24/11/2023 Dendrotelme ? Un terme qui a le potentiel d’effrayer même les curieux de nature par sa technicité apparente : ce nom a été construit à partir des racines dendro, arbre et telma, mare. Des mares dans les arbres ? L’étymologie n’éclaircit guère le mot, d’autant que ce qu’il désigne n’est pas fréquent. Il s’agit en fait de petites cavités naturelles plus ou moins ouvertes, sur et dans les arbres, et susceptibles de se remplir d’eau de pluie !

Anecdotique et marginal direz-vous ? C’est ce que je croyais moi aussi jusqu’à récemment pour en avoir croisé et photographié de temps en temps au hasard des balades forestières. Mais quand j’ai entrepris une rapide recherche bibliographique, j’ai découvert qu’il s’agissait en fait d’un thème de recherche très étudié et riche en surprises biologiques.

Ils sont très connus des pays tropicaux où ils côtoient d’autres formes « d’eau suspendue » dont les plantes épiphytes comme les broméliacées qui retiennent de l’eau à la base de leurs feuilles imbriquées (phytotelmes). Mais nos forêts tempérées en hébergent aussi un grand nombre. Dans cette chronique, nous parlerons surtout de ces dernières. Bienvenue donc dans cette « immersion » au cœur de milieux de vie improbables mais fascinants !

Microhabitat

Les dendrotelmes se classent parmi les microhabitats des arbres ou dendromicrohabitats, c’est-à-dire toutes sortes d’anomalies morphologiques portées par des arbres. Ce sont des structures bien délimitées, sur des arbres vivants ou dépérissant ou morts, servant d’habitats pour divers êtres vivants et incluant du bois mort (microhabitats saproxyliques) ou pas : bois mort dans les canopées, structures portées sur les branches et les troncs (mousses, lichens, nids, ..), cavités, excroissances, blessures et bois mis à nu, suintements de sève et/ou résine, champignons, … Un catalogue européen de ces dendromicrohabitats est disponible en ligne avec des schémas et une nomenclature de codes pour les décrire et un petit guide poche suisse a aussi été publié. (biblio 2 et 3)

Page du guide poche des microhabitats (Biblio3) consacrée aux dendrotelmes

Les dendrotelmes sont donc des microhabitats aquatiques, en général temporaires (susceptibles de s’assécher), dans des creux des arbres à leur base ou dans leur houppier. Les anglo-saxons les surnomment de manière bien plus transparente : water-filled tree holes, soit trous d’arbres remplis d’eau.

Au départ, il faut donc un creux assez profond, disposé plus ou moins horizontalement, et dont le fond soit suffisamment imperméable pour retenir de l’eau, soit directement de l’eau de pluie et/ou indirectement celle qui s’écoule le long des troncs pendant la pluie.

Ces creux se forment de deux manières. Les « trous de pourriture » naissent au point de cassure d’une branche ou à une coupe de tronc d’une cépée près de sa base ou une cavité creusée par un pic : l’eau est alors arrêtée par le fond étanche en bois pourrissant. Les « trous en cuvette » sont des creux naturels aux fourches des troncs : le fond est alors couvert d’écorce.

De la base au sommet

Le catalogue des microhabitats (voir ci-dessus) distingue quatre types de dendrotelmes, codés selon leur diamètre et leur position sur l’arbre : à la base ou dans le houppier

Biblio 2

En pratique, le naturaliste non grimpeur n’a accès qu’aux dendrotelmes à la base des arbres (CV 41 et CV 42) qui sont presque tous du type « trous de pourriture ». Mais, en fait, ils sont bien plus nombreux et diversifiés dans la canopée ou houppier, au-dessus de deux mètres de hauteur : là, dominent les dendrotelmes en cuvette aux bifurcations des troncs. D’où diverses métaphores utilisées par les scientifiques qui ont la chance de les approcher : « aquariums suspendus » ou « îles aquatiques dans le ciel » ! Pour les recenser sans avoir à grimper, certains chercheurs utilisent de grandes perches avec un dispositif de prise de vue au sommet et explorent ainsi les arbres depuis le sol !

