Aphodiiné circulant sur une bouse de vache

17/03/2022 Drôle de question direz-vous tant la réponse semble évidente : de la bouse ou du crottin si on se cantonne aux excréments des herbivores ! Et pourtant, contre toute attente, vous serez surpris d’apprendre qu’on ne sait toujours pas avec certitude absolue de quoi se nourrissent réellement les bousiers ! En effet, si on réfléchit quelques instants, les excréments ne sont-ils pas les restes de l’herbe et autres végétaux non digérés par les herbivores ? …. Autrement dit, une nourriture potentielle qui n’a pas grand-chose à offrir au-delà des considérations sensorielles qui n’affectent guère que les humains ! Nous allons donc faire le point de l’état des connaissances sur ce sujet d’apparence incongrue en commençant par faire l’état des lieux, i.e. la composition des bouses et crottins ; et vous verrez que la réponse la plus probable à la question initiale est surprenante. 

Aphodiiné attablé sur une crotte de mouton

Rien à manger ? 

Les bousiers en général (voir la chronique de présentation de ces insectes) recherchent des bouses ou du crottin frais, datant de quelques heures à quelques jours au plus ; la majorité d’entre eux arrivent d’ailleurs souvent dans les minutes qui suivent l’atterrissage au sol du festin convoité. Au-delà de cette limite, de toutes façons, surtout par temps sec, la surface de la bouse sèche rapidement et donne une membrane dure qui devient très difficile à franchir. 

Bouse très fraîche toute liquide et déjà criblée de trous de passage de bousiers

Le composant majeur des bouses, à une écrasante proportion, est l’eau : la majorité des excréments de ruminants (camélidés inclus : voir la chronique) et non ruminants renferment 75-80% d’eau ; on atteint presque 90% pour du bétail pâturant de l’herbe bien grasse et verte avec un contenu en fibres moindre. Donc, d’emblée, on peut dire que 80% de la bouse n’apporte rien aux coprophages ! Pas étonnant au passage que des coléoptères prédateurs (non-bousiers) dont les histéridés (voir la chronique sur les bousiers) d’une lignée aquatique (hydrophilidés) se soient adaptés à « nager » dans la bouse fraîche pour y chasser ! 

Le second composant majeur après l’eau regroupe les fragments de plantes non digérées, soit les fibres. Ce matériel végétal se compose essentiellement d’un complexe chimique, la lignicellulose, qui associe de la lignine, de la cellulose et des hémicelluloses. Or, la lignine, macromolécule polymère contenant des composés phénoliques, s’avère pratiquement non digérable autant pour les mammifères que pour les insectes ; comme en plus, elle recouvre ou enveloppe partiellement la cellulose et les hémicelluloses qui elles sont des molécules de sucres polymérisés (donc digestibles), elle les protège des attaques enzymatiques. Donc, même s’il reste des composants potentiellement intéressants, ils ne seront pas utilisables par les bousiers ! Le contenu en fibres des excréments dépend du régime (herbe uniquement ou herbe + végétaux ligneux) et de la nature des herbes consommées selon les milieux où elles poussent. Les grands herbivores tendent à consommer plus de végétaux riches en fibres et leur part augmente chez les non ruminants : ceci explique la nette différence d’aspect entre la bouse de vache et le crottin de cheval. Les ruminants qui mâchent deux fois réduisent ces restes végétaux non digérés en particules plus fines ; la taille de ces fragments augmente avec la taille du corps : d’une moyenne de 0,2mm pour de petits ongulés ruminants, elle atteint 10mm pour de très grands herbivores non ruminants qui broutent autant d’herbe que de végétaux grossiers et ligneux ; ainsi, dans les excréments des hippopotames, on trouve des fragments de presque 2cm de long !  

Les chevaux tendent à déposer de gros amas et à les regrouper

L’analyse chimique révèle la présence de substances indispensables aux insectes, i.e. de substances que leur organisme ne sait pas synthétiser mais dont ils ont besoin pour leur fonctionnement : dix acides aminés essentiels et des stéroïdes (dont du cholestérol).  Si donc les bousiers ne manqueront donc pas de ces ressources qualitatives, nous n’avons pas, pour l’instant, identifié de ressource quantitative susceptible de leur apporter de l’énergie ! 

Comment se nourrissent-ils ? 

