01/05/2020. La pandémie de Covid-19, après celles du SRAS et du MERS au cours  des deux décennies précédentes, a de nouveau braqué les projecteurs sur les chauves-souris comme réservoirs potentiels de coronavirus transmis à l’homme via des espèces intermédiaires. D’aucuns seront alors tentés, dans le plus grand simplisme habituel, de proposer l’éradication de ces animaux pour résoudre le problème ; je suis quasiment sûr que certains présidents de grandes puissances, comme celui par exemple adepte de la désinfection interne ( !), envisagent déjà de telles solutions dont on sait par avance qu’elles ne résoudront rien du tout. En tout cas, la stigmatisation des chauves-souris comme « dangers » pour l’humanité est en route, même si l’histoire rocambolesque (et sans doute fausse) du laboratoire chinois fautif les écarte pour un temps de la vindicte. Après des siècles de diabolisation et une lente réhabilitation, ces êtres de la nuit risquent de redevenir des parias indésirables si on ne se focalise que sur ce point en omettant d’ailleurs de pointer que la destruction exacerbée de la biodiversité reste sans aucun doute le principal moteur du passage des virus vers l’Homme. Alors, en contrepoint, nous allons ici aborder un tout autre aspect du monde fantastique des chauves-souris : leurs particularités biologiques et écologiques uniques. Leurs génomes, du point de vue des chercheurs, renferment des trésors cachés, fruits d’une évolution vieille de presque 60 millions d’années : ils permettraient de résoudre, peut-être, un certain nombre de problèmes majeurs en matière de santé et d’environnement auxquels l’humanité se trouve confrontée … dont, ironie de l’histoire, la lutte contre les virus ! 

Bat1K

Derrière ce nom de code ésotérique se cache un programme international initié en 2018 afin de séquencer les génomes (assemblage des gènes au niveau des chromosomes) de toutes les espèces vivantes actuelles de chauves-souris (soit environ 1300 espèces : 1K = 1000). Cette opération s’appuie sur un consortium d’au moins 150 scientifiques de tous horizons et concernés par l’étude des chauves-souris. Il s’agit donc de dresser un catalogue de la diversité génétique unique présente dans les chauves-souris pour mieux comprendre les bases moléculaires de leurs adaptations uniques dans de nombreux domaines, découvrir leur histoire évolutive, lier génotype et caractères externes et mieux comprendre, promouvoir et conserver ces mammifères hors du commun. 

Mais alors qu’espère t’on obtenir comme bénéfices pour l’espèce humaine en étudiant le génome des chauves-souris. ?  Rappelons que celles-ci sont des mammifères ; certes, elles n’appartiennent pas à la même grande lignée au sein des Mammifères (Laurasiathères : voir la chronique sur l’écholocation) que celle où se situe l’espèce humaine (Euarchontoglires) mais néanmoins, elles partagent de nombreux gènes avec tous les autres mammifères. L’idée centrale consiste donc à examiner chez les chauves-souris les parties du génome en lien avec telle particularité adaptative pour laquelle elles présentent une nette supériorité par rapport à l’équivalent de la même fonction chez l’espèce humaine. On espère ainsi trouver par exemple des gènes qui codent telle ou telle protéine impliquée pour telle fonction (comme l’immunité par exemple : voir ci-dessous) et tester les effets de cette dernière sur l’espèce humaine. Sept grands domaines que nous allons exposer ci-dessous ont ainsi été identifiés comme cibles de recherche selon ce que l’on sait déjà de la biologie des chauves-souris. 

