21/01/2023 Dans une première chronique, Fossés : les grands oubliés des paysages d’agriculture intensive,nous avons commencé à entrer dans le monde méconnu des fossés agricoles en évoquant leur histoire et leur définition. Nous poursuivons notre déambulation d’un point de vue naturaliste en nous attachant ici à découvrir les caractéristiques des fossés avec le lexique associé des termes techniques, leur extrême diversité selon les combinaisons de caractéristiques et un balayage général des nombreux processus naturels qui se manifestent dans et autour des fossés et qui permettent de comprendre leur fonctionnement et leur importance agroécologique. Cette chronique s’inscrit dans une démarche de sensibilisation et d‘incitation à (re)découvrir ces éléments semi-naturels des paysages agricoles si précieux pour la conservation de la biodiversité des paysages agricoles (enfin, ce qu’il en reste) : les réhabiliter, les reconsidérer autrement que comme de simples structures à visée productiviste et les intégrer pleinement dans la trame verte et bleue, eux qui conjuguent justement ces deux couleurs en tant que zone humide végétalisée. 

Carnet de fossé 

Le fossé retenu pour faire la fiche ci-dessous

Voyons d’abord les paramètres (les propriétés, les caractéristiques) qui décrivent les fossés, permettent de les comparer et ensuite de comprendre leur fonctionnement écologique. Pour mieux entrer dans le sujet et l’appréhender concrètement, nous vous proposons un exercice pratique : choisir un fossé près de chez vous et en réaliser une fiche technique scientifique sur le mode carnet de terrain complété par des photos. 

La configuration générale d’un fossé donné peut varier considérablement le long de son parcours linéaire selon ce qu’il traverse et comment à il a été aménagé initialement puis entretenu ensuite. De ce fait, les agroécologues découpent les fossés en segments élémentaires uniformes en termes de caractéristiques appelés biefs. Ce terme désigne le lit d’une rivière ou d’un fossé compris entre deux chutes ou deux rapides successifs ou le secteur d’un canal entre deux écluses (et aussi le canal de dérivation qui permet d’alimenter la roue d’un moulin depuis un ruisseau). Donc, première étape de votre épreuve de terrain : délimiter les biefs successifs de votre fossé ; dès que vous changez de culture ou de végétation sur les berges et les bords, dès que vous croisez une connexion avec un autre fossé, …vous passez à un nouveau bief. Vous comprendrez vite alors l’incroyable diversité des fossés due à leur linéarité à travers un paysage agricole très hétérogène (y compris dans le temps avec la rotation des cultures). Une diversité gage de fonctionnalité écologique…

Seconde étape : choisir un bief, un secteur de fossé uniforme donc et croquer son « portrait ». En section transversale, on distingue le fond ou lit (et les parois latérales ou berges que l’on peut caractériser par leurs mensurations : la largeur du lit où l’eau s’écoule, dite largeur inférieure ; la largeur supérieure du fossé en son point le plus haut ; la hauteur du bief ou profondeur (entre le fond et la berge la plus basse). La morphologie du lit et des berges importe :  la pente des berges que l’on peut traduire par un profil en coupe transversale ; la forme du fond avec par exemple des « banquettes » latérales de sédiment surélevées ; on notera au passage la nature et l’épaisseur du sédiment qui occupe le fond.  

Évidemment, l’eau elle-même reste un paramètre clé : y a-t-il de l’eau qui coule ? si non, le fossé semble-t-il sec depuis longtemps ? l’écoulement est-il rapide et sur quelle hauteur environ ? 

La couverture végétale constitue un élément clé, capital pour comprendre le fonctionnement du fossé : dans une première approche globale, pas besoin de connaître les espèces végétales qui la composent. On évalue la part de végétation aquatique dans le lit (herbiers immergés ou flottants) et celle des berges latérales en distinguant simplement la couverture herbacée des arbres et arbustes éventuels. Noter les pages de sol nu, les signes d’érosion latérale (effondrements, fissures, …), les terriers de ragondins souvent spectaculaires au fond du fossé, … La végétation impacte t’elle l’ensoleillement du fond du fossé, là où coule l’eau : autre critère capital car il agit beaucoup sur la qualité de l’eau et les processus biologiques qui s’y déroulent.

