Gagea lutea

28/02/2022 Parmi les signaux de l’arrivée du printemps en milieu forestier figurent les floraisons des plantes dites vernales qui fleurissent très tôt au printemps avant l’émergence des feuillages des arbres, profitant de la lumière encore disponible au sol. Elles forment souvent des tapis fleuris remarquables :  ficaires (voir la chronique), pulmonaires (voir la chronique), isopyre, mercuriale vivace, anémones sylvie (voir la chronique), corydales, , violettes, moschatelline, petite pervenche (voir la chronique), primevères (voir la chronique), et bien d’autres. Parmi elles, quelques-unes se distinguent par un cycle exceptionnellement court : entre l’émergence des feuilles, la floraison, la fructification et la fanaison finale s’écoulent à peine deux mois ; on les qualifie d’éphémères printanières. La gagée jaune, espèce assez rare et surtout montagnarde, est de celles-là et sa biologie a été particulièrement étudiée, entre autres, en rapport avec ce cycle si bref. 

Gagée jaune en compagnie d’une scille à deux feuilles en boutons

Etoile jaune

L’un de ses surnoms, étoile jaune, traduit bien la floraison (de début mars à mai) de cette plante relativement discrète par sa taille (moins de 30cm de haut). Une tige dressée anguleuse (scape) porte un groupe terminal de 2 à 7 fleurs, étalées en simili-ombelle. Ces fleurs étoilées comptent six pièces florales allongées, arrondies au sommet, d’un beau jaune vif dessus, lavées de verdâtre ou de pourpre dessous et fortement nervurées. On parle de tépales pour les désigner car il n’y a pas de différenciation en sépales (calice) et pétales (corolle), un caractère que l’on retrouve chez de nombreuses Monocotylédones et plus particulièrement dans la famille des Gagées, les Liliacées, comme les tulipes, les lis ou les fritillaires. De longs pédicelles glabres dressés portent les fleurs et tendent à se courber après la floraison. Deux bractées très semblables aux feuilles (voir la chronique), assez larges à leur base et plus courtes que les pédicelles, encadrent la base de l’inflorescence. La tige florale est nue entre la feuille basale et les bractées. 

Les fruits sont des capsules presque rondes qui s’ouvrent à maturité en trois loges et libèrent les graines. Ils mûrissent dans les deux semaines qui suivent la fécondation des fleurs. Au moment de la dispersion des graines, les parties aériennes (feuilles et tige florale) commencent à faner et toute la plante va disparaître de la surface du sol … jusqu’à l’année suivante ; ce moment coïncide peu ou prou avec le début de fermeture de la canopée des arbres feuillus et donc la fin de l’arrivée d’une certaine quantité de lumière au sol.

Les fleurs de chaque inflorescence tendent à fleurir successivement de manière séquentielle et sont visitées par des hyménoptères (abeilles ou bourdons) … s’ils sont présents à cette période de l’année souvent encore froide. 

La gagée jaune recherche les bois sur des sols profonds avec une bonne réserve en eau et riches en minéraux. Elle habite toutes sortes de bois humides : forêts riveraines dont les aulnaies-frênaies, chênaies humides, hêtraies, érablières à frênes sur ravins, taillis de noisetiers, hêtraies-sapinières ; en altitude, elle peut se rencontrer en bordure de haies, dans des prairies fraîches ou jusque dans les pelouses subalpines. Elle n’est présente et régulière que dans l’étage montagnard et le début du subalpin jusqu’à 2200m dans le nord-est, les Alpes, les Cévennes, le Massif Central et les Pyrénées et la Corse. Elle s’aventure plus bas à la faveur de sites ombragés et très frais le long de rivières descendant de zones plus élevées. 

Au milieu des anémones sylves, des pulmonaires et cordages, une colonie de gagée jaune

Si nous avons décrit en premier les fleurs, bien qu’elles ne soient visibles que sur une courte fenêtre de temps, c’est que pour le reste, feuilles et tiges ressemblent fortement à celles de diverses autres plantes vernales des sous-bois du groupe des Monocotylédones : jonquilles, ornithogale des Pyrénées, perce-neige (voir la chronique) ; jacinthe des bois, scille à deux feuilles, muscari, … Avec elles, elle partage aussi le fait d’être une plante à bulbe qui assure la pérennité de la plante en dehors de la courte saison de végétation/reproduction soit en gros de mai-juin à mars de l’année suivante. Il s’agit d’un bulbe à tunique comme celui des tulipes et non pas avec des écailles comme celui des lis. Ce bulbe fournit tous les nutriments qui permettent à la plante d’émerger et de grandir/fleurir et fructifier très vite via les réserves nutritives stockées. Celles-ci se renouvellent grâce au feuillage qui pratique la photosynthèse (voir ci-dessous) pendant sa courte période de vie : un bulbe de remplacement se forme tandis que le