Fritillaria meleagris

Grâce et élégance combinées avec un motif en damier des plus originaux

19/03/2022 S’il est des plantes passant inaperçues (voir la moscatelline), la fritillaire pintade n’en fait vraiment pas partie. Fleurissant souvent en masses, elles affichent ostensiblement leurs grosses cloches pourprées au curieux motif en damier dans les prés humides tôt au printemps quand l’herbe est encore rase et que le bétail n’a pas investi les lieux. Ce spectacle inoubliable de haute valeur écologique se raréfie inexorablement via la destruction ou la transformation des milieux favorables à son développement. A ce titre, elle peut donc servir de porte-étendard de sauvegarde de la biodiversité des prairies inondables. Entrons donc dans l’intimité de cette belle avec ses dizaines de noms populaires, très imagés, tous plus intrigants les uns que les autres. Une de ces plantes que l’on n’oublie plus quand on a eu la chance de la croiser ! 

Pintade !

NB Toutes les photos de fritillaires de cette chronique ont été prises par mon frère ainé Roland, grand marcheur qui arpente en tous sens notamment la Loire-Atlantique et que j’ai réussi à contaminer avec la botanique ! Vous pouvez retrouver ses comptes-rendus de balades sur ce site.

Fleur tessellée 

Le nom, pour qui sait le déchiffrer, décrit à lui seul parfaitement cette fleur unique : fritillaire (17ème siècle) vient de fritillus, nom du cornet à jeter les dés ce qui traduit la forme de la fleur en grosse cloche resserrée (3 à 4,5cm de long) ; pintade (traduit par meleagris dans le nom latin d’espèce) renvoie quant à lui au motif à damier de carreaux pourpre foncé à blanchâtres sur un fond d’un délicat pourpre rosé carné, sur les deux faces. Les botanistes, toujours soucieux d’avoir un mot précis pour chaque détail, parlent de fleur tessellée, un vieux mot suranné dérivé du nom féminin tesselle, pour un petit morceau coloré d’une mosaïque murale ou d’un pavement.  Ajoutons à ce portrait le port solitaire (rarement par 2 ou 3) nettement pendant au bout de la tige unique dressée ; la fleur se compose comme celles des tulipes (même famille des Liliacées : voir la chronique sur les gagées) de six tépales pratiquement identiques. Autant dire qu’un aspect aussi singulier et hautement esthétique n’a pas manqué de stimuler la créativité des anciens en matière de noms populaires. Rien que pour la Loire-Atlantique, un de ses bastions en France, voici quelques-uns de ces innombrables noms patois dont une bonne part sont relativement transparents quant à leur signification :Bounet d’évêque, Cancane, Chaudron, Cloche, Clochette, Coccigrole, Coquelourde, Damier, Gogane, Lanterne, Œuf de pintade, Œuf de vanneau, Paloube, Pampalène, Papelote, Pisporète, Pompane, Porgronne, Pot-de-Canne, Prot, Talibourneau, Tulipe de Goudeba... Ajoutons les traductions de quelques noms anglais comme clochette de lépreux ou lis à tête de serpent …

En plaine, la floraison commence tôt dès mars et se prolonge en avril mais en altitude (elle monte jusqu’à 1400m), elle a lieu sur mai-début juin. La floraison est relativement coordonnée ce qui peut donner des peuplements avec des milliers de fleurs en même temps, du plus bel effet. D’une année à l’autre, pour un site donné, on peut avoir des décalages de près de 10 jours dans le pic de floraison.

Plante à bulbe 

Comme les tulipes, les fritillaires pintades naissent d’un bulbe rond de 2,5cm de diamètre avec deux grosses écailles ; si les parties aériennes fanent en été, la plante elle persiste à long terme grâce à ce bulbe jusqu’à trente ans à condition que son milieu ne soit pas perturbé. Chaque année, le bulbe élabore une tige unique dressée, de 20 à 50cm de haut, nue vers sa base et qui porte plus haut 3 à 5 feuilles alternes allongées, arquées-retombantes et en forme de gouttière. Tant que le bouton floral n’est pas apparu, on peut la confondre un peu, dans son habitat, avec une plante commune, le salsifis des prés avec qui elle partage des feuilles étroites et glauques (i.e. bleutées cireuses d’aspect) ; mais chez les salsifis il y a une rosette basale et les feuilles portent une forte nervure centrale blanchâtre et n’ont pas la forme en gouttière. 

