08/05/2020. Fin 1998, le virus NIPAH (NiV) fait sa première apparition officielle dans le nord de la Malaisie provoquant une épidémie qui a touché d’abord des porcs d’élevage avant de passer aux hommes en contact rapproché avec ces animaux. Ce virus allait par la suite refaire parler de lui avec des scénarios sensiblement différents aux Philippines et au Bengladesh et en Inde où il réapparaît régulièrement. Nous avons consacré une chronique (Virus NIPAH, roussettes, palmiers et Bengalis) à la présentation de ce virus et aux spécificités des épidémies récurrentes au Bengladesh. Ici, nous allons nous intéresser à la première épidémie de ce virus en Malaisie sous l’angle des causes de son émergence à cet endroit et à ce moment-là. Une équipe de chercheurs malais, à partir d’une enquête intéressante axée sur le terrain où s’est déroulée cette épidémie, met en lumière de forts liens possibles entre cette émergence et la concomitance de deux phénomènes : une forte sécheresse liée indirectement au changement climatique en cours et des déplacements d’animaux réservoirs liés à la déforestation par de gigantesques incendies dans la région. 

NIPAH ? 

La Malaisie se trouve entre Sumatra et Borné (modifié d’après G Earth).

L’histoire se passe donc dans la partie péninsulaire de l’état de Malaisie (avec Singapour tout au bout de la péninsule). En septembre 1998, une épidémie associant encéphalite virulente et parfois syndrome respiratoire aigu touche des habitants des environs de la ville d’Ampang dans la moitié nord de la péninsule, non loin de la capitale Kuala Lumpur ; elle a été précédée d’une épidémie affectant les porcs de grands élevages industriels concentrés sur de petites surfaces et se manifestant chez eux aussi par des problèmes respiratoires et une encéphalite (mais avec assez peu de mortalité). Les personnes touchées sont des fermiers en contact étroit avec ces animaux d’élevage. La transmission d’homme à homme (au contact avec des malades) peut aussi avoir lieu. En février de l’année suivante, la même maladie se déclare sur des humains et des porcs dans le centre et le sud de la péninsule suite aux déplacements de porcs depuis la zone initiale vers ces territoires. Un mois plus tard, un cluster se développe à Singapour touchant onze personnes (un mort) travaillant dans les abattoirs qui traitent des porcs exportés de Malaisie. L’arrêt définitif de toute importation de porcs malais (qui perdure) a mis fin à ce nouveau foyer ; côté malais, l’abattage de plus d’un million de porcs a mis fin aussi à l’épidémie de manière définitive jusqu’à ce jour. Au total, un bilan effectué en mai 1999 donne un total de 265 cas humains avec 105 morts, soit un taux de mortalité très élevé ! 

Plantations et villages dans cette partie très anthropisée de la Malaisie (modifié d’après G Earth).

Au début de l’épidémie, alors que ce virus était inconnu, on l’a isolé d’un prélèvement de liquide cérébro-spinal (autour des méninges) effectué sur le premier patient déclaré dans le village de Kampung Sungai Nipah, d’où le nom de baptême de virus NIPAH (NiV) pour ce nouveau virus, un Henipavirus de la famille des Paramyxovirus pour les virologues (voir l’autre chronique sur ce virus).  Comme cette souche s’est avérée un peu différente de celles qui ont émergé ensuite ailleurs en Asie du Sud-Est, on la nomme NiV-MY (MY pour Malaysia, le nom anglais de la Malaisie, autrefois Malaya).

Réservoirs et hôtes 

Clairement, les porcs des élevages ont servi d’hôtes intermédiaires vers les humains. Très vite, des recherches épidémiologiques sont initiées pour détecter le réservoir initial qui a transmis le virus aux porcs et on s’oriente vers quatorze espèces sauvages présentes dans l’environnement local et pouvant potentiellement servir de réservoirs. Des anticorps neutralisants anti-NiV sont alors détectés dans le sang de deux espèces de roussettes, ces grandes chauves-souris frugivores (voir la chronique sur le Nipah au Bengladesh) : la petite roussette (Pteropus hypomelanus) et la grande roussette ou roussette à cour rouge (P. vampyrus). Par contre, il s’avéra impossible de détecter le virus lui-même dans les prélèvements sanguins. On entreprit donc de collecter de l’urine de petites roussettes et de faire des prélèvements avec écouvillons sur des fruits locaux (« pommes d’eau » : fruits d’une Myrtacée) partiellement mangés par ces animaux et tombés au sol. Ainsi, trois isolats viraux furent obtenus correspondant une partie de la séquence totale du NiV avec juste une petite différence sur six nucléotides. Ainsi, a t’on confirmé le rôle de réservoir de ces roussettes qui, par ailleurs, ne présentent aucun signe clinique et restent en bonne santé (voir la chronique sur les Trésors cachés des chauves-souris à propos de leur immunité). 

Or, lors d’une enquête de terrain sur le site de départ de l’épidémie (dans le nord de la péninsule), on a découvert que les porcheries touchées se trouvaient entourées de plus de cent hectares de vergers fruitiers (ramboutans, durians, pommes d’eau, …) ; mais, fait troublant, les chasseurs et fermiers locaux affirment que les grandes roussettes sont normalement absentes de ce secteur et qu’une colonie s’était installée en 97-98 dans une forêt à 20km de Ambang. Depuis ce site servant de reposoir diurne (elles se reposent suspendues la tête en bas à la cime de grands arbres), les roussettes circulent sur un vaste territoire et vont visiter les vergers proches des porcheries à la recherche des fruits mûrs mais aussi du nectar des fleurs du durian. 

