Cladonia

Chaque hiver, je « redécouvre » les lichens avec un immense plaisir : non pas qu’ils soient absents le reste de l’année, mais en hiver, quand les végétaux ont pour la plupart adopté les tenues d’hiver tristounettes ou disparu de la surface, les lichens sont là, eux, flamboyants de toutes les couleurs les plus improbables, resplendissants au milieu des paysages dénudés ou dans les sous-bois sans feuillage. Parmi leur diversité déconcertante pour le novice que je suis en lichénologie, il y a un groupe qui se démarque par ses formes extravagantes variées qui composent des « micro-paysages » extraordinaires : maquis de petits buissons en boules, forêts naines de baobabs en coupes, buissons de tiges raides, salades crépues … et le plus souvent sous forme de peuplements étendus qui savent flatter l’œil gourmand du photographe. Ce sont les cladonies avec parmi elles les célébrissimes lichens des rennes. Cette chronique se propose donc de parcourir ce groupe et de dégager quelques unes de leurs singularités.

Micropaysage composé par des cladonies et des mousses : des arbres et un tapis d’herbes !

N.B. Je ne suis pas du tout spécialisé en lichens même si je les observe beaucoup et qu’ils m’intéressent ; donc, dans cette chronique, sur aucune des photos, je n’ai indiqué de nom d’espèce faute d’être sûr. Par contre, si des lecteurs avisés reconnaissent certaines d’entre elles, qu’ils me communiquent les noms en se servant des numéros que j’ai ajoutés sur chacune des photos.

Double thalle

Avant de commencer à lire cette chronique, si vous n’êtes pas familiers des lichens et de son vocabulaire associé, un monde de champignons ayant opté pour l’association avec un partenaire photosynthétique, une algue verte le plus souvent (photobionte,), nous vous invitons à lire ou relire les trois chroniques générales consacrées à ces êtres hors normes : Les lichens ne sont pas des plantes ; Une symbiose hors normes ; Quand 1 + 1 = 10.

Le « corps » des cladonies est un thalle (ce ne sont pas des végétaux) composite car il se construit en deux temps au cours de la vie des ces lichens : on a d’abord un thalle primaire horizontal, étalé et collé sur un substrat, fait de petites écailles (squamules) en forme de petites feuilles fixées sur un bord et dépourvues de rhizines (poils ressemblant à des racines) par en dessous.

Puis, un second thalle dit secondaire va se développer : sur les squamules ou leurs bords, s’élèvent comme des tiges qui portent éventuellement à leur sommet les organes reproducteurs, des apothécies. Ces nouvelles structures dressées, verticales, des podétions (de podos, pied), prennent des formes très variées évoquées dans l’introduction, plus ou moins ramifiées, terminées en pointes, émoussées ou en coupe concave ; souvent nombreux, ils forment effectivement comme des paysages végétaux miniatures, fascinants, mais faits de … champignons « verdis » !

La famille des cladonies, les cladoniacées au sein des Lécanoromycètes, regroupe au moins 500 espèces connues dans le monde, soit une des plus grandes familles au sein des lichens, qui, rappelons le, sont classés parmi les champignons (voir la chronique). On y trouve donc sans surprise une forte diversité avec notamment un sous-groupe bien démarqué, les cladinies (ex-genre Cladinia) plus connues sous l’appellation populaire de « lichens des rennes » : chez elles, le thalle primaire granuleux et encroûté, très réduit et peu visible disparaît très rapidement ; ces lichens n’ont donc en apparence qu’un thalle secondaire buissonnant très ramifié. On les a longtemps classés dans un genre à part (Cladina) mais les analyses génétiques confirment leur placement aux côtés des autres Cladonia, dans le même genre.

Podétions

Donc, ce qui attire l’œil chez les cladonies, ce sont leurs podétions dressés. Leurs formes variées mais toujours dressées et plus ou moins ramifiées, rappelant celles des végétaux ligneux, leur valent d’être classés parmi les lichens fruticuleux (du latin frutex, arbrisseau ou buisson) sauf de rares espèces uniquement foliacées. D’ailleurs, le nom cladonie, dérivé du latin cladonia vient du grec ancien clados, branche. Tous sont creux à l’intérieur et on voit ressortir un peu partout la teinte verte, signe de la présence de leurs algues vertes symbiotiques qui appartiennent au groupe des Trebouxia avec le genre Asterochloris. A l’intérieur, il y a une couche qui tapisse le tube, transparente ou virant au noir, plus ou moins durcie et procurant la rigidité relative de cet édifice. Extérieurement, une couche durcie ou cortex chez la majorité des espèces apporte une rigidité supplémentaire sauf chez les cladinies (voir ci-dessus).

