Euplagia quadripunctaria

23/11/22 Peu de papillons de nuit  (voir le paragraphe 3) sont aussi faciles à identifier au premier coup d’œil que l’écaille chinée et se laissent observer et photographier aussi facilement que cette espèce commune et de belle taille (4,5 à 5,5cm d’envergure). On l’observe notamment beaucoup en plein été sur les grandes vivaces fleuries offrant des inflorescences faciles d’accès : sa plante favorite pour se nourrir de nectar est l’eupatoire chanvrine à laquelle nous venons de consacrer une chronique. Ce papillon est aussi à l’origine d’un spectacle extraordinaire unique en son genre sur l’île de Rhodes dans la mer Egée, tout près des côtes de la Turquie : la Vallée des Papillons, lieu de rassemblement estival de centaines de milliers d’écailles chinées, devenue site de renommée mondiale visité par plus de 300 000 touristes par an ; un spectacle à la hauteur de celui, encore plus médiatisé, des monarques nord-américains qui se rassemblent sur une vingtaine d’hectares dans une forêt de conifères de la Sierra Nevada mexicaine.

Papillon-tigre 

Ailes à peine entrouvertes (sur eupatoire chanvrine)

Les anglo-saxons la surnomment, ainsi que d’autres espèces proches, tiger-moth, i.e. « papillon de nuit-tigre ». Effectivement, ce surnom lui va bien avec ses ailes antérieures de couleur crème rayées de larges bandes noires obliques avec de légères irisations bleu vert selon la lumière ; quelques taches noires et orangées complètent ce motif très contrasté et unique en son genre. Comme au repos, elle replie des ailes antérieures à plat par-dessus les postérieures, on ne voit qu’elles et le thorax lui aussi marqué de trois rayures noires en long et la tête avec les deux gros yeux et les fines antennes, noirs eux aussi. 

Mais dès qu’elle entrouvre ses ailes antérieures, soit brusquement quand elle s’envole ou plus doucement quand elle est occupée à butiner et qu’elle a besoin de s’équilibrer, on découvre le flash coloré vif des deux ailes postérieures le plus souvent rouge écarlate marquées de quatre grosse taches noires (d’où son épithète latine de quadripunctaria). La combinaison jaune clair, noir et rouge lui a valu en Allemand le surnom de « drapeau espagnol ».

Par contre, quand on peut la voir par dessous, comme quand elle se pose sur une vitre, on découvre que les deux paires d’ailes sont teintées de rouge orangé sur toute leur surface avec des marques blanches et noires sous les antérieures. C’est aussi l’occasion de voir le reste du corps : le corps d’une teinte crème terne avec trois rangées longitudinales de petits points noirs sur les segments de l’abdomen. Le dessus de l’abdomen porte aussi ce motif de points noirs mais avec une teinte orangée assez vive. Bref, au final, on a un papillon pour le moins bigarré et très voyant, notamment en vol quand ses ailes postérieures entrent en scène. Cependant, en position de repos sur certains supports non-fleurs, le motif de rayures peut devenir une forme de camouflage, notamment en jouant avec les ombres et lumières. 

Avertissement 

Ces couleurs vives peuvent laisser perplexe surtout quand on voit la relative passivité de ce papillon qui se laisse facilement approcher quand il butine : on se dit que ce doit être une proie facile pour les oiseaux insectivores. En fait, comme chez la plupart des autres membres de sa sous-famille, les Ecailles ou Arctiinées, ces couleurs vives servent d’avertissement envers les prédateurs en signalant la toxicité potentielle ou a minima le goût répulsif du papillon via la présence de substances toxiques stockées dans le corps. C’est le principe de la protection aposématique ( de apo, repousser et sêma, signal ; voir l’exemple des punaises rouges et noires) basée sur l’apprentissage des prédateurs à éviter ces proies après des essais malencontreux de la part d’individus « naïfs ». Certaines espèces d’écailles vont plus loin encore en récupérant des substances toxiques lors de la consommation des plantes hôtes par les chenilles et en les accumulant, un moyen de défense appelé pharmacophagie qui est transmis aux œufs lors de la ponte : c’est le cas de l’écaille du séneçon jacobée ou goutte-de-sang, elle aussi avec des couleurs très vives noires et rouges. 

Normalement, ces espèces aposématiques arborent des motifs colorés très uniformes au sein de leurs populations ce qui facilite l’apprentissage de la part des prédateurs potentiels. La pression de sélection favorise logiquement cette stabilité du signal. Or, l’écaille chinée fait figure d’exception car la coloration de ses ailes postérieures montre des variations importantes avec différentes formes colorées (polymorphisme) : si beaucoup sont rouge vif, d’autres sont jaunes (forme lutescens) ou oranges. Souvent ces « autres » couleurs ne se retrouvent que dans certaines populations en marge de l’aire de répartition principale de l’espèce. Ce polymorphisme relatif est contrôlé par deux gènes non liés, chacun ayant une paire de variants ou allèles et qui interagissent entre eux (épistasie). 

Une autre espèce aux vives couleurs aposématiques : l’écaille fermière

Papillon de nuit ? 