Roussette tenue en main comme attraction pour touristes sur l’île de Bali : difficile de faire mieux comme voie de contamination … sans oublier la maltraitance ignoble envers ces animaux. Photo Paul Nicolas.

Un autre constat effectué sur une porcherie partiellement détruite suite au programme d’abattage généralisé attire l’attention des enquêteurs : des murs en béton très bas (les porcs ne sautent pas !) prolongent vers l’extérieur les enclos couverts au delà du rebord du toit ; ainsi, quand il pleut (climat tropical humide), l’eau de ruissellement du toit coule dans la partie découverte de l’enclos où les porcs aiment se vautrer et se baigner. On retrouve dans ces enclos des fruits entamés par les roussettes et échappés en vol ou depuis les arbres très proches où elles se posent. D’où la très forte hypothèse que la transmission s’est effectuée vers les porcs via ces fruits tombés puisqu’ils contiennent a minima de la salive des roussettes, susceptible elle-même de renfermer une certaine charge virale. On a aussi noté quelques chiens infectés mais cette voie de transmission est restée faible et a peu fonctionné vers l’homme ; on pense sans certitude qu’ils se sont contaminés au contact des porcs (suspicion aussi sur des chats).  

El Niño met le feu 

Autre coïncidence avec l’émergence de cette épidémie : l’avènement d’un épisode « El Niño » », cette oscillation australe (ENSO) qui part d’une modification de la température des eaux de surface océaniques et qui s’accompagne de chamboulements climatiques majeurs à l’échelle planétaire de l’Hémisphère sud. Or, effectivement, les données pluviométriques sur les trois mois correspondant à l’épidémie montrent un déficit de pluies sur la péninsule malaise : déficit moyen dans la moitié nord où a commencé l’épidémie et très fort dans la partie sud (Malacca) où l’épidémie a ensuite essaimé et explosé. La sécheresse associée reflète celle qui a donc affecté en même temps le Kalimantan, la majeure partie indonésienne de la grande île de Bornéo ou l’île de Sumatra voisine. Or, justement sur la période 97/98, juste avant l’émergence de l’épidémie, cette sécheresse majeure a permis le développement colossal d’incendies déclenchés par l’homme pour déforester et installer notamment de vastes plantations de palmiers à huile ou exploiter du bois pour la pâte à papier. Ces incendies se sont répandus hors de contrôle et maintenus sur une longue période du fait de la nature tourbeuse des sols forestiers. Ils ont engendré un gigantesque nuage de fumée enregistré nettement par les satellites de surveillance. De août à octobre 1997, cinq millions d’hectares de forêts tropicales sont ainsi parties en fumée sur Sumatra et Bornéo. Ce nuage persistant, le plus fort jamais observé jusqu’alors en Asie du sud-est, poussé par les vents dominants s’est évidemment déplacé et a ainsi impacté directement le sud de la Malaisie.

Simple recherche sur Internet avec les mots clés Feux Indonésie

Enfumage 

Or, un tel nuage chargé de particules ne suspension dont des gouttelettes d’eau qui agglomèrent des poussières et grossissent avec l’humidité relative. Ceci conduit à une baisse durable de la luminosité entre 73 et … 92% ! Forcément, un tel rideau opaque doit avoir un sérieux impact sur les rendements de la photosynthèse dans les écosystèmes forestiers comme les forêts tropicales locales. Déjà en 1994, un épisode du même genre avait affecté la Malaisie et on avait alors démontré que la photosynthèse des arbres forestiers s’en trouvait affectée en dépit de la hausse du taux de dioxyde de carbone engendrée par les combustions. 

Faute de pouvoir évaluer cet impact sur les forêts tropicales, les chercheurs malais ont observé de près le comportement d’une plantation de palmiers à huile de 4 hectares dans la partie sud de la péninsule suivie au niveau de sa production de 1994 à 2000. Tous les arbres avaient sept ans au début du suivi ce qui coïncide avec le début de la période de fructification maximale qui va durer pendant les quinze ans suivants. La quantité de régimes de dattes récoltées va servir de repère pour évaluer l’impact à la fois de la sécheresse et du nuage de fumée. Lors de cet épisode climatique et d’incendies, on a observé une forte baisse de la production de dattes et surtout un décalage de près de six mois de la récolte : l’écran de fumée associé à la sécheresse a bloqué la floraison et empêché temporairement la mise à fruit qui a été repoussée de six mois (le temps nécessaire entre la floraison et la longue maturation des régimes de dattes).

Donc, les chercheurs font le pari que cet effet manifeste sur la floraison et la fructification des palmiers a du être identique à l’intérieur des forêts tropicales riches en arbres producteurs de fruits et qui sont les terrains de « chasse » habituels des roussettes frugivores, notamment les grandes roussettes. D’où l’hypothèse étayée par ces nombreuses coïncidences que la déforestation accrue associée à l’absence de production de fruits leur servant de nourriture ont chassé les roussettes qui ont migré et se sont rabattues vers des environnements cultivés tels que les vergers mentionnés ci-dessus. La configuration des porcheries et leur proximité avec ces nouveaux sites de nourrissage auraient achevé la machine infernale ainsi enclenchée. 

Cet exemple illustre très bien l’association étroite entre changement climatique (responsable de modification du régime de l’ENSO) et destruction de la biodiversité (ici, les forêts tropicales du sud-est asiatique), l’un amplifiant les effets de l’autre. 

Bibliographie

Anthropogenic deforestation, El Niiio and the emergence of Nipah virus in Malaysia. Kaw Bing CHUA, Beng Hui CHUA and Chew Wen WANG. Malaysian J. Pathol. 2002 ; 24 (1) : 15-21