La surface de ces podétions mérite une observation rapprochée avec une loupe à main sur le terrain car elle apporte son nouveau de nano-paysages cette fois ! On y trouve des squamules, des sorédies qui sont des sortes de granules poudreux sans cortex et qui assurent la multiplication végétative, des pycnidies, petites boules aux extrémités des podétions très ramifiés, remplies d’une gelée claire ou rougeâtre qui libèrent des éléments des conidies, des spores asexuées. Tous ces éléments tendent à rompre la belle unité de la surface et apportent donc leur contribution à la reproduction asexuée, souvent pratiquée de manière intensive chez nombre de lichens. Une autre forme de multiplication plus basique concerne les formes buissonnantes plus ou moins fragiles : quand elles subissent du piétinement, elles se fragmentent en petits morceaux éventuellement dispersés par le vent et chacun d’entre eux pourra redonner naissance à un nouveau thalle sur le mode clona. Les podétions des cladinies se distinguent aussi par leur croissance qui se poursuit sur de longues périodes et produit ainsi des formes très ramifiées, en boule buissonnante enchevêtrée.

« Fruits » multicolores

Podétion en trompette typique de nombre d’espèces de cladonies : il porte les apothécies (quand elles se développent !)

La fonction première des podétions reste quand même la reproduction sexuée avec, à leur sommet, la production d’organes reproducteurs, des apothécies avec un tissu reproducteur ou hyménium dans lequel des sacs microscopiques ou asques fabriquent des spores sexuées qui seront libérées et dispersées à très grande distance par le vent notamment. Pour autant, le plus souvent, les podétions restent stériles et n’affichent que rarement de tels organes reproducteurs. Chez certaines espèces, ils n’apparaissent même pas du tout et la cladonie reste alors foliacée squamuleuse. Chez les cladinies, les apothécies sont confinées aux extrémités ultimes des ramifications et restent petites, peu visibles et là aussi peu fréquentes.

L’hyménium, quand il est présent, apporte une nouvelle touche colorée décorative des plus originales : parfois simples pustules brunes, cireuses jaunâtres, elles peuvent aussi prendre l’aspect de boules rouge vif du plus bel effet ; de loin, on dirait des allumettes ! Au cœur de l’hiver, la vision de ces essaims de lutins au chapeau rouge coccinelle réjouit le cœur du naturaliste en mal de sujets à photographier !

Usines chimiques

Comme tous les lichens, les cladonies produisent un incroyable arsenal de substances chimiques originales. Sur les 600 composés phénoliques connus fabriqués par des champignons impliqués dans des lichens, une soixantaine se rencontrent chez les cladonies. On peut les classer en acides gras, en polyphénols (depsides et depsidones), en dibenzofuranes, anthraquinones et terpénoïdes. Je ne résiste pas au plaisir de donner quelques noms chimiques tant ils sont étranges et témoignent de ce riche patrimoine véhiculé par les cladonies : acide usnique (dans le cortex) ; acides baratique et squamatique ; anatrorine ; acide fumarprotocétrarique ; acide protocétrarique ; acides norstitique, psoromique et thamnolique ! Tous ces noms ésotériques dérivent souvent de noms de genres de lichens qui renferment aussi ces substances.

Certaines « espèces » varient considérablement dans la sépcificité de leur arsenal chimique et on a été amené à les exploser en autant d’espèces chimiques ou chémotypes indiscernables morphologiquement : jusqu’à quatorze pour C. chlorophaea par exemple ! Apparemment, ils correspondent bien à des génotypes différents car on peut les trouver côte à côte dans un même tapis (voire dans la même touffe) sans que les conditions de milieux ne changent.