Nous avons vu que les anglais la qualifient de « moth », nom réservé aux papillons de nuit ; or, cette espèce s’observe très couramment de jour ; mais, effectivement, elle s’active aussi de nuit et vient d’ailleurs vers les lumières. En fait, cette appellation de papillon de nuit correspond à l’ancienne classification des papillons dans laquelle on opposait deux grands groupes, Rhopalocères et Hétérocères, sur la base du critère morphologique de la forme des antennes : les premiers ont des antennes en massue (rhopalon, massue et keros, corne) alors que les seconds ont des antennes non en massue, filiformes ou plumeuses le plus souvent. Il se trouve que les Rhopalocères sont tous diurnes et ont donc été surnommés papillons de jour. Comme un bon nombre d’hétérocères sont nocturnes, on en a fait par opposition le groupe des papillons de nuit … sauf que plusieurs familles ou espèces au sein de ce vaste groupe sont parfaitement ou partiellement diurnes comme les zygènes par exemple. Mais, en fait, cette dichotomie factuelle ne correspond pas à une divergence évolutive réelle et la classification des papillons fait apparaître bien plus que deux grandes lignées. L’usage fait que l’on a conservé ce dualisme grossier et qu’il a même percolé dans certaines langues avec le terme spécifique de moth (versus butterfly pour ceux de jour) cher aux anglais. 

Pour autant, on peut quand même repérer facilement que l’écaille chinée n’est pas un rhopalocère à deux détails : ses antennes fines sans massue terminale et sa manière de replier ses ailes à plat au-dessus du dos et non pas à la verticale comme le font les papillons de jour. Notons que la plupart des autres espèces d’écailles sont plutôt nocturnes. 

Cycle 

Les adultes (imagos) volent de fin juin à septembre avec une seule génération annuelle (espèce univoltine). Ils butinent activement les plantes fleuries en plein soleil : outre les eupatoires mentionnées ci-dessus, ils affectionnent les origans ou marjolaines, les panicauts champêtres, les grandes épilobes, les buddleias en ville, … Par temps couvert et humide, ils restent cachés dans la végétation ou posés sur un tronc de jour.

L’eupatoire chanvrine, la plante la plus appréciée

Ces papillons vivent plusieurs mois et les accouplements ont lieu en juillet suivis de la ponte en août. Les œufs sont déposés sous les feuilles des plantes hôtes des futures chenilles à venir (éclosion en deux semaines environ). Cette espèce se montre extrêmement éclectique dans ses choix (polyphage) et la liste des plantes-hôtes est sans doute loin d’être complète avec des plantes herbacées (sauge des prés, séneçon de Fuchs (montagne) ; grande ortie ; pimprenelle ; vipérine ; pissenlit ; plantains ; lamier blanc ; divers épilobes ; …) et ligneuses (noisetier, genêts, chèvrefeuilles, …). 

Chenille d’écaille chinée (Cliché Leyo, C.C. 3-0)

Peu de temps après leur éclosion, alors qu’elles ont à peine commencé à grandir, les jeunes chenilles entrent en hibernation : elles descendent vers le sol et se cachent au milieu des feuilles mortes à la base des plantes-hôtes. Au printemps, elles se réveillent et reprennent leur croissance mise en berne. Il semble qu’en automne, elles se nourrissent surtout sur des plantes herbacées basses alors qu’au printemps, après l’hivernage, elles s’installent plutôt sur des arbres ou arbustes. 

Ces chenilles, qui atteignent presque 5cm de long en fin de développement, ont le corps couvert de verrues brun rouge, surmontées chacune d’une touffe de poils raides clairs de longueurs inégales : ceci leur donne un aspect hérissé typique des chenilles de ce groupe des écailles ; on les surnomme globalement des « oursonnes » d’où le nom générique de la sous-famille arctiinés dérivé de arctos, ours. Sombres avec une ligne dorsale plus claire, une tête noire, des pattes brun clair, elles portent une rangée latérale de taches blanches. Elle se transforme vers la fin mai en une chrysalide enveloppée dans un cocon lâche qui un mois plus tard environ va éclore et libérer un adulte. 

Indicateur climatique ? 

L’écaille chinée fréquente une large gamme de milieux jusque dans les zones urbanisées : pelouses sèches avec des buissons épars, lisières chaudes buissonnantes, formation de grandes herbes, vignobles riches en fleurs, terrains vagues, jardins « nature », dunes côtières, … Globalement, cette espèce se montre sensible à la chaleur (thermophile) et est bien plus abondante dans la moitié sud du pays ; plus on monte vers le nord, plus elle se cantonne dans des sites abrités et chauds. Répartie de la côte jusqu’à 1500m d’altitude, elle occupe une vaste aire allant de l’Europe à l’Asie mineure et dans le bassin méditerranéen ; dans le nord et l’est de l’Europe, elle est nettement localisée et devient une espèce rare souvent prise come indicatrice de qualité environnementale et y faisant l’objet de programmes de conservation comme en Pologne par exemple. 

