Gryllus campestris

Grillon des champs mâle

15/12/2022 Dans l’imaginaire populaire, on associe souvent les paysages de campagne agricole riche en biodiversité au chant des grillons : une signature sonore bien ancrée dans notre culture et connue de tous. Le nom commun de l’espèce, grillon des champs (Gryllus campestris, field cricket en anglais), traduit bien cette étroite association avec des milieux agricoles. Mais cette espèce autrefois très commune partout connaît depuis plusieurs décennies un net déclin dans de nombreuses régions et pays, surtout dans la moitié nord de son aire de répartition. Dans certains pays (Angleterre ou Allemagne) on a même entamé des opérations de réintroduction sur des sites d’où il avait disparu. On connaît la cause majeure de ce déclin qui s’accélère : les pratiques de l’agriculture intensive qui détruisent ses habitats, les transforment, les fragmentent en ilots de plus en plus isolés. Il est donc urgent de mettre en place des programmes de conservation et de réhabilitation de ses milieux de vie (qui hébergent par ailleurs une foule d’autres espèces tout aussi menacées) pour enrayer cette spirale vers des extinctions locales. Sinon, nous allons vite nous retrouver avec des printemps silencieux sans le chant des grillons. Cela suppose de bien connaître au préalable ses exigences écologiques : définir quels habitats lui conviennent le mieux et comment ils doivent être gérés et intégrés dans la matrice des cultures.  

Deux terriers dans une pelouse sèche à fétuque bleue (herbe très dure)

Thermophile 

Un milieu idéal : le sommet de cette colline calcaire exposé au sud avec des pelouses basses semi-naturelles

Les grillons passent leur vie au sol (espèce dite géophile) dans des milieux herbacés. Il se nourrit essentiellement de plantes herbacées qu’il grignote et de petits insectes. Il a besoin de chaleur et de lumière (espèce thermophile) et recherche de ce fait des sites secs et ensoleillés, bien exposés, sur des versants sud, avec une végétation rase qui ne projette pas un ombrage conséquent. En altitude, il ne monte d’ailleurs guère au-dessus de 1000m (maximum vers 1500m) et à la faveur de versants sud bien abrités. Pour creuser ses terriers (voir ci-dessous), il préfère les sols sablonneux, filtrants de surcroît. Ces exigences réunies le cantonnent donc dans des prairies, pelouses ou landes sèches à végétation basse et clairsemée, sur des sols peu enrichis en éléments nutritifs (oligotrophes). Ce dernier critère devient problématique dans les paysages agricoles sursaturés en intrants minéraux via les épandages d’engrais qui favorisent au contraire les grandes graminées coloniales très vigoureuses. Dans les paysages d’agriculture intensive qui dominent désormais plus de la moitié du territoire, de tels milieux ne sont plus présents que sous forme de taches ponctuelles : buttes sèches avec des pelouses semi-naturelles ; prés secs sur des sols pauvres ; friches herbacées en tout début de colonisation ; talus et accotements des voies de circulation ; jachères pérennes ; …

Entrée d’un terrier avec un petit espace dégagé devant

Ce goût pour une végétation herbacée basse et clairsemée le rend par contre très vulnérable vis-à-vis des prédateurs pour qui il représente une proie intéressante vu sa taille (2-2,5cm) et sa stature massive. Cette pression explique en partie que les grillons se creusent des terriers-galeries qui s’enfoncent en biais dans le sol sur une longueur d’environ 20cm, terminés par une chambre élargie : ils utilisent leurs puissantes mandibules de type broyeur pour arracher des particules de terre et couper des racines ; ils évacuent la terre avec leurs pattes postérieures. L’entrée arrondie est souvent masquée en partie par une touffe d’herbe et le grillon ne s’éloigne que très peu de l’entrée pour aller manger ou pour chanter et s’accoupler. 

Très méfiant, le grillon ne sort qu’après avoir bien observé les alentours et le ciel

Ses plus redoutables prédateurs sont de loin des oiseaux qui chassent en vol ou depuis un poste d’affût : pie-grièche grise ou écorcheur, faucons crécerelles et crécerellettes, busards cendrés, … La huppe qui chasse à pied (voir la chronique) peut aussi localement se spécialiser sur les grillons qu’elle sait extraire de leurs terriers. 