Modèles pour le vieillissement humain 

Les chauves-souris possèdent une remarquable longévité en dépit de leur petite taille ; ainsi, on connaît un cas au moins de murin (taille d’une grosse souris) âgé de plus de … 40 ans ! Leur longévité moyenne est dix fois supérieure à ce que leur taille conduirait à prédire Elles présentent par ailleurs très peu de signes de vieillissement et leurs risques de cancers sont faibles ou négligeables. Normalement, plus un mammifère est petit, moins il a de chances de vivre longtemps. On explique cette « loi » naturelle de deux manières. Plus un mammifère est petit, plus il a un métabolisme élevé pour des raisons de rapport surface/volume (maintien notamment de la température interne) : or, ceci conduit à l’accumulation dans les cellules de composés oxydants (des déchets) ce qui accélère le processus de vieillissement. Mais, la principale explication tient avant tout à la pression sélective exercée par mortalité extrinsèque, celle issue des facteurs environnementaux dont la prédation : par sélection naturelle, une espèce subissant une forte pression de prédation verra le succès reproductif à court terme favorisé aux dépens du maintien à long terme. Ainsi, dans ce cas, les individus connaissent un vieillissement très rapide une fois la reproduction effectuée, passé l’âge auquel la majorité d’entre eux ont été tués. Tel est le cas par exemple des petits rongeurs sujets à une très forte prédation de la part des rapaces diurnes ou nocturnes, des petits carnivores, … et dont l’espérance de vie est de l’ordre de l’année. Or, les chauves-souris, du fait de leurs mœurs nocturnes, de leur capacité à voler et d’exploiter des refuges très peu accessibles (comme des toits de grottes, des cavités d’arbres, …) échappent en grande partie à la pression de prédation ce qui aurait induit, au fil de l’évolution, cette association unique petite taille/grande longévité ! 

Colonie hivernante d grands rhinolophes dansune grotte artificielle (ancienne carrière). La capacité à hiberner serait peut-être d’ailleurs une autre explication possible à la longévité mais elle ne concerne aps toutes les chauves-souris.

Autrement dit, les chauves-souris, depuis des millions d’années, ont subi une sélection naturelle vers une santé durable tout au long de leur vie ainsi que la capacité de se reproduire très tard (mais avec un seul jeune à la fois). Et pourtant, le vol impose un métabolisme élevé avec des dépenses énergétiques et les fameux composés toxiques doivent quand même s’accumuler. Elles ont réussi à développer  des mécanismes de réparation constante des cellules dont certains sont déjà identifiés. Les gènes qui contrôlent cette capacité pourraient donc être comparés aux gènes humains et permettre de découvrir les traits spécifiques qui aideraient à vieillir en bonne santé (ce qui est différent de rallonger la longévité !).

On notera au passage que jusqu’ici, les espèces modèles de mammifères très étudiées en laboratoire, comme les souris blanches, sont des espèces de petite taille et de très faible longévité. De ce point de vue, elles ne permettent guère d’appréhender la compréhension du vieillissement prolongé ! 

Très immuno-compétentes 

On sait clairement (voir introduction) que les chauves-souris sont des réservoirs de virus dont les coronavirus (et bien d’autres !). Pourtant, globalement, elles semblent asymptomatiques et ne pas en souffrir ; leur survie à long terme ne semble pas affectée ! Ceci suggère fortement que ces animaux ont développé des capacités immunitaires uniques et qu’elles possèdent en elles des solutions pour a minima tolérer ces agents pathogènes : elles savent vivre avec tous ces virus. Intéressant tout çà, non ? Entre autres, on sait que, outre des fonctions immunitaires très performantes, elles peuvent potentiellement moduler leur réaction inflammatoire en cas d’infection ; là encore, cette notion résonne fortement en ces temps où on entend beaucoup parler « d’orage immunitaire » ou de « réaction inflammatoire inappropriée ». 

Au delà des aspects directement liés à l’infection de Covid-19, il existe là un potentiel considérable par rapport à d’autres problèmes de santé humaine dont celui des maladies auto-immunes qui se développent souvent avec le vieillissement. Il y a aussi toutes les accumulations de réactions inflammatoires liées aux stress que l’on pourrait réguler sans affecter par ailleurs la fonction immunitaire. Une analyse génomique permettrait donc de mieux comprendre par quels mécanismes les chauves-souris assurent cette protection et espérer pouvoir transférer certains de ces résultats à notre espèce. 

Cette exploration des génomes pourrait aussi apporter des bénéfices directs pour les chauves-souris elles-mêmes qui, malgré tout, connaissent aussi certaines pathologies infectieuses. Ainsi, récemment, une maladie due à un champignon microscopique, le syndrome du nez blanc, qui existe de manière latente en Europe chez diverses populations de chauves-souris a été introduite aux USA où elle cause des ravages parmi certaines espèces ; on estime que 5 à 6 millions de chauves-souris ont ainsi été tuées par cette maladie. Or, en Europe, des études ont montré que plusieurs espèces de murins peuvent être infectées sans pour autant souffrir de mortalité de masse ; elles auraient donc développé, dans le cadre d’une coévolution ancienne avec ce parasite, une réponse immunitaire (ou peut-être comportementale) pour surmonter et tolérer cette infection. La comparaison des génomes des espèces des deux côtés de l’Atlantique pourrait ouvrir des portes vers des solutions concernant les populations nord-américaines touchées. 