Les fritillaires n’émergent pas forcément chaque printemps depuis leur bulbe. Dans une étude avec suivi individuel de pieds dans une prairie anglaise sur une période de huit ans, on a observé que seulement 22% des bulbes donnaient chaque année une plante. La plupart d’entre elles « sautent » une ou deux années sans apparaître à l’air libre mais certaines peuvent rester ainsi sept ans d’affilée !  On parle de dormance prolongée, un processus bien connu chez diverses espèces d’orchidées tempérées mais repéré globalement dans 58 genres répartis dans 21 familles différentes de plantes. Pour autant, certaines des fritillaires qui n’apparaissent pas à l’air libre continuent d’accroître leur bulbe sous terre soit une forme de fausse dormance. Chaque individu semble suivre un calendrier qui lui est propre indépendamment des autres (il n’y a pas d’années où massivement très peu de fritillaires sortent) ce qui ponterait vers un déterminisme génétique. 

Entomophile 

A l’intérieur de la « corolle » constituée des six tépales à damier, on trouve l’ovaire central à 3 loges surmonté d’un style trifide avec un stigmate récepteur au bout de chaque branche. Tout autour, il y a six fortes étamines aux longs filets épais avec des anthères bien en avant, et donc vers le bas dans cette fleur pendante. Les fleurs fécondées, après s’être redressées, donnent des fruits secs semblables à ceux des tulipes : des capsules rondes et anguleuses qui, à maturité, se séparent en 3 parties et libèrent les graines brun clair qui tombent au sol. Les inondations hivernales dispersent à grande distance ces graines qui flottent.

Chaque fleur dure en moyenne 6 à 7 jours et offre deux types de récompenses : du pollen libéré par les anthères au but des longues étamines pendantes et du nectar. Ce dernier est sécrété par des nectaires en forme de petite gouttière verte allongée à la base de chaque tépale ; en moyenne, une fleur sécrète 11mg de nectar dont la concentration en sucres varie de3 à 75% avec une moyenne autour de 50%. Le pic de sécrétion a lieu à la pleine floraison (22mg) puis baisse rapidement pour atteindre à peine 1,5mg en fin de floraison. La baisse concomitante de la quantité produite et de la concentration suggère que la plante doit récupérer en fin de floraison une partie du nectar. Celui-ci renferme à parts égales du glucose, du sucrose et du fructose et cette composition ne change pas au cours de la floraison. 

Sur le bouton floral, on voit bien la trace des nectaires verdâtres internes à la base de chaque tépale

Des expériences menées en Pologne montrent que des fleurs ensachées, donc privées de visites d’insectes, ne produisent que très peu de graines : 0 à 6 graines par fleur versus 86 à 118 sur des fleurs ouvertes accessibles. Donc l’autopollinisation autonome (sans aucune intervention) est possible mais produit très peu de graines. Si on intervient manuellement en transférant du pollen sur les stigmates de la même fleur, on arrive à atteindre 8 à 70 graines/plante. Il existe donc un potentiel limité de production de graines par autopollinisation mais la plante y a peu recours sans doute à cause de l’éloignement des anthères (pollen) par rapport aux stigmates nettement en arrière dans une fleur pendante (herkogamie). Le ratio entre nombre de grains de pollen et ovules indique clairement que dans les populations naturelles, la fécondation croisée est la règle. Donc, fondamentalement, la fritillaire pintade est bien une plante entomophile, i.e. ayant besoin de visites d’insectes qui assurent le transfert de pollen vers d’autres fleurs. Les études montrent aussi que la quantité de pollen produit n’est pas un facteur limitant ; ceci pourrait néanmoins devenir un obstacle dans les petites populations isolées ce qui peut conduire à des extinctions locales. 

Fleur à bourdons 

Sur l’ensemble de son aire de répartition, on a recensé près de 30 espèces d’insectes visiteurs. Quelques mouches et petits coléoptères ont été notés très rarement mais de toutes façons, ils n’assurent aucune pollinisation du fait de l’éloignement entre les anthères où ils récoltent le pollen et les stigmates non visités. L’écrasante majorité des visiteurs sont des hyménoptères : des abeilles domestiques, des abeilles solitaires et des bourdons. Ces derniers peuvent représenter jusqu’à 100% des visiteurs à certaines périodes. Tous ces visiteurs ne se valent pas en termes d’efficacité pollinisatrice.