Cette répartition ainsi décrite correspond à la situation qui prévalait jusqu’à peu car avec la crise climatique en cours, il semble bien que l’écaille chinée y tire son épingle du jeu et en profite pour étendre son aire de répartition vers le nord. La situation récente en Grande-Bretagne est symbolique à cet égard. Jusque dans les années 80/90, l’écaille chinée était localisée dans les îles du Channel (d’où son nom spécifique de Jersey tiger moth) et le sud du Devon ; elle était considérée comme une espèce très rare. Au cours des dernières décennies, on l’a vu apparaître dans le Dorset, sur l’île de Wight, en Cornouaille, … on la voit de plus en plus souvent autour du sud de Londres ; des colonies reproductrices s’installent çà et là. Cette expansion semble même s’accélérer très récemment : en 2019 un afflux massif d’adultes migrant depuis Jersey fut observé dans le sud-est du pays ; en 2020, on a trouvé des chenilles nées d’œufs pondus à l’occasion de cette vague migratrice et ayant hiberné en Cornouaille ; un grand nombre d’adultes ont été contactés dans le sud-Est. Cet exemple illustre un trait propre à cette espèce : sa capacité de migrer, parfois en masse, à des distances relativement courtes (voir ci-dessous le cas de Rhodes). 

Cependant, il n’est pas sûr que la même crise climatique ne lui pose pas par ailleurs quelques problèmes de survie. Ainsi, en Autriche, entre 2015 et 2019 des spéléologues ont découvert à au moins 6 reprises, en plein été, des écailles chinées réfugiées dans des grottes alors qu’auparavant cette espèce n’y avait jamais été observée. De même en France on a noté que par temps très chaud, les adultes se réfugient vers des sites variés plus frais dont des entrées de grottes. Ceci signifierait que l’espèce, qui demande au stade adulte un certain niveau d’humidité relative, souffre des canicules à répétition ; peut-être l’espèce va abandonner ses bastions méridionaux pour remonter vers le nord désormais devenu plus clément pour elle ? 

Petaloudes 

En grec, ce mot désigne les papillons la fameuse Vallée des Papillons évoquée en introduction. Ce site se trouve dans le nord de l’île de Rhodes et se présente comme un vallon encaissé au microclimat frais en été où l’on trouve par ailleurs une petite population de copalme d’Orient, un arbre très rare, endémique de Turquie sud-occidentale. Là, chaque été, on assiste à une incroyable concentration d’écailles chinées qui se posent par milliers, côte à côte, sur les troncs d’arbres qu’elles recouvrent entièrement. Ces papillons arrivent à partir de la fin juin et migrent depuis les secteurs environnants du nord de l’île. Là, les adultes séjournent au frais, loin des chaleurs écrasantes et desséchantes, et s’accouplent. En septembre, les femelles fécondées quittent le site et vont pondre à l’extérieur de la vallée.

Rassemblement d’écailles dans la Vallée des Papillons (Cliché Karelj, C.C. 3-0)

Le site connu depuis longtemps pour ce spectacle stupéfiant a été victime de son succès touristique avec le piétinement et surtout les dérangements réitérés de la part des touristes qui provoquent l’envol des papillons posés pour le spectacle. Mais d’autres causes ont été détectées en dehors de la Vallée, là où les papillons pondent et où se développent les chenilles : pâturage excessif, incendies de grande ampleur, utilisation de pesticides dans les secteurs cultivés, … A partir des années 1980, le net déclin observé a conduit à la mise en place d’un programme de conservation avec des campagnes d’information auprès du public et un gardiennage plus important. Les populations d’écailles semblent s’être reconstituées. D’autres sites du même type sont connus ailleurs comme sur l’île de Paros en Grèce ou en Turquie.

Ambiance moussue et fraîche de la Vallée aux Papillons (Cliché Indalomania CC3-0)

A noter que l’écaille chinée figure sur un tableau assez célèbre « Vénus, Mars et Cupidon » du peintre Piero di Cosimo (1490) ; il représente Vénus qui vient de faire l’amour avec le dieu Mars (allégorie de la victoire de l’Amour sur la Guerre) et sur sa jambe nue, on voit un papillon posé qui est clairement une écaille chinée. Or, la légende dit que la déesse Vénus avait trouvé refuge après sa naissance sur les côtes de Chypre soit dans le secteur où se trouvent ces « vallées des papillons ». 

Bibliographie 

The genetics of colour polymorphism in the aposematic Jersey Tiger Moth  Callimorpha quadripunctaria T. Liebert et al. Heredity (64) 1990

Increased cave use by butterflies and moths: a response to climate warming? Otto Moog, Erhard Christian, and Rudolf Eis International Journal of Speleology (50)1 ; 15-24 2021

Panaxia quadripunctaria in the highly touristic valley of the butterflies (Rhodes, Greece) : Conservation problems and remedies. T. Petanidou et al. Ambio vol. ! 20 ; n° 3-4, 1991

Perception of Visitors’ Environmental Impacts of Ecotourism: A case study in the Valley of Butterflies protected area, Rhodes Island, Greece Spanou,S.,Tsegenidi,K. and Georgiadis,Th. Int. J. Environ. Res., 6(1):245-258, 2012