Une ressource infinie et universelle

09/03/2022 En tête des déchets parmi les plus rejetés dans la nature figurent les mégots de cigarette. Même si cela ne saute pas aux yeux, ils font partie des déchets plastiques car les filtres sont composés d’acétate de cellulose, une fibre synthétique, et de ce fait ont une durée de vie très longue. En milieu urbain, ils sont encore plus présents et souvent concentrés en certains lieux de « stationnement » des fumeurs. Pas étonnant donc que divers passereaux urbains s’intéressent à cette ressource hyper abondante comme matériau pour tapisser le fond de leurs nids : ils déchirent le papier et récupèrent le filtre en cellulose. Dès les années 1970, ce comportement était observé chez des moineaux domestiques et on évoquait même le risque qu’ils ne provoquent des incendies en transportant des mégots encore « en vie » !  Ce comportement est devenu au fil des décennies très répandu et prédominant dans certaines populations urbaines d’oiseaux. Or, les mégots sont des bombes chimiques truffées de substances chimiques toxiques. Alors pourquoi ces oiseaux incorporent-ils ces filtres dans leurs nids et avec quels effets sur leur succès reproducteur ? 

Hyper fléau 

Avant d’entrer dans le vif du sujet, distillons quelques infos générales sur les mégots en tant que déchets plastiques, histoire de sensibiliser à ce redoutable fléau sous-estimé et méconnu. Rappelons qu’avant de devenir mégot, une cigarette qui se consume dégage une fumée classée comme l’un des polluants les plus atmosphériques les plus dangereux au monde : 3 cigarettes polluent plus qu’un moteur de voiture tournant au ralenti pendant 30 minutes ! La matrice de cellulose des filtres est traitée au dioxyde de titane (colorant blanc E217 connu comme cancérigène potentiel). La combustion libère des milliers de substances chimiques (jusqu’à 7000 !) dont une partie se concentre dans le filtre et parmi elles plus de cinquante réputées comme très toxiques : ammoniac, benzène, cadmium, plomb, mercure, cyanure, formaldéhyde (formol), goudrons, arsenic, pesticides utilisés dans la culture du tabac, … sans oublier le plus connu d’entre eux, la nicotine, un puissant alcaloïde d’origine végétale. 

Or, un grand nombre de ces mégots atterrissent dans l’environnement via les comportements irresponsables des fumeurs avec le geste auguste (et considéré comme « viril » !) du « jet de mégot » d’une pichenette des doigts ! On estime que 4300 milliards de mégots sont jetés et dispersés chaque année sur la planète ! Ils représentent 680 000 tonnes de déchets dont la plus grande partie finit par rejoindre les océans via les réseaux hydrographiques terrestres ; pour la France, les chiffres sont de 20 à 25 000 tonnes/an. Selon une étude de la Commission européenne, les mégots sont le déchet plastique le plus retrouvé sur les plages européennes, juste après les bouteilles en plastique. En 2017, l’association SurfRider identifiait les mégots comme les principaux déchets retrouvés dans l’environnement, qu’il s’agisse des plages, des fonds marins, des rivières ou des lacs (ref 1). Les villes sont des hot spots pour les mégots : à Paris, 2 milliards (soit 350 tonnes) sont ramassés chaque année (et le reste finit dans la Seine et les égoûts !). Autrement dit, pour les oiseaux urbains, les mégots de cigarettes sont une ressource inépuisable, abondante et durable (dix ans pour se dégrader) pour peu qu’ils leur trouvent une utilité. 

Usages 

Deux grands types d’usages sont documentés dans la bibliographie : soit les mégots sont incorporés dans les parois du nid, soit comme revêtement au fond du nid au même titre que les plumes, poils ou feuilles sèches ajoutées comme revêtement douillet. 

Le premier cas, peu répandu semble-t-il, a été observé chez les grives musiciennes de Nouvelle-Zélande où cette espèce a été introduite à la fin du 19ème siècle par les colons anglais depuis l’Europe. Cette espèce bâtit des nids en forme de coupe avec des herbes, des tiges et de la mousse ; mais, la coupe interne est ensuite tapissée d’un mortier lissé brun clair à base de boue mélangée avec des débris de bois mort. Sur les nids observés, les mégots se retrouvent incorporés dans cet enduit et sont pratiquement indiscernables à l’œil humain. Mais comme les oiseaux ont un système visuel très différent du nôtre, on a vérifié que « vu par des yeux de grive », ces mégots enfouis restent aussi peu visibles : donc, ils ne servent pas de signaux visuels destinés par exemple à attirer une partenaire. Ceci suggère que les grives les utilisent de manière opportuniste parce que ces matériaux sont disponibles. Mais on peut supposer qu’ils puissent avoir incidemment plusieurs rôles : repousser des prédateurs sensibles à cette odeur ; isoler les parois du nid et améliorer la régulation thermique à l’intérieur où sont déposés les œufs et où naissent les poussins nus (nidicoles). Autant d’hypothèses qui restent à tester expérimentalement ! 