Après le passage des bousiers, la bouse complètement affouillée ne conserve plus que des fibres

Le mystère peut être résolu en observant la manière dont les bousiers se nourrissent, au moins les adultes. Quand une horde de bousiers a investi une bouse ou du crottin, et qu’ils ont longuement foui et circulé dedans, la bouse change d’aspect et devient un amas de fibres débarrassées de liquide, comme nettoyées. Avec leurs pièces buccales (voir la chronique sur les Coléoptères), les bousiers rejettent toutes les particules solides qui sont en fait des fibres non digestibles ; ils n’absorbent que des éléments de taille comprise entre 2 et 130 microns, selon la taille du bousier et son écologie alimentaire. Pour un bousier de 1cm, la taille maximale des particules ingérées se situe autour de 20 microns soit bien en dessous de la taille moyenne des petites particules des bouses de vache autour de 200 microns. Autrement dit, les bousiers filtrent littéralement la bouse et n’en retiennent qu’une infime partie pour rejeter tout le reste ! 

Crottin de cheval (très fibreux) « nettoyé » par des aphodiinés

Pour cela, ils disposent de pièces buccales hyper spécialisées ; elles ne sont pas faciles à observer, même à la loupe binoculaire, sur ces insectes sombres et avec le casque du clypeus qui les cache. La morphologie des mandibules suggère qu’ils n’aspirent pas le liquide de la bouse : compte tenu de sa richesse en eau, de toutes façons, cela les amènerait à traiter des quantités colossales de liquide sans intérêt dans leur tube digestif. La présence de crêtes filtrantes sur leurs mandibules leur permet donc de retenir les seules microparticules qu’ils avalent tout en rejetant sur les côtés le liquide inutile. D’ailleurs, on retrouve des dispositifs morphologiques de même forme chez les asticots de mouches coprophages se nourrissant dans les bouses. Cette filtration en amont est confirmée par l’examen du contenu du tube digestif qui ne contient que des particules minuscules. 

De nombreuses mouches pondent dans le bouses et leurs asticots s’y développent

Pour autant, l’analyse détaillée des pièces buccales des trois groupes de bousiers (voir la chronique générale) montre que, tout en fonctionnant de la même manière, elles n’en diffèrent pas moins dans leur structure. Ainsi, il apparaît qu’au cours de l’évolution, ce mode alimentaire soit apparu trois fois indépendamment au sein de la super-famille des Scarabées (voir la chronique générale) ce qui confirme l’efficacité de ce système filtrant. 

Par ailleurs, cette évolution s’est faite à une quatrième reprise au sein d’une lignée de Coléoptères aquatiques charognards majoritairement, les hydrophilidés ; de tout petits coléoptères de la sous-famille des Sphaeridiinés (tout ronds comme le nom le suggère) possèdent de telles pièces buccales chez les adultes qui se nourrissent dans les bouses. Ils y pondent leurs œufs mais leurs larves sont prédatrices si bien qu’on ne les considère pas comme des bousiers.

Filtrer : oui mais quoi ? 

Il reste effectivement l’ultime question du quoi ! Eh bien, les bousiers filtrent au sein de ce magma informe la biomasse de microbes (bactéries, champignons microscopiques, …) morts ou vivants qui se développent massivement dans la bouse fraîche, bouillon de culture par excellence ; à cela, il faudrait ajouter des éléments cellulaires issus du tube digestif des herbivores : les cellules intestinales (y compris chez nous) sont sans cesse renouvelées avec un turn-over de quelques jours au plus. On pourrait donc dire que les bousiers sont microphages ! 

Les analyses chimiques montrent que cette biomasse microbienne renferme à elle seule 50 à 60% de l’azote fécal, élément clé pour la synthèse de protéines. On estime que 100 grammes de matière organique de bouse contiennent à peu près 15 à 20 grammes de cette biomasse nutritive qui apporte environ 1,4 grammes d’azote bactérien associé à 8 à 9 grammes de carbone. Des concentrations aussi faibles imposent aux bousiers de traiter ainsi de grandes quantités de bouse dont ils rejettent presque 99% ! Ce faisant, tout en creusant des galeries au sein de la matière fécale pour aller en profondeur, ils font pénétrer de l’oxygène ce qui favorise l’explosion microbienne et enrichit donc leur ressource ; ils agissent comme des ingénieurs du micro-écosystème bouse qu’ils transforment d’une manière qui leur est finalement favorable ! Au passage, ils apportent de plus des microbes extérieurs sur leur corps, lors de visites d’autres bouses, ce qui enrichit la microflore bactérienne qualitativement. C’est ainsi que, de manière très indirecte, les bousiers participent à l’accélération de la décomposition des excréments déposés sur les herbages. 

Certains scientifiques avaient avancé l’hypothèse que les bousiers seraient, malgré tout, capables de digérer les fibres (dont la cellulose nutritive) via des bactéries symbiotiques hébergées dans leur tube digestif à l’instar par exemple des termites. Mais cette hypothèse semble très peu crédible : d’une part, on n’observe pas de structure ad hoc (une chambre élargie) dans le tube digestif pour héberger ces bactéries ; d’autre part, la filtration exercée par les adultes serait alors contre-productive : on voit bien qu’au contraire celle-ci vise à écarter les fibres et les pièces buccales ne broient rien du tout pour préparer le travail des hypothétiques symbiontes. 