Mais pourquoi les chauves-souris ont elles ces capacités immunitaires inhabituelles ? Là encore, un raisonnement évolutif permet d’ébaucher des hypothèses. Comme les individus se déplacent sur de vastes territoires (ou effectuent des migrations), ils circulent sans cesse dans de nouveaux environnements et entrent donc en contact avec de nombreux agents pathogènes au cours de leur « longue » vie (voir ci-dessus). Depuis des millions d’années, elles ont donc coévolué avec ces agents parasites. Ainsi, par exemple, on a mis en évidence dans le génome des chauves-souris du genre Myotis (les murins) des « restes » de gènes de filovirus incorporés sous forme de copies fonctionnelles ; ils appartiennent aux « groupes » des virus Ebola ou Marburg, tristement célèbres. 

Modèles de perception sensorielle 

On sait que dans ce domaine les chauves-souris tiennent le haut du pavé avec notamment l’écholocation largement évoquée dans la chronique sur ce sujet. Nous avions vu à cette occasion que l’on constatait de manière très inattendue des convergences sidérantes dans les génomes des chauves-souris et ceux des … cétacés pour les secteurs génétiques en lien avec la perception sensorielle ! Cet exemple démontre bien que l’on peut transférer des observations du génome des chauves-souris à d’autres mammifères, dont l’espèce humaine. 

A l’inverse, on a aussi démontré que les chauves-souris, celles s’appuyant notamment sur une écholocation très développée, présentent dans leur génome des pertes de fonction de certains gènes visuels qui contrôlent la production des protéines photosensibles, les opsines. De même, elles ont développé une importante perte de fonction du système qui permet de détecter les phéromones pour la communication intraspécifique : il s’agit du système dit voméro-nasal ou organe de Jacobson, situé sous la surface interne du nez et présent chez l’espèce humaine. Ces pertes de fonctionnalité de gènes intéressent tout autant les scientifiques que les « nouveaux » gènes associés à l’écholocation : en effet, leur étude peut éclairer sur l’évolution et l’héritage de certaines anomalies génétiques induisant par exemple la cécité (perte des fonctions opsines) ou la surdité (gènes de l’écholocation) ; on pourrait ainsi indirectement localiser les gènes responsables de ces maladies et envisager des thérapies géniques. 

Apprentissage vocal 

Cette notion se trouve au centre du langage parlé et renvoie à la capacité d’apprendre de nouveaux sons émis par une espèce donnée ; toute atteinte à cette fonction engendre des troubles graves du langage et de la communication. Cette capacité nous semble «évidente» à nous humains mais elle n’est partagée au sein des mammifères que par de rares groupes tels que les cétacés, les pinnipèdes (otaries, phoques, ..) et les éléphants. Vu la grande taille et la faible « malléabilité » de ces animaux, on ne peut guère prendre ces animaux comme modèles pour les comparer avec l’espèce humaine. On a par ailleurs beaucoup étudié cette question chez les oiseaux (dans le cadre de l’apprentissage du chant) et démontré qu’il existait dans leurs génomes des gènes uniques associés à cette capacité, lesquels s’expriment de manière différentielle dans différentes régions cérébrales. Mais les oiseaux, du point de vue parentés, sont relativement éloignés des mammifères dans l’arbre des vertébrés et donc moins aptes à servir de base de comparaison. 

Or, les chauves-souris sont justement un autre groupe de mammifères qui, dans leur vie sociale, présentent une forte dépendance envers l’apprentissage vocal : leur diversité en nombre d’espèces et leur petite taille (qui les rend plus malléables au sens que l’on peut les élever facilement) en font un modèle bien plus adéquat pour cette étude. L’étude de leur génome permettrait donc d’une part de mieux comprendre les bases génétiques de cet apprentissage vocal et d’autre part d’élucider peut-être les causes génétiques de troubles humains comme l’autisme ou l’apraxie infantile de la parole et envisager de nouvelles thérapies. 