Mâle de Roselin familier

L’autre usage bien plus répandu a été étudié de manière approfondie sur le campus de l’université de Mexico sur deux passereaux urbains. L’un deux, bien connu chez nous, est le moineau domestique (voir la chronique), introduit au milieu du 19ème siècle aux USA et qui s’est propagé depuis sur tout le continent nord-américain jusqu’au Mexique. L’autre est un des passereaux les plus communs en Amérique du nord, le roselin familier (House Finch), un proche parent des chardonnerets, verdiers et serins. Comme le moineau domestique, il peuple essentiellement les zones habitées jusque dans les villes où il peut nicher dans les grands buildings. Sur le site d’étude de Mexico où les deux espèces cohabitent, le nombre moyen de filtres incorporés au fond des nids se situe en moyenne autour de 8 par nid mais peut aller d’aucun à … 38 ; chez le roselin familier, la moyenne est de 10 avec un maximum de 48 ! Bref, deux belles espèces modèles faciles à observer avec des nids accessibles au plus près des chercheurs sur leur lieu de travail ! 

Nid de Roselin chargé de mégots (extrait de la page Facebook de l’émission La Terre au carré)

Répulsifs 

Le tabac est une Solanacée riche en nicotine

Dans le cocktail de composants des mégots, la nicotine retient tout particulièrement l’attention des ornithologues ; en effet, cet alcaloïde fabriqué par le tabac (la plante) a pour fonction chez celui-ci de repousser les insectes herbivores (dont des chenilles) qui chercheraient à consommer ses feuilles. La nicotine est effectivement un poison insecticide très violent. D’ailleurs, des jardiniers préconisent de pulvériser des macérations de mégots de cigarettes sur des plantes pour éloigner les pucerons (en oubliant qu’ils pulvérisent ainsi une foule d’autres substances très toxiques !). D’où l’hypothèse que l’incorporation de mégots dans le fond du nid serait un moyen d’éliminer ou de repousser les insectes parasites qui y résident. 

Mâle de moineau domestique devant le nichoir qu’il occupe

On a une image populaire des nids de passereaux comme des lieux propres bien entretenus par les parents ; dans les faits, ils hébergent pourtant des populations importantes d’invertébrés suceurs de sang, des parasites externes tels que tiques, acariens ou asticots de mouches (voir l’exemple de la mésange bleue). Or, ces parasites, par leurs prélèvements directs de sang et par les risques de transmission de parasites microscopiques internes, affaiblissent les poussins des nichées. Ceux-ci naissent nus et fragiles et doivent grandir très rapidement : toute charge de parasites affecte donc leur croissance et leur survie.

Face à ce problème qui touche tout particulièrement les espèces nichant des nids fermés (comme ceux des moineaux) ou dans des cavités, certaines espèces de passereaux ont développé des comportements d’automédication : ils introduisent dans le nid des fragments de végétaux frais aromatiques qui libèrent des substances volatiles connues pour leurs propriétés médicinales. Ainsi chez les mésanges bleues de Corse (voir la chronique), des végétaux aromatiques prélevés dans la garrigue (lavande, inule visqueuse,  ..) exercent une action-bactérienne sur la peau nue des poussins affaiblis par les attaques des mouches. On peut donc penser que les moineaux et les roselins vivant en milieu urbain où de telles ressources végétales ne sont pas forcément présentes exploiteraient les mégots de cigarettes comme substitut de protection.  

Première vérification : les mégots agissent-ils vraiment sur les parasites majeurs des moineaux et roselins, des acariens. Les chercheurs introduisent dans des nichoirs occupés par des nichées récemment écloses des petites sources thermiques qui attirent ces acariens (attirés par la chaleur assimilée à une présence animale) avec un dispositif adhésif qui les piège. On laisse ce piège 20 minutes et on compte les parasites piégés ; sur une partie des pièges, on installe un mégot de cigarette fumée et sur d’autres un filtre de cigarette intact. Les premiers attirent nettement moins de parasites que les seconds ce qui confirme l’effet répulsif a minima des mégots de cigarettes fumées. Cet effet répulsif provient sans doute de la nicotine mais peut-être aussi de diverses autres substances contenues dans les mégots.