A la moindre alerte il se précipite dans son terrier

Cycle de vie 

Jeune en août : aucune trace des ailes pour l’instant

Les grillons mâles commencent à « chanter » (il faudrait plutôt dire : lancer des cris d’appel) pour attirer les femelles dès la fin avril avec un pic en mai-juin. Chacun d’eux aménage devant l’entrée de son terrier une surface dénudée en coupant les herbes et en y déposant aussi du sable extrait du terrier : cette arène lui sert à la fois de site pour se chauffer au soleil et de plate-forme d’où il émet sa stridulation lancinante en frottant ses ailes l’une contre l’autre : tsssri, tsssri, … Elle porte jusqu’à une cinquantaine de mètres et est émise de jour, par temps chaud mais aussi en début de nuit. Pour être entendu de loin, il lui faut une végétation là encore ni trop haute ni trop dense. Les mâles défendent âprement un territoire autour du terrier et tentent ainsi d’attirer des femelles. Les accouplements ont lieu sur l’arène du terrier et les femelles vont pondre leurs œufs en les enfonçant un peu dans le sol avec leur ovipositeur (voir la chronique sur les Orthoptères). Les adultes meurent tous en cours d’été. 

Femelle : noter le long ovipositeur fin entre les deux appendices abdominaux (cerques)

Les œufs éclosent quelques semaines plus tard au cœur de l’été et donnent des juvéniles qui entament une succession de mues au cours desquelles les ailes se développent progressivement (hétérométaboles ou à métamorphoses progressives). Arrivés à l’avant-dernier stade, ils se creusent un terrier où ils entrent en hibernation. Ils se réveillent en avril-mai et terminent leur développement pour devenir adultes. 

Criquet qui vient juste de subir la dernière mue : noter les ailes encore blanches, non durcies

Bien que dotés de deux paires d’ailes bien développées (qui servent notamment d’organes stridulatoires aux mâles), les grillons ne volent pas ce qui constitue une contrainte majeure pour la dispersion des jeunes et la recherche de nouveaux territoires. Les études montrent qu’en moyenne les grillons ne s’éloignent guère de plus de 40 mètres de leur site de naissance avec, néanmoins, quelques individus qui vont jusqu’à 100 mètres. Ceci pose évidemment la question clé de la connectivité entre habitats et de la distance entre les taches d’habitats favorables.

Exuvie ou ce qui reste après la mue ; trouvé à l’entrée d’un terrier ; noter les ailes très courtes qui indiquent un stade encore très jeune

NB A la campagne, on avait l’habitude de « jouer » avec les grillons en les délogeant de leur terrier à l’aide d’une herbe raide introduite jusqu’au fond, un jeu que j’ai beaucoup pratiqué dans mon Boischaut natal. On peut utiliser cette technique avec des enfants pour qu’ils puissent observer le grillon ;  mais bien leur expliquer qu’il serait mieux pour les grillons de ne pas en abuser car si ça ne leur fait pas de mal, ça doit bien les stresser et les perturber. Belle occasion de leur inculquer la notion d’égard envers les vivants : demander symboliquement « l’autorisation » au grillon avant d’introduire l’herbe et prendre en compte la perturbation qu’on leur inflige. Encore mieux : s’asseoir à proximité, et attendre patiemment sans bouger en silence que le maître chanteur sorte de son terrier et se mette à striduler : un spectacle inoubliable et respectueux du grillon.

Géométrie des taches 

Petite tache d’habitat favorable : une pelouse sèche adossée à un bois (inhospitalier pour le grillon des champs) et des cultures intensives

Une étude approfondie a été menée en Suisse centrale dans une région dominée par l’agriculture intensive (maïs et prairies artificielles) au sein de laquelle un réseau de zones de compensation écologique a été mis en place dans le cadre d’un programme agroenvironnemental visant à restaurer la biodiversité locale. Parmi ces zones de compensation, gérées de manière extensive, et dispersées dans la matrice de grandes cultures en taches ponctuelles, certaines correspondent à des milieux potentiellement utilisables par les grillons des champs et ont donc fait l’objet d’un suivi à sept ans d’écart. Deux grands types de facteurs pour expliquer l’occupation ou pas de ces taches d’habitat par les grillons : la géométrie des taches et la qualité des habitats.  

Des taches dispersées dans une matrice agricole : ici, un scénario très favorable car les taches favorables sont étendues

La superficie semble capitale : la probabilité de présence des grillons augmente sensiblement depuis les très petites taches jusqu’à environ 0,5hectare où elle atteint 65% ; ensuite, cette probabilité croît plus ou moins vite selon la qualité du milieu. Cette surface minimale doit permettre l’installation d’une population suffisamment dense pour se maintenir durablement et éviter les évènements d’extinction locale. Il faut donc conserver ou créer dans les paysages agricoles des surfaces habitables d’une surface minimale de 0,5 hectares et plus chaque fois que c’est possible. 

