiquement rien (en principe !) ; un anticoagulant et un inhibiteur d’agrégation des plaquettes sanguines pour conserver le sang fluide ; des vasodilatateurs qui entretiennent un apport de sang important ; des immunosuppresseurs pour contrer les réactions immunitaires défensives de l’hôte ! Parfois, en cas notamment d’implantation prolongée, certaines tiques adultes peuvent injecter une neurotoxine qui peut provoquer une paralysie progressive, pouvant entraîner la mort par détresse respiratoire comme observé rarement chez des enfants.

Tique implantée (adapté d’après 2)

Pendant les premières 24 à 36 heures, il y a peu d’ingestion de sang ; la tique consolide son ancrage et creuse sa poche de sang. Ensuite, elle commence à aspirer sérieusement les liquides ; des enzymes digestives rompent les membranes des globules rouges ce qui facilite la digestion de l’hémoglobine qu’ils contiennent. Au fur et à mesure, le tube digestif récupère l’eau hyper abondante (60 à 70% du volume ingéré) qui est réinjectée dans la circulation de l’hôte via les glandes salivaires. On retrouve là le même problème que rencontrent les pucerons qui se nourrissent de la sève des plantes !

Pendant qu’elle se nourrit, la tique alterne des phases d’aspiration et de salivation avec souvent un épisode de régurgitation après une phase rapide où elle s’est engorgée de sang ! Elle élimine aussi les résidus de la digestion via ses excréments qui s’accumulent autour d’elle (souvent pris à tort pour des œufs !). Au bout de plusieurs jours, voire parfois semaines, selon l’hôte, selon l’environnement, selon le stade de la tique, elle a considérablement grossi (voir la chronique sur le cycle de vie) et finit pas se détacher et se laisse tomber au sol. Là, elle achève la digestion de ce repas pantagruélique.

Quête active

Tique en position de quête sur une inflorescence

Les tiques de type ixodes (celles retenues pour cette présentation) doivent changer d’hôte pour effectuer les trois mues successives de leur développement (voir la chronique sur le cycle de vie) ce qui pose le problème clé de trouver à chaque fois un hôte adéquat dans un environnement plein d’obstacles pour ces petits animaux. Elles sont notamment très sensibles au dessèchement et connaissent (heureusement !) de nombreux prédateurs : oiseaux, rongeurs, fourmis, … On estime qu’une tique passe 90% de sa vie non fixée à chercher un hôte !

Les espèces susceptibles de se fixer sur nous, humains, adoptent une stratégie de recherche bien particulière dite de quête. La tique grimpe sur une herbe ou un buisson, plus ou moins haut selon la végétation mais aussi selon le type d’hôte recherché, et se place à l’extrémité d’une feuille où elle s’agrippe avec les deux paires de pattes arrière. La paire de pattes antérieures est déployée en avant, telles des antennes, prêtes à s’accrocher sur un hôte de passage ; cela ressemble en fait à une chasse à l’affût ! D’autres espèces pratiquent la chasse à courre, se précipitant dès qu’elles perçoivent un hôte en mouvement à proximité. Enfin, d’autres se cantonnent dans des terriers ou des nids d’animaux attendant simplement que les occupants passent à proximité ; celles-ci ne nous concernent pas mais sont très répandues néanmoins.

Mais comment repèrent-elles l’approche ou le passage d’un hôte potentiel ?

Equipement sensoriel

Les études sur les capacités sensorielles des tiques pour détecter leurs hôtes ont révélé bien des surprises. Nous avons vu ci-dessus que côté vue, c’était plutôt limité voire inexistant ; les « yeux » quand ils sont présents semblent ne détecter que des variations de lumière. Sur le corps, les pattes et les palpes buccaux, on note la présence d’un riche répertoire de poils sensoriels de forme diverse. On a pu démontrer que les tiques réagissaient à diverses substances chimiques : au dioxyde de carbone rejeté par la respiration ou même à celui d’une voiture qui vient de s’arrêter ; à l’ammoniaque de la transpiration ; à diverses substances aromatiques dont des phénols. Elles sont aussi sensibles à l’humidité et aux vibrations portées par l’air notamment celles induites par le piétinement du sol !

Sur la face dorsale du tarse de la première paire de pattes se concentrent un groupe de récepteurs sensoriels avec des sensilles proéminentes et une sorte de capsule : ils forment l’organe de Haller (3), spécifique aux tiques et aux acariens en général, i.e. qu’il n’existe que chez ces animaux. La présence de sensilles (sortes de poils sensoriels) avait longtemps fait penser que cet organe n’avait qu’une fonction de détection chimique à la manière des antennes des insectes. Cependant, la présence d’une capsule atypique a conduit à chercher d’autres fonctions sensorielles. Ainsi, en 2017, a t-on démontré que l’organe de Haller était sensible aux radiations infra-rouge et donc au dégagement de chaleur associé au corps des vertébrés hôtes. Une analyse des gènes qui pilotent la mise en place du récepteur sensoriel de cet organe montre qu’il est homologue au récepteur à infra-rouge … des serpents, le seul connu jusqu’alors.

Dans une seconde chronique, nous explorons le cycle de vie des tiques et leur dispersion.

BIBLIOGRAPHIE

  1. Ticks of Australia. The species that infest domestic animals and humans. STEPHEN C. BARKER & ALAN R. WALKER. Zootaxa 3816 (1): 001–144. 2014
  2. Ticks and Tickborne Bacterial Diseases
in Humans: An Emerging Infectious Threat. Philippe Parola and Didier Raoult. Clinical Infectious Diseases 2001;32:897–928
  3. Infrared Light Detection by the Haller’s Organ of Adult American Dog Ticks, Dermacentor variabilis (Ixodida: Ixodidae). Robert D. Mitchell III et al. 2017