Bon plan ?

Mais pour démontrer qu’il s’agit réellement d’une forme d’automédication, il faudrait prouver que ces mégots sont délibérément collectés (choisis) et que leur présence au final améliore le succès reproductif de ces oiseaux. 

Pour répondre au second point, les chercheurs se sont concentrés sur le roselin familier. Les poussins qui naissent nus ont leur peau directement en contact avec les mégots installés au fond du nid. En suivant leur évolution pendant l’élevage en fonction de la quantité de filtres usagés déposés dans le nid, les chercheurs constatent qu’il y a une corrélation positive avec la prise de poids : plus il y a de mégots, plus ils grandissent vite. Or, on sait que chez les espèces à jeunes nidicoles (qui naissent nus et incomplètement formés), le poids atteint au moment de l’envol est un indicateur des chances de survie ultérieures après l’envol ; plus ils grandissent vite, meilleures sont leurs chances de survie à moyen terme. Ainsi, les mégots, probablement en éloignant une partie des parasites, amélioreraient la santé des poussins. 

Gros nid de paille du moineau domestique

Il se peut que les femelles en bénéficient aussi. En effet, chez cette espèce, la construction du nid et l’incubation des œufs incombent entièrement aux femelles. Elles manipulent donc les mégots pour les incorporer et ensuite vont passer près de deux semaines posées sur le fond du nid ; or, comme chez de nombreux passereaux, elles développent à cette période une large plaque de peau nue richement vascularisée sous le ventre (plaque incubatrice) qui permet de mieux chauffer les œufs. Leur peau se trouve donc en contact direct avec les mégots au fond du nid. On sait que des femelles peuvent abandonner des pontes en cours d’incubation si leur nid est trop infesté. 

Des prélèvements sanguins sur les poussins âgés de 15 jours montrent que plus leur nid est riche en filtres usagés, plus ils ont une réponse immunitaire forte, un signe de bonne santé. Cet effet peut n’être que la conséquence de la baisse de charge de parasites induite par les mégots ; mais, chez les étourneaux sansonnets qui incorporent des végétaux verts « médicinaux » dans leurs nids, on a montré que ceux-ci induisent une forte réponse immunitaire sans doute via les substances chimiques qu’ils libèrent. On peut donc aussi penser que la nicotine étant une molécule végétale, elle ait des effets du même ordre. 

Jusqu’ici donc tout semble tout bénéfice pour les utilisateurs de mégots au moins à court terme.

Revers de la médaille 

Compte tenu de la composition chimique assez édifiante des mégots, il vient tout de suite à l’esprit qu’ils pourraient tout autant, en même temps, avoir d’autres effets, négatifs cette fois, sur la santé des poussins et des adultes en contact prolongé avec eux. 

Pour le savoir, les chercheurs se sont servis des prélèvements sanguins sur les poussins de roselin familier pour y chercher des traces de ce qu’on appelle des dommages génotoxiques sur les globules rouges du sang. On parle de tels dommages quand l’introduction d’un agent chimique porteur de radicaux oxygénés peut induire des cassures dans les chaînes d’ADN lors des divisions cellulaires (mitoses) ; ils peuvent conduire, selon leur intensité et les organes concernés, à des effets mutagènes pouvant déboucher sur des cancers (effets carcinogènes). Ces dégâts occasionnés sur l’ADN se manifestent par l’apparition de cellules (ici, des globules rouges du sang qui se renouvellent sans cesse) avec des anomalies du noyau : présence d’un ou plusieurs micronoyaux en plus du noyau principal ou deux noyaux reliés entre eux. Ainsi, en comptant les globules rouges porteurs de ces anomalies on peut évaluer le taux de génotoxicité induit par le contact avec une substance toxique. 

Plus il y a de mégots dans les nids, plus les jeunes présentes des dommages génotoxiques sur leurs globules rouges ; les niveaux trouvés sont bien plus élevés que la normale et dépassent nettement les mesures effectuées dans une autre étude sur des goélands soumis à la pollution urbaine pourtant bien plus grands et vivant plus longtemps. On a aussi montré que des poissons exposés à des mégots dans leur eau d’aquarium présentaient une mortalité accrue. Ces effets qui entrent dans ce qu’on appelle le stress oxydatif connu pour réduire la longévité. Ces oiseaux soumis à un tel stress (ici, l’exposition à un toxique) épuisent leur stock d’antioxydants pour lutter ce qui diminue ultérieurement leur capacité à affronter de nouvelles situations de stress. Tout laisse donc à penser que, s’ils sont bénéfiques d’un côté en réduisant la charge parasitaire, les mégots s’avèrent dangereux pour la santé à moyen terme ce qui contrebalance sérieusement les effets positifs. 