Modèles de développement 

Les ailes des chauves-souris constituent une adaptation remarquable et unique dans le monde animal (voir la chronique sur les ailes) ; or, des études génomiques conduites sur le développement embryonnaire de ces ailes ont identifié des gènes potentiels associés à leur développement et des éléments de régulation génétique. Ainsi, via une meilleure connaissance des génomes des chauves-souris, on espère mieux comprendre les grands changements dans le développement des membres dans diverses lignées. 

Par ailleurs, les chauves-souris possèdent le plus petit génome de tous les mammifères actuels ; elles représentent donc quelque part le « minimum génétique» nécessaire pour être un mammifère ! Dans certaines familles comme les vespertilionidés, on observe de plus la présence dans leur génome d’un grand nombre d’éléments mobiles transposables tout en continuant à maintenir un petit génome. Il y a donc là tout un champ potentiel pour comprendre les conséquences génomiques de l’adaptation au vol par exemple, sachant que chez les oiseaux on note le même type de « dégraissage » génomique. Tout se passe comme si l’acquisition du vol imposait une perte de redondance génétique en réduisant le génome au strict nécessaire. L’analyse de leurs génomes s’en trouve de facto simplifiée. 

Indispensables tout simplement 

Enfin, et nous tenions à terminer par cet aspect moins lié à la problématique génomique, les chauves-souris sont des espèces clés dans le fonctionnement des écosystèmes, y compris pour les agrosystèmes. 

Grandes chauves-souris frugivores des environnements tropicaux : de puissants agents d dispersion des graines/fruits (Muséum de Bourges)

Ceci vaut tout particulièrement pour les forêts tropicales où les nombreuses espèces de chauves-souris jouent un rôle disproportionné, largement équivalent à celui des oiseaux, dans deux fonctions écologiques clés : la pollinisation des plantes à fleurs et la dispersion des graines/fruits. Leur capacité à voler sur de grandes distances les rend encore plus précieuses dans les forêts fragmentées par les activités humaines où elles maintiennent des échanges entre les ilots forestiers. De nombreuses études ont démontré leur rôle majeur dans la régénération de la végétation forestière après des coupes à blanc. Dans les îles, notamment celles du Pacifique, elles sont souvent les seules capables de franchir les espaces océaniques les séparant ; en effet, nombre d’oiseaux frugivores ont évolué dans ce contexte vers un moindre recours au vol voire même à l’abandon total du vol. Seules les chauves-souris sont capables dans ces confettis insulaires en forte dégradation d’empêcher l’effondrement des réseaux trophiques et d’interactions mutualistes. 

La pollinisation des baobabs africains repose sur les chauves-souris.

Même dans les agrosystèmes, les chauves-souris restent de précieux auxiliaires. Plusieurs cultures tropicales dépendent entièrement de celles-ci pour leur pollinisation comme les agaves (production de tequila !). Même dans les agrosystèmes tempérés, leur rôle reste essentiel dans la limitation des ravageurs des cultures. Ainsi, une étude conduite aux USA a démontré que leur présence autour des cultures de céréales permettait d’économiser annuellement plus de trois milliards de dollars en insecticides tant la régulation prédatrice des chauves-souris est majeure. On sait aussi que la pose de nichoirs à chauves-souris dans les vergers de fruitiers améliore considérablement la lutte contre certains ravageurs dont des papillons de nuit aux chenilles défoliatrices ou qui s’attaquent aux jeunes fruits (voir à ce propos une chronique locale sur des vergers auvergnats)

Il semble important de ne pas perdre de vue cette dimension écologique essentielle des chauves-souris au cœur de la conservation de la biodiversité. Ne voir en elles que de potentiels pourvoyeurs de solutions médicales pourrait à court terme conduire à s’en désintéresser une fois que l’on aura réussi à « piller les secrets de leurs génomes ». Elles font partie, comme tous les êtres vivants, des non-humains que nous devons cesser de considérer comme étant en dehors de notre monde. Nous avons besoin d’elles tout simplement parce qu’elles portent des merveilles d’adaptation que nous ne devrions cesser d’admirer … et d’envier à certains moments comme quand nous sommes perdus dans l’obscurité sans lumière ! Les chauves-souris sont une de nos nombreuses lanternes qui doivent nous éclairer sur le vrai sens de notre place et de nos vies. 

Bibliographie 

Bat Biology, Genomes, and the Bat1K Project: To Generate Chromosome-Level Genomes for All Living Bat Species. Emma C. Teeling et al. Annu. Rev. Anim. Biosci. 2018. 6:23–46