Cette pharmacopée intéresse vivement le monde médical car nombre de ces substances offrent des propriétés antioxydantes, antimicrobiennes ou antibiotiques et anticancéreuses entre autres. Parmi elles, l’acide usnique (nom dérivé des usnées, ces grands lichens ramifiés qui vivent en épiphytes sur les branches d’arbres) intéresse au plus haut point pour son potentiel d’antibiotique à large spectre compte tenu du besoin urgent de mettre en circulation de nouveaux antibiotiques face à l’expansion des résistances à ces médicaments. Jusqu’ici, la principale source était l’usnée barbue mais ce lichen ne croît que sur des arbres anciens dans des milieux à pollution atmosphérique très fiable. En Norvège, on commence donc à explorer la possibilité d’exploiter un liche des rennes, la cladinie étoilée (Cladonia stellaris), très commune et formant de vastes tapis dans les milieux arctiques. Ceci pose la question de la gestion d’une telle ressource au développement bien particulier.

Maigres pâturages

Les lichens des rennes (cladinies) ont fait l’objet de nombreuses études quant à leur croissance et leur écologie du fait de leur exploitation par les ethnies arctiques comme fourrage naturel pour les troupeaux de rennes semi-domestiques aussi bien dans les zones de toundras que dans les forêts claires de résineux de la taïga. Ces cladonies constituent même leur seule ressource vitale en hiver quand ils grattent le tapis neigeux pour accéder aux thalles des cladonies.

Les nomades qui vivent de ces rennes pratiquent des déplacements sur de vastes territoires car ils savent qu’un pâturage prolongé de cette ressource conduit à sa disparition compte tenu de son taux de renouvellement très abs. En effet, les cladonies ne sont pas des végétaux et leur croissance est très lente surtout sous un tel climat extrême. Les études montrent qu’une production de une tonne/hectare de matière sèche suffit pour assurer la survie des rennes et la production continue de lichen à condition de ne pas dépasser une charge de 5 à 7 rennes par km2 (ce qui est bien peu !). Dans les milieux les plus favorables, cette ressource peut représenter 7 tonnes/ha mais la production annuelle n’est que de 175kg/ha ! Pour atteindre ce maximum, les pâturages doivent rester 18 ans sans être pâturés ! Ceci explique le nomadisme à très grande échelle de ces populations humaines.

Tapis

Tapis de cladinies dans une arrière dune de Vendée

Ceci nous amène vers les habitats usuels de ces lichens très répandus. Les cladinies ou lichens des rennes habitent des milieux ouverts secs à humides, directement sur le sol (terricoles) et forment souvent d’immenses colonies comme dans les milieux arctiques (voir ci-dessus) mais aussi dans les dunes, les landes dénudées ou les sous-bois très clairs des pinèdes. Là, elles impriment leur marque à ces environnements dont elles forment une strate essentielle et dominante.

Les autres cladonies fréquentent une gamme de milieux plus étendus et sont soit elles aussi terricoles mais se rencontrent aussi souvent sur les rochers, le bois mort dont les vieilles souches et sur les écorces des arbres ; souvent, elles côtoient des mousses avec lesquelles elles semblent bien se livrer une âpre compétition pour l’espace.

Elles montrent des capacités remarquables de colonisation en conditions extrêmes. Ainsi, en Europe de l’Est, on a étudié leur installation sur d’anciens sites miniers très pollués notamment sur les tas de scories issues des fourneaux des fonderies, riches en plomb et en zinc. Elles réussissent à prospérer sur ces environnements très hostiles et jouent le rôle de pionniers comme stade initial de succession, préparant l’installation plus tardive de plantes à fleurs ou de mousses. Les formes aux touffes ramifiées sont en fait composées essentiellement de matériel mort (nécromasse) avec juste les extrémités vivantes et qui croissent ; mais cette matière est recyclée en faveur de la croissance du sommet. De plus, chaque touffe fonctionne comme une éponge et maintient le sol au frais, conservant son humidité comme le fait un mulch de débris végétaux. Cette particularité les rend très intéressantes pour les toits végétaux en ville soumis à des conditions extrêmes de sécheresse et d’ensoleillement. Elles prospèrent et maintiennent donc un microclimat frais favorable à l’installation de plantes à fleurs et qui abaisse la température du toit en dessous.

BIBLIOGRAPHIE

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JOUKO KUMPULA, ALFRED COLPAERT and MAURI NIEMINEN. ARCTIC ; VOL. 53, NO. 2 (2000) P. 152–160