Mâles versus femelles

Pour y voir plus clair, les chercheurs ont étendu leurs analyses aux adultes et aux deux espèces, le moineau domestique et le roselin familier. En effet, les mœurs reproductrices des deux espèces diffèrent nettement. Contrairement à ce qui se passe chez les roselins (voir ci-dessus) qu’ils côtoient dans le même environnement, les moineaux partagent plus fortement les tâches reproductrices : les deux sexes choisissent le site de nid, bâtissent le nid, incubent les œufs (la femelle un peu plus que le mâle) et nourrissent les jeunes (le mâle un peu plus). Ainsi, chez les moineaux, de facto, l’exposition aux substances toxiques des mégots est partagée presque également entre les deux sexes versus des femelles surexposées chez les roselins. 

Couple de moineaux domestiques en ville

Les résultats des analyses sanguines sur les adultes confirment superbement ces différences comportementales. Chez les roselins, les femelles présentent un taux de dommages génotoxiques sur leurs globules rouges corrélé avec la quantité de mégots dans leur nid alors que, sur la même période, les mâles associés présentent peu de dommages et avec une intensité indépendante du nombre de mégots. Chez les moineaux domestiques, par contre, les dommages restent réduits dans les deux sexes en début et en fin de reproduction et chez les femelles leur intensité n’est pas liée à la quantité de mégots. Et pourtant les proportions de mégots incorporés dans les nids sont équivalentes chez les deux espèces. On peut invoquer que le moineau domestique a une histoire urbaine beaucoup plus ancienne que le roselin (qui a adopté plus récemment les milieux urbains) et serait de fait plus habitué aux polluants. On sait que certaines espèces urbaines s’adaptent en développant des activités enzymatiques réparatrices des dégâts causés à l’ADN.

On ne connait pas ici les conséquences à long terme mais on peut supposer une baisse de longévité ce qui impacte le succès reproductif. Il n’est pas sûr que compte tenu de la durée de vie brève (en moyenne) de ces oiseaux, les dégâts génotoxiques puissent déboucher sur le développement de mutations transmises et de cancers. En dépit de cette balance qui pencherait vers le négatif, la théorie des histoires de vie prédit malgré tout que ce comportement a toutes les chances d’être sélectionné positivement car il son versant positif se manifeste en début de développement des jeunes  et finalement il y aurait plus de jeunes à l’envol ; les effets négatifs se manifesteraient surtout après. 

Cette histoire permet en tout cas de casser un argument fallacieux que d’aucuns seraient tentés d’avancer comme justificatif à leur laxisme « les mégots dans la nature, ça sert aux oiseaux » ; outre la pollution redoutable induite en milieu aquatique, cet exemple montre que, même s’ils sont utilisés (ce qu’on pourrait retenir comme une « bonne » chose !), ils s’avèrent dangereux à moyen terme. Alors, chers fumeurs(euses), quand arrêterez-vous de jeter avec autant d’insouciance vos mégots dans la nature ? 

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Bibliographie

Fumer tue. Jeter un mégot pollue ; en 4 points. Ministère de la Transition Ecologique. (ref1)

THE ROLE OF BIRD MANAGEMENT IN FIRE PROTECTION (1970). Schneider, David E. and Fall, Michael W.,Bird Control Seminars Proceedings. 194. 

Cigarette butts form a perceptually cryptic component of song thrush (Turdus philomelos) nests. BRANISLAV IGIC et al. Notornis, 2009, Vol. 56: 134-138 

Incorporation of cigarette butts into nests reduces nest ectoparasite load in urban birds: new ingredients for an old recipe? Suarez-Rodriguez M, Lopez-Rull I, Macias Garcia C. 2013 Biol Lett 9: 20120931. 

There is no such a thing as a free cigarette; lining nests with discarded butts brings short-term benefits, but causes toxic damage M. SUAREZ-RODRIGUEZ & C. MACIAS GARCIA J. EVOL. BIOL. 27 (2014) 2719–2726

Anthropogenic Nest Materials May Increase Breeding Costs for Urban Birds Monserrat Suárez-Rodríguez, Regina D. Montero-Montoya and Constantino Macías Garcia Frontiers in Ecology and Evolution 2017 ; Vol. 5 ; Article 4