En plus de la végétation « vivante », il faut aussi prendre en compte la litière, i.e. l’ensemble des feuilles et tiges mortes et sèches, accumulées sur place, notamment dans le lit du fossé (en cours de décomposition ou pas ?) 

Connexions 

Connexions : bandes herbeuses, cultures emblavées, fossé latéral relié ; même la haie tout au fond est reliée via le réseau de canaux (corridor)

Troisième étape : s’extirper du fossé lui-même pour envisager son environnement immédiat, ses bordures et le contact avec les parcelles avoisinantes cultivées : ce qu’on appelle les connexions directes, un élément capital pour comprendre le fonctionnement du fossé par rapport aux cultures environnantes et ses interactions. Noter sur le profil en coupe la forme, la largeur et la pente (le « relief relatif ») des deux connexions latérales (les bordures droite et gauche du fossé) : bande platebourrelet talus ? … des critères dont on comprend immédiatement l’intérêt par rapport à la circulation des polluants (nutriments des engrais et pesticides) venus des cultures.  

Là aussi, la couverture végétale de ces connexions va être déterminante en termes de recouvrement, de densité et de nature (herbacée versus ligneuse) ; s’agit-il d’autres éléments semi-naturels : haie, alignement d’arbres, arbres isolés, murette de pierres, bande enherbée, bande fleurie semée, … A la belle saison, faute de décrire la végétation en termes d’espèces, évaluer le caractère « fleuri » des connexions : beaucoup de fleurs ? de couleurs variées donc des espèces différentes ? des insectes en train de butiner ? Repérer les traces d’usage éventuelles : passage d’engins agricoles, piétinement par le bétail, traces de traitement herbicide, fauche, …

Noter soigneusement tout élément minime susceptible d’être utilisé par la faune locale : un petit tas de pierres ou un enrochement localisé, repaires à lézards ; piquets servant de postes d’affût pour rapaces ; tas de branches ou de végétaux ; tas de terre ; plages de sol nu recherchées de certaines abeilles solitaires ; … Penser aussi aux traces laissées par certains mammifères comme les ragondins qui entretiennent des « coulées » piétinées entre les cultures et les fossés et laissent souvent des crottes bien caractéristiques. 

Pour la culture contigüe, noter sa nature (ou en hiver si le sol est labouré ou pas et les restes éventuels de la culture de l’an passé), sa densité et tout indice sur les pratiques culturales décelables (épandage de pesticides détectable par exemple via les herbes jaunies ou déformées, granulés d’engrais, …). 

On élargira le champ d’observation pour détecter d’éventuelles arrivées d’eau le long du bief considéré : sortie de drains enterrés dans les berges latérales (un tuyau plastique coloré qui émerge dans la berge comme venant de nulle part…) ou fossés latéraux secondaires se connectant avec celui considéré. 

Arrivée (discrète …) de drains de subsurface qui évacuent l’eau infiltrée dans les parcelles

Entretien 

Broyage sans aucune discrimination des berges de ce fossé : les déchets ligneux encombrent ensuite le fond du fossé

Dans la chronique d’introduction aux fossés, nous avons listé les critères de structure pour distinguer les fossés des cours d’eau. La pression humaine liée aux opérations de gestion et d’entretien constitue une autre différence majeure : les cours d’eau peuvent faire l’objet de travaux d’entretien, mais cela reste sauf exceptions très espacé dans le temps ; par contre, les fossés sont soumis à une succession d’opérations d’entretien très rapprochées, voire tous les ans, et qui les affectent profondément vu leur étroitesse relative. Donc, le quatrième objectif de votre exercice pratique va être d’essayer de repérer ou d’interpréter des traces ou des signes d’une opération d’entretien ayant affecté plus ou moins récemment votre fossé. 

Broyage d’une roselière le long d’un fossé

Nous avons vu (voir la première chronique) que la fonction première qui a inspiré la création des fossés c’est leur capacité à intercepter le ruissellement venant de l’amont et à l’évacuer le plus vite possible. Les agriculteurs ont donc tout intérêt, du strict point de vue des rendements, à maintenir leurs fossés dans une situation optimale pour assurer ce rôle. Cela signifie tout faire pour éviter la formation d’obstacles à l’écoulement dont les embâcles (accumulations de débris et de végétaux morts) ; dans cette logique, la végétation installée dans le fossé est indésirable car elle ralentit l’écoulement (voir ci-dessous la notion de rugosité). 