Vieilles bouses 

Au-delà d’une à deux semaines, la bouse vieillit et son évolution change son contenu. Si les adultes ont accès à la bouse fraîche, les larves, compte tenu des délais entre ponte et éclosion, doivent faire avec une matière fécale plus âgée et différente. 

Croûte durcie sur une bouse ancienne ; elle conserve les traces de passage des bousiers

L’humidité globale décroît par simple évaporation : sous climat tempéré, une bouse perd 60% de son eau au-delà de quatre semaines de « vie » ; en climat méditerranéen ou lors d’épisodes chauds et secs, évidemment, cette dessiccation se fait encore plus rapidement. La riche microflore bactérienne et fongique qui peuple la bouse fraîche prolifère et commence déjà à dégrader sérieusement les fibres ce qui diminue rapidement son potentiel nutritif déjà faible au départ. 

Bouse ancienne retournée : elle conserve de l’humidité ; noter les nombreuses galeries creusées à l’intérieur sans doute par des larves

Chez les résidents (voir la chronique générale : Aphodiinés), les larves qui restent dans les excréments ne peuvent donc pas se nourrir sur le même mode puisqu’elles se développent en moyenne dans des bouses de 3 à 4 semaines au moins : elles possèdent des pièces buccales classiques masticatrices et non sélectives. Ce faisant, elles n’arrivent à récupérer que très peu de nutriments et fonctionnent comme des détritivores en mangeant beaucoup et en grandissant très vite avec seulement trois stades larvaires ; elles récupèrent néanmoins au passage une bonne part de la biomasse microbienne qui leur apporte l’azote indispensable à la croissance. 

Les géotrupes récoltent des fragments pour les enterrer dans des galeries sous l’excrément

Chez les fouisseurs et rouleurs (voir la chronique : les guildes), les larves se nourrissent sur des boulettes ou pilules préparées par les adultes. On ne dispose que de données très fragmentaires sur leur contenu et leur évolution du fait qu’elles sont enfouies dans des galeries souterraines et donc très difficiles à étudier in situ. En général, il y a un œuf par boulette et la larve ne se nourrit que sur « sa » boulette. Il semble que les adultes préparent ces boulettes en sélectionnant des particules plus petites, évitant les fibres grossières. Pour autant, on constate que chaque larve n’utilise qu’une partie de sa boulette pour boucler tout son développement ; chez le copris lunaire, il reste la moitié du volume initial (avec une part ajoutée par les excréments des larves) et celui-ci renferme encore 80% de l’énergie initiale stockée ! Alors, comment ces larves réussissent-elles à se nourrir aussi efficacement ?

Boulettes 

Des expériences et observations contradictoires ont été réalisées à propos de ces larves se nourrissant sur ces boulettes préparées. Chez Onthophagus taurus (scarabéiné), on a montré que des bactéries spécifiques, susceptibles de fournir des enzymes agissant sur les fibres, seraient transmises par la femelle aux larves qu’elle surveille. Si on élève des larves en milieu stérile, leur croissance est ralentie et leur survie se trouve amoindrie ce qui confirme l’importance de ces microbes. Inversement, chez une autre espèce, on ne trouve aucune trace de telles bactéries ni dans ni en dehors du tube digestif des larves ! Donc, on ne sait toujours pas si ces larves se nourrissent en digérant des fibres, aidées par des symbiontes bactériens, ou si elles vivent, comme les larves des aphodiinés, essentiellement de la biomasse microbienne. 

Ces boulettes de taille limitée risquent d’être décomposées très rapidement par les innombrables bactéries et champignons présents naturellement dans la bouse ; si tel était le cas, les larves des espèces à développement un peu long se retrouveraient rapidement sans ressource. Chez une espèce de copris, on a isolé une substance antibactérienne produite par les larves ; peut-être que les adultes en préparant les boulettes ajoutent eux aussi de telles substances protectrices ? Chez des espèces où la femelle reste dans le nid et surveille les larves, on sait qu’elle enlève le mycélium de champignon qui se développe immanquablement sur les boulettes humides sous terre.  

Le monde étrange des bousiers garde donc encore bien des zones d’ombre dans les détails de leur écologie alimentaire. En tout cas, espérons que cette chronique aura changé votre regard sur ces insectes passionnants et vous aidera à dépasser le dégoût initial qu’on peut avoir à leur égard. Ils ont un rôle écologique capital notamment dans le cadre des écosystèmes agricoles d’élevage : un bel exemple des services rendus par la biodiversité. 

Bibliographie 

Herbivore dung as food for dung beetles: elementary coprology for entomologists P. H O L T E R Ecological Entomology (2016), 41, 367–377