Prés favorables entre des cultures ; le chemin au centre peut servir de corridor de circulation

L’isolement relatif des taches les unes par rapport aux autres joue aussi un rôle important : plus la distance à la tache d’habitat favorable la plus proche est basse, plus la probabilité de présence est forte ; les taches très isolées, loin des autres, sont très peu ou pas occupées. Si une tache très isolée vient à perdre sa population installée (extinction), elle aura très peu de chances d’être recolonisée par des individus venant de taches périphériques occupées. La mobilité réduite du grillon champêtre, espèce non volante (voir ci-dessus), explique facilement cet effet. Pour surmonter cette contrainte sur la dispersion, on peut soit multiplier les taches favorables de manière à les rapprocher ou bien les relier les unes aux autres par des bandes-corridors facilitant la circulation des individus. En effet, pour que des échanges aient lieu entre taches, il faut non seulement qu’elles soient proches mais qu’en plus ces insectes puissent se déplacer en sécurité et trouver de la nourriture pendant leurs déplacements. Ainsi entre 2002 et 2008, sur la zone d’étude, la probabilité d’occupation des taches a nettement augmenté alors que la surface totale des zones de compensation n’a pas changé ; par contre leur interconnexion écologique est passée de 55 à 83%.

Qualité des milieux 

Pré sec sur arène granitique au sol pauvre où ne prospèrent que les carottes sauvages : un milieu favorable

Parmi les habitats les plus colonisés par les grillons, deux se détachent nettement : les prairies gérées de manière extensive (pas d’amendements donc pas d’enrichissement des sols) ou des prairies utilisées classiquement mais à basse intensité. Ils privilégient les prés avec une végétation basse et clairsemée (avec des taches de sol nu) sur des sols secs où dominent trois espèces herbacées : le pâturin des prés, le vulpin des prés et la laîche hérissée. Or, on sait que ces espèces végétales, tout particulièrement le pâturin des prés, signent des sols carencés en manganèse qui défavorisent les espèces à forte croissance et dominantes. On retrouve là les exigences microclimatiques du grillon, chaleur et ensoleillement, indispensables autant pour le développement des embryons dans les œufs et des jeunes que pour l’activité des adultes en période de reproduction. Les plages de sol nu facilitent aussi le creusement de terriers en limitant la densité de racines dans le sol. Donc si on veut favoriser la présence des grillons, il ne suffit pas de conserver ou recréer des taches herbeuses quelconques, mais de sélectionner des sites secs avec une végétation clairsemée et de cesser les apports d’intrants. 

Des bandes herbeuses sur talus au milieu des cultures peuvent abriter des populations et a minima servir de couloirs de circulation

Une étude polonaise a mis en évidence l’importance d’un autre facteur : le pâturage par du bétail qui entretient un couvert herbacé bas et favorise par le piétinement la formation de plages dénudées. La densité des grillons est six fois supérieure dans les habitats pâturés par des vaches et des chevaux que dans des prés de fauche adjacents. Cependant, cet effet ne doit rester positif que si la charge animale à l’hectare reste limitée car, globalement, on sait que le pâturage génère beaucoup d’impacts négatifs sur la faune des insectes des prairies. De plus, dans de nombreuses zones d’agriculture intensive, il n’y a plus de bétail pour assurer une telle gestion.  

Pré sec pâturé avec en plus des pointements rocheux : un milieu idéal sur une pente orientée plein sud

Il existe donc des solutions assez simples à mettre en œuvre si on veut conserver dans nos campagnes la présence de cette espèce iconique, marqueur sonore culturel irremplaçable : tout ceci suppose un peu de bonne volonté et d’accepter de « céder » (moyennant compensation qui plus est) un minimum de surface laissée à l’épanouissement du vivant, en gardant aussi à l’esprit que de tels milieux jouent en retour un rôle significatif dans la protection des cultures contre les ravageurs (service écosystémique). Nous devons bien cet égard minimal à la biodiversité ordinaire que nous avons trop exclue, sachant que, même ainsi, nous restons encore très loin d’une prise en compte globale et entière de la biodiversité. Seule la conversion en agroécologie respectueuse des interactions avec le vivant de l’ensemble des terres cultivées constitue une vraie réponse à cette tragédie du crash de la biodiversité des insectes (voir la chronique). 

Bibliographie 

Habitat Quality and Geometry Affect Patch Occupancy of Two Orthopteran Species Gilberto Pasinelli et al. PLOS ONE  2013 Volume 8 Issue 5  e65850 

La mise en réseau des surfaces écologiques favorise les sauterelles Martin Duss et al. Recherche Agronomique Suisse 3 (1): 4–11, 2012 

Ecology of the field cricket (Gryllidae: Orthoptera) in farmland: the importance of livestock grazing Monika GAWAŁEK et al. 2014 NORTH-WESTERN JOURNAL OF ZOOLOGY 10 (2): 325-332