Quatre grandes opérations d’entretien peuvent concerner les fossés ; nous allons les décrire sommairement telles qu’elles étaient et continuent souvent d’être pratiquées, i.e. sans prise en compte des aspects environnementaux liés à la conservation de la biodiversité notamment Le curage et recalibrage consistent à recreuser le fossé pour enlever la couche de sédiment qui s’est déposée au fond, éventuellement l’approfondir et retailler les berges latérales pour détruire la végétation installée ; en général, on étale la terre extraite sur les cultures avoisinantes ou sur la bordure immédiate du fossé ; pour les fossés de voirie, on doit le plus souvent évacuer cette  terre.

La fauche ou le faucardage (fauche des végétaux aquatiques au fond) ne concerne que la végétation des berges latérales et du fond ; le plus souvent, cela se fait par broyage mécanique et les résidus sont laissés sur place et participent à l’accumulation de litière (voir ci-dessus). Le brûlis est une sorte de variante de la précédente où on élimine la végétation fu fossé en la faisant brûler. De même, le désherbage chimique représente une autre option pour atteindre ce but … sans commentaire quant à son impact potentiel sur la qualité de l’eau …

Sur un bassin versant viticole de l’Hérault, une enquête révèle que 83% des fossés sont entretenus une à plusieurs fois par an ; le curage, l’opération la plus coûteuse et la plus complexe, est effectué environ une fois tous les dix ans. On voit donc que les fossés se trouvent soumis à une succession de perturbations, violentes pour la plupart, qui affectent principalement la végétation. 

A vous donc de chercher des indices de l’une ou de plusieurs de ces opérations d’entretien : tiges broyées, tas de terre avec des débris végétaux, tiges brûlées, végétation jaunie et grillée par un herbicide, lit recreusé et berges « nettoyées », …

Processus hydrologiques

Ruissellement de surface sur une grande parcelle dénudée avec érosion du sol

Le fossé, comme tout agroécosystème est le siège d’une foule de processus naturels soir assurés par des êtres vivants (processus biotiques), soit par les éléments eau, sol, air (abiotiques). La plupart d’entre eux se font sans qu’on en voit de manifestation extérieure ; leur connaissance permet de comprendre le fonctionnement des fossés et comment optimiser leurs services agroécologiques. En première ligne, viennent les nombreux processus liés directement à l’eau que nous allons parcourir rapidement.

Le premier d’entre eux est le ruissellement, le processus qui a suscité leur création et qui se déroule au niveau des parcelles avoisinantes : ce terme désigne l’écoulement à la surface du sol de eaux de pluie ou de la fonte des neiges sur le bassin versant en suivant la pente (voir la chronique sur le couple ruissellement/infiltration) ; il alimente les fossés en eau. Sur les sols agricoles (trop) souvent dénudés, le ruissellement entraîne une érosion superficielle des sols en emportant des particules qui vont rejoindre les fossés ; au passage, cette eau de ruissellement entraîne aussi des éléments dissous dont les nutriments minéraux (phosphore, azote, potassium, …) issus entre autres des engrais et les pesticides. Ainsi, l’eau du fossé transporte ensuite ces éléments dissous nommés solutés

Au sein même du fossé prennent place une série de processus reliés entre eux. L’écoulement détermine le débit du fossé et est souvent intermittent, une caractéristique majeure des fossés qui les différencie des cours d’eau. Une partie de cette eau, tout en s’écoulant, subit le processus d’infiltration et rejoint ainsi la nappe d’eau souterraine et contribue à sa recharge. Ainsi, les éléments dissous rejoignent la nappe en même temps : on parle de lixiviation ou lessivage. Souvent, on a volontairement creusé les fossés de manière à ce que le fond se trouve en dessous du niveau de la nappe d’eau souterraine quand elle est proche de la surface (et « gène » donc la production agricole…) : dans ce cas, la partie supérieure de la nappe suinte depuis les berges latérales proches du fond : c’est le processus d’exfiltration