Les abeilles solitaires ont des comportements différents selon la taille des espèces. L’anthophore plumeuse, assez grosse, visite ces fleurs pour leur nectar : elles s’accrochent aux sépales et durant leur passage elles reçoivent du pollen sur leur thorax velu et leurs ailes ; celui-ci a peu de chances d’être redéposé dans la même fleur vu qu’elles ne font que toucher la partie externe des stigmates non réceptive au pollen. Les petites espèces, comme les andrènes, recherchent par contre le pollen : elles tendent à s’accrocher aux anthères et quittent les fleurs sans aller plus loin, couvertes de pollen ; ainsi, en dépit de leur temps de séjour assez long dans chaque fleur, elles seraient très peu efficaces pour les transferts de pollen. 

Les grands maîtres de la pollinisation sont bien les bourdons, dont le bourdon terrestre ou le bourdon des pierres. Tôt au printemps, les reines qui ont hiberné cherchent activement du nectar pour reconstituer leurs forces : au fond de ces fleurs qui offrent en plus un bel abri temporaire, elles trouvent un abondant nectar facile à récolter. Bien qu’au final, ils transportent moins de pollen, les bourdons ont deux gros avantage pour les fritillaires. D’une part, ils se montrent très constants : quand ils commencent à butiner une fritillaire, ils passent aux suivantes sans changer d’espèce de fleur : 90% du pollen qu’ils portent provient des fritillaires alors que chez les abeilles solitaires, 80% de pollen vient d’autres fleurs. D’autre part, les bourdons sont capables de s’activer par presque tous les temps ; or, à la période où fleurissent les fritillaires, on a souvent encore des épisodes froids ou pluvieux où seuls les bourdons peuvent alors assurer le travail. On estime que 1,3 à 2,2% du pollen produit par une fleur individuelle atteint un stigmate d’une autre fleur de la même espèce (pollinisation croisée). 

On peut trouver au sein des populations des individus à fleurs blanches ou presque blanches (même si elles peuvent conserver des traces du damier). Leur proportion varie considérablement selon les populations : en Pologne, sur un million d’individus, on n’en trouve que 10 à 30 par an ; dans de petites populations, on ne trouve généralement que des pourpres mais une population isolée connue en renferme 5%. Par contre, en Scandinavie, la proportion de blanches varie de 3,6 à 5,8%. Or, les fleurs blanches reflètent plis fortement les ultraviolets perçus par les hyménoptères. Dans le jardin botanique de Varsovie, sur une population expérimentale en plein air avec 25% de blanches, un suivi sur 3 jours n’a montré aucune préférence des abeilles et bourdons envers celles-ci par rapport aux pourpres. 

Prairiale 

Habitat typique : les marais de l’Ouest avec leurs canaux

En France, la fritillaire pintade est l’hôte typique prairies inondables, le long des grandes vallées alluviales où les crues peuvent s’épandre. Elle a besoin d’inondations assez prolongées en automne-hiver qui déposent des sédiments fins qui enrichissent les sols, suivies d’une baisse rapide au printemps assurant une oxygénation suffisante. En sa compagnie, on trouve classiquement des plantes comme des œnanthes, le séneçon aquatique, l’orchis à fleurs lâches et bien d’autres. Ces mêmes prairies sont souvent le milieu optimal pour des espèces d’oiseaux emblématiques en fort déclin comme le râle des genêts (vallées angevines) ou le tarier des prés. Assurer la conservation des fritillaires protège donc indirectement toute ces flore et faune associées. Elle peuple surtout les prairies de fauche où elle a le temps de fructifier avant la fauche ; elle semble plus défavorisée par le pâturage même si elle fleurit avant la venue du bétail et échappe ainsi autant aux herbivores (mais elle n’est guère comestible) qu’à la concurrence des hautes herbes luxuriantes ; peut-être que le piétinement la défavorise ? Elle recherche des stations à sol neutre et fuit les conditions trop acides ou trop alcalines. 

En compagnie de l’Oenanthe safranée (feuilles de « persil ») et des iris d’eau (feuilles bleutées)

On peut aussi la trouver dans des zones franchement marécageuses en compagnie de laîches et de populages voire dans des boisements humides comme des peupleraies jeunes ou des chênaies-frênaies marécageuses à fraîches avec un sous-bois lâche et clairsemé. Elle habite aussi les lisières entre zones boisées et prairies dont les fossés où elles trouvent refuge par apport au bétail. 

Avec la ficaire dans un pré humide

On observe depuis plusieurs décennies un net déclin de cette espèce. La première cause est de toute évidence la disparition ou la transformation des prairies humides : intensification du pâturage ou au contraire abandon avec enfrichement et boisement ; drainage ; fertilisation ; plantation de peupleraies et évidemment le labour fatidique qui détruit les bulbes. Le curage excessif des rivières peut aussi diminuer le régime des inondations indispensables à son maintien. La seconde cause nous concerne tous directement : la cueillette massive comme pour les jonquilles qui prive les populations d’un fort potentiel de renouvellement. Enfin, il se peut que la crise climatique en cours affecte sérieusement les fritillaires via les sécheresses à répétition

Européenne 

On classe la fritillaire pintade parmi les endémiques européennes, i.e. dont la répartition naturelle se limite à la seule Europe. On la trouve souvent en populations disjointes depuis le sud de l’Angleterre, le sud de la Suède, les Pays-Bas jusqu’au nord de l’ex-Yougoslavie, en Roumanie et en Russie dans la basse Volga. Elle occupe de manière clairsemée toute l’Europe centrale (Allemagne, Suisse, Slovénie, Croatie) et orientale avec de fortes populations en Pologne par exemple. 

En France, elle est présente dans une quarantaine de départements mais de manière très inégale et essentiellement sur la façade ouest dont la Loire-Atlantique, le Maine et Loire, les Deux-Sèvres ou la Vienne. En Bretagne, elle est cantonnée à l’Ille-et-Vilaine avec une station dans les Côtes d’Armor. Sinon, elle s’étend jusqu’à 1200m dans les prairies de l’Aubrac, dans le sud-Ouest (Rouergue), dans la vallée de la Loire (Anjou surtout). Par ailleurs, en France, on connaît six autres espèces de fritillaires nettement montagnardes dans les Alpes, les Pyrénées ou la Haute Provence. 

En Grande-Bretagne, une centaine de grosses populations très protégées sont localisées dans la vallée de la Tamise dont la région d’Oxford où chaque année a lieu un festival du « Fritillary Sunday » et où elle sert d’emblème au comté d’Oxfordshire. La communauté scientifique locale se déchire pour savoir si elle y est ou non indigène. Il se trouve qu’elle n’a été signalée à l’état sauvage dans des prairies qu’à partir de 1736 ; or, il semble inconcevable qu’une plante aussi voyante et abondante ait pu échapper à la sagacité des excellents botanistes anglais des 15 et 16èmes siècles. De plus, on sait qu’elle était très cultivée comme ornementale dans les grands parcs et jardins près des rivières d’où elle s’est probablement échappée. On ait par ailleurs, qu’elle a une forte capacité à se naturaliser sur des sites favorables avec le seul apport des graines. Ainsi en Suède où elle a été introduite au 18ème siècle initialement au jardin botanique d’Uppsala (où Linné la décrivit et la nomma) ; de là, elle a gagné une zone humide, le King’s Meadow où elle a prospéré avec désormais une population de près d’un million d’individus ! Ceci expliquerait aussi pourquoi ces populations d’origine humaine comptent plus d’individus blancs car en culture on tend à privilégier cette forme. 

Si on ne doit retenir qu’une chose de cette plante superbe, c’est « No cueillette ! » ; on l’admire, on la photographie mais on ne la cueille pas : elle subit suffisamment d’agressions pour ne plus ajouter celle-ci, très facile à éviter ! 

Bibliographie 

Contribution à l’étude des habitats naturels de la Fritillaire pintade (Fritillaria meleagris) sur les bassins versants de la Chère et du Semnon (35) V. Colasse ; E. Quere. 2019 CBN de Brest

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Pollination Biology and Breeding System of European Fritillaria meleagris L. (Liliaceae) Marcin Zych et al. In  Reproductive Biology of Plants Editors K.G. Ramawat et al. CRC Press 2014

Neither protogynous nor obligatory out-crossed: pollination biology and breeding system of the European Red List Fritillaria meleagris L. (Liliaceae) M. Zych & M. Stpiczyn ska Plant Biology 14 (2012) 285–294 

The most effective pollinator revisited: pollen dynamics in a spring-flowering herbMarcin Zych et al. Arthropod-Plant Interactions (2013) 7:315–322 

Snake’s-head Fritillary Fritillaria meleagris (Liliaceae) in Britain: its distribution, habitats and status. Kevin J. Walker British & Irish Botany 3(3): 263-278, 2021 

Having a break: Prolonged dormancy observed in a rare species, Fritillaria meleagris. Environment and Human: Ecological Studies, Tatarenko, I. (2019). 9(3) pp. 302–324. 

La fritillaire (F. meleagris) ou gogane en Loire-Atlantique. Bilan des recherches effectuées en 2008 et 2009. LPO 44 ; F. Dortel. Spatule 13 ; 2010