Leur nombre peut varier considérablement : de 0 à plus de 50 par hectare en Europe centrale où ils sont très étudiés. Le maximum observé est de 56 trous/hectare représentant 45 litres d’eau potentiels suspendus en l’air ou à la base.

Les variations de densité tiennent à divers facteurs dont, évidemment, le climat : pour être fonctionnels, les dendrotelmes doivent être rechargés régulièrement par les pluies, seule source d’eau possible. Mais, la nature des essences intervient aussi car tous les bois ne se prêtent pas à cette rétention d’eau. Les arbres au bois compact et dur, dense, sont les plus favorables : hêtre, tilleuls, marronnier, frêne, chênes, charmes, … ; les bois plus tendres ont moins de chances de retenir l’eau (surtout les trous de pourriture) : bouleaux, ormes, platanes, aulnes, … Les saules et peupliers en sont pratiquement exempts du fait de leur bois très mou et spongieux.

Le mode de gestion via les interventions humaines influe aussi sur la formation ou au contraire l’élimination des creux aptes à devenir des dendrotelmes. Ainsi, les pratiques traditionnelles de taille des arbres en têtards (émondage chronique) ou le recépage (taillis) créent de nombreuses irrégularités et coupes très favorables. Par contre, l’exploitation intensive moderne qui élimine tout ce qui « ne produit pas » tend au contraire à les exclure. Plus les arbres sont vieux, plus des dendrotelmes auront de chance d’en développer ; or, la foresterie moderne (soi-disant) exploite de plus en plus tôt les arbres matures.

Microcosme

Une fois en place, le dendrotelme évolue. Il recueille notamment des feuilles mortes, des brindilles, des bourgeons, … qui tombent de la canopée et fonctionne de ce fait à la manière de la litière du sol sauf que, le plus souvent, tout baigne dans l’eau accumulée. Un terreau noirâtre finit par se former et tapisse le fond et les côtés du creux, complété par la décomposition du bois au fond pour les trous de pourriture.

Ce micromilieu échange avec son environnement immédiat. Outre la pluie collectée directement, il intercepte un peu de l’eau qui s’écoule le long des troncs lors des précipitations ; celle-ci a pu s’enrichir en certains composés lors de son parcours : par exemple, quand elle traverse des thalles de lichens ou des touffes de mousses épiphytes. Un dendrotelme peut même déborder et se déverser partiellement, se connectant alors éventuellement brièvement avec un autre en contrebas. Parfois, il y a un suintement quasi permanent qui s’écoule à l’ouverture et imprègne l’écorce en contrebas et génère un nouveau microhabitat sur son parcours.

Le dendrotelme reçoit aussi des substances venues de l’écorce dont des tannins par exemple sur les chênes. Avec les acides humiques issus de la décomposition de la litière, tous ces éléments chimiques tendent à colorer fortement l’eau en brunâtre et à modifier son pH. En tout cas, elle devient souvent toxique pour de nombreux organismes et agit comme un filtre sélectif au moment de sa colonisation par du vivant.

Finalement, on a, en dépit des apparences simplistes, un écosystème minuscule mais très complexe à la croisée de multiples interactions.

Habitat

Ces micro-mares constituent des milieux de vie intéressants du fait surtout de la présence d’eau : elles sont les seuls milieux aquatiques ainsi perchés (en climat tempéré ; voir les phytotelmes en introduction), sans oublier que souvent, même au sol, de tels milieux restent rares. Elles hébergent effectivement une communauté d’organismes animaux et végétaux, globalement assez pauvres en espèces, mais avec un certain nombre d’espèces très originales. ; ainsi, 50% des insectes habitant les dendrotelmes sont strictement associés à ce type de microhabitat.

On y trouve, en Europe, deux espèces de mousses strictement inféodées à ces milieux, une bonne quinzaine d’espèces d’insectes (surtout des diptères et des coléoptères), des microroganismes très variés (bactéries très nombreuses, flagellés, rotifères, tardigrades, nématodes), des microcrustacés, des vers transparents minuscules, de nombreux champignons dont des hyphomycètes filamenteux, des algues microscopiques, … De ce point de vue, les dendrotelmes représentent des micro hot spots de biodiversité même si sur un arbre donné on ne trouve jamais toutes ces espèces présentes en même temps, loin s’en faut. Nous aurons l’occasion de revenir plus en détail sur certains de ces habitants dans une autre chronique à venir.

La plupart des insectes de ces trous remplis d’eau ne les occupent que pour la partie larvaire de leur cycle. L’émergence des adultes en fin de cycle contribue à la production de biomasse dans l’écosystème forestier et va permettre la dispersion des espèces et la colonisation d’autres dendrotelmes. Celle-ci n’est pas simple compte tenu de leur présence ponctuelle et très dispersée dans l’espace ; les points d’eau au sol en sous-bois peuvent constituer des milieux sources pour repeupler ces milieux, au moins pour les espèces généralistes.

Ajoutons que des vertébrés viennent s’abreuver dans ces trous d’eau, notamment en été, et peuvent, à cette occasion, d’une part apporter des éléments supplémentaires (excréments, plumes, poils, …) et d’autre part participer incidemment à la dispersion de certains stades (œufs, formes de résistance).

Saisonnalité

Sous nos climats tempérés, on comprend aisément que ces « trous d’eau » de taille limitée dépendent très fortement des fluctuations saisonnières.

De fait, il a été démontré que les communautés qui les peuplent sont nettement dépendantes des alternances de sécheresse versus précipitations. Les épisodes de sécheresse peuvent se manifester plusieurs fois par an et donc impacter fortement l’évolution des communautés qui peuplent ces trous. Lors de ceux-ci, des larves se réfugient dans des crevasses au fond ou entrent en dormance ; des œufs résistants peuvent être produits par la génération d’adultes juste éclose.

Tout ce petit monde, s’il surmonte l’épreuve, réémerge très vite à la pluie suivante. Dans la semaine qui suit, les organismes les plus adaptés à la sécheresse, tels que tardigrades et nématodes, réapparaissent ; la plupart des larves d’insectes ne ressortent qu’au bout de huit semaines en moyenne sauf les larves de moustiques plus rapides. Mais pour que toute la communauté initiale se reconstitue, il faut souvent plusieurs mois. Autant dire qu’avec le changement climatique actuel, les scientifiques se montrent très inquiets quant à la survie à moyen terme des espèces spécialisées dans ces milieux.

Les épisodes hivernaux de gel fort peuvent prendre en glace la totalité du volume d’eau. Les formes de résistance des insectes au froid varient : les moustiques hivernent sous forme d’œufs tandis que des petits coléoptères aquatiques (Scirtidés) hivernent au stade larves qui se cachent dans des fissures. Des épisodes forts et prolongés peuvent générer une forte mortalité sans compter que les cimes défoliées subissent en plus l’action du vent.

Réseau alimentaire

Dans les forêts tempérées, ces mini-écosystèmes sont peuplés essentiellement par des insectes détritivores qui exploitent la litière de débris qui s’accumule. Les uns se nourrissent en grattant les débris (larves de Scirtidés) ; d’autres, comme les larves de tipules, broient les feuilles mortes ; les larves de moustiques se comportent en filtreurs de particules fines. De nombreux autres organismes décomposeurs complètent ce travail de fragmentation : bactéries, champignons, flagellés, acariens, vers. Plus la biomasse bactérienne est importante, plus la richesse en espèces et l’abondance augmentent.

La quantité et la qualité de détritus accumulés ont un effet général positif sur l’abondance et la richesse en espèces, corrélativement avec la taille du trou : plus celui-ci est grand, plus il aura de chances de capter des débris. Les grands trous ont aussi moins de risques de s’assécher que les trous plus petits surtout s’ils sont profonds et dans des parties ombragées de la canopée.

Curieusement, en climat tempéré, on ne connaît pas de prédateurs spécifiques qui exploiteraient ce gisement potentiel de proies : tout au plus, y a-t-il quelques larves de mouches tachinides prédatrices mais ce sont des espèces généralistes. Quelques « grands » prédateurs externes (araignées, carabes grimpeurs, oiseaux) peuvent aussi intervenir mais avec un impact limité.

Verticalité

Nous avons vu que la densité des trous augmente quand on monte dans la canopée en lien avec la multiplication des fourches et bifurcations.

L’abondance des espèces augmente s’accroît aussi quand on s’élève dans l’arbre mais, inversement, la richesse en espèces peut diminuer et la composition des communautés change. Parmi les explications possibles, on peut invoquer la diminution de taille des trous quand on s’approche de la cime, la plus forte exposition à la sécheresse et un moindre apport en détritus. Par contre, dans la cime, l’eau se réchauffe plus rapidement et on trouve des espèces au cycle de développement plus rapide.

Dans une étude dans des forêts tempérées de Nouvelle-Zélande (île du sud), on a confirmé que les assemblages d’espèces des trous vers la base différaient nettement de ceux des trous dans le houppier : sur un total de 83 espèces aquatiques pour ces deux types de trous d’eau, seules huit espèces sont communes aux deux !

Sensibilité

Bien que perchés pour la plupart, ces micro-milieux n’en sont pas moins soumis à l’influence des activités humaines. Trois éléments clés semblent les impacter plus particulièrement : les changements d’usage des terres, la fragmentation des forêts et l’intensité de la gestion forestière qui affectent autant la disponibilité en cavités (voir ci-dessus) que les ressources disponibles mais aussi les microclimats dans les canopées.

Évidemment, la pollution chimique les affecte directement dès lors qu’elle passe dans l’atmosphère et retombe avec les pluies ; les pesticides par exemple impactent fortement les populations bactériennes, un élément clé des réseaux trophiques. De ce fait, les dendrotelmes sont des indicateurs potentiels des changements environnementaux.

Inversement, ils peuvent impacter la santé humaine en fournissant des sites de reproduction potentiels à certaines espèces de moustiques vecteurs de maladies. Cette question est très connue sous les tropiques où les dendrotelmes sont des sujets d’études fréquents rien que pour cet aspect. Jusqu’à récemment, on considérait que ceci concernait peu les pays tempérés mais la situation est en train de changer à grande vitesse avec la progression de moustiques exotiques qui s’adaptent aux environnements anthropiques comme le moustique tigre. Les arbres urbains plantés abritent eux aussi des dendrotelmes, notamment les très vieux spécimens dans les parcs, et deviennent de ce fait des réservoirs potentiels pour ces néo-arrivants.

Ce survol rapide de l’écologie des dendrotelmes nous montre qu’ils sont loin de n’être que de « gentilles curiosités » : ils sont d’étonnants réservoirs de biodiversité et, bien malgré eux, des sentinelles à surveiller quant au changement global en cours.

Le Graal du naturaliste narcissique : photographier son reflet dans un dendrotelme !

Bibliographie

  1. Aquatic islands in the sky: 100 years of research on water-filled tree holes Jana S. Petermann et al.  Ecology and Evolution.2022;12:e9206.

2) Catalogue des dendromicrohabitats. Liste de référence pour les inventaires de terrain. Kraus D. et al. Integrate + Document Technique 13. Téléchargeable sur ce lien.

3) Guide de poche des dendromicrohabitats. Bütler, R. etal.  2020. Birmensdorf, Institut fédéral de recherches WSL. 59 p.

4) Les dendro-microhabitats : facteurs clés de leur occurrence dans les peuplements forestiers, impact de la gestion et relations avec la biodiversité taxonomique. L. Larrieu.Thèse de doctorat en Agrosystèmes, Ecosystèmes et Environnement 2014