L!’eau d’un fossé après avoir gratté un peu le fond vaseux avec une branche

Une bonne part des particules solides en suspension dans l’eau (voir l’érosion ci-dessus) finit par se déposer surtout si l’écoulement est ralenti : cette sédimentation dépose au fond du fossé de la vase fine, des limons, des grains de sable, … Progressivement, surtout si le ruissellement est important, le lit du fossé se comble et se surélève. Ces sédiments constituent un substrat clé pour l’implantation de la végétation aquatique. De plus, ces fines particules aux propriétés physiques particulières (ainsi que les débris végétaux sous forme de litière) tendent à « capturer » des solutés dans l’eau et à les retenir : on appelle ce processus majeur (notamment par rapport à la rétention des pesticides et des nutriments minéraux) la sorption (ou parfois adsorption, à ne pas confondre avec absorption : voir ci-dessous). Selon les conditions du milieu, ces mêmes particules peuvent aussi libérer ces solutés piégés : c’est la désorption.

Processus physiques liés à la végétation 

Les herbiers dans le lit de ce fossé fixent la vase et imposent un certain méandrage qui ralentit l’écoulement

L’une des caractéristiques différentielles des fossés est leur végétalisation souvent importante depuis le lit jusqu’aux berges et bordures. La présence de cette végétation a des conséquences majeures sur l’hydrologie du fossé. 

Cette végétation, aussi bien herbacée que ligneuse, induit des phénomènes de frottements qui s’opposent à l’écoulement des eaux : on parle de rugosité végétale, un terme peu connu. Plus la végétation est haute, dense et flexible et plus la rugosité sera élevée. En plus, par effet de « peigne » cette végétation impose un processus de tamisage des particules en suspension qui sont activement retenues et piégées.

Les végétaux vivants, notamment ceux qui se développent au niveau de l’eau, participent activement à l’absorption des nutriments qui transitent dans les fossés via le processus d’absorption par leurs racines. On estime que les fossés végétalisés absorbent généralement 5% des flux de nutriments circulants. Ils participent ainsi à une certaine épuration de l’eau évitant que ces nutriments ne rejoignent soit la nappe par infiltration (pollution par les nitrates) ou les cours d’eau en aval (enrichissement en nutriments ou eutrophisation). Ceci explique aussi souvent l’extrême vigueur de la végétation des fossés qui en plus de l’eau dispose de ressources nutritives très (trop …) riches et sa résilience rapide face aux opérations d’entretien (voir ci-dessus). Pour que l’absorption puisse se faire, les plantes doivent rejeter par leurs feuilles de la vapeur d’eau pour entretenir la circulation de la sève : c’est l’évapotranspiration au niveau des stomates, ces minuscules ouvertures à la surface des feuilles ; ce rejet d’eau contribue à évacuer une partie de l’eau du fossé et du sol associé et entretient une atmosphère un peu plus humide aux alentours immédiats. Les débris végétaux (feuilles et tiges mortes) qui s’accumulent dans le lit entament un processus de dégradation microbienne intense. 

Tous ces processus décrits ci-dessus relèvent du domaine physique mais, bien évidemment, la végétation est aussi le siège de processus écologiques considérables et très diversifiés au même titre que la faune associée ; il s’agit d’un autre aspect majeur des fossés, sujet de toute l’attention des naturalistes.

A vous désormais d’inspecter les fossés, de les ausculter au plus près (descendre dedans chaque fois que possible), de vous en imprégner, pour imaginer ou percevoir tous ces processus à l’œuvre simultanément : devenir vous-même « un peu fossé » dans l’âme …. 

Bibliographie

Synthèse bibliographique des différentes fonctions des réseaux de fossés aux échelles du fossé élémentaire et du réseau Jeanne DOLLINGER (INRA) Cécile DAGES (INRA) Jean-Stéphane BAILLY (AGROPARISTECH) Philippe LAGACHERIE (INRA) Marc VOLTZ (INRA) ; 54 pages. 2014. Document élaboré dans le cadre de l’action INRA – ONEMA (2013-2015) « Méthodologie de diagnostic et de gestion des réseaux de fossés agricoles infiltrants pour la limitation de la contamination des masses d’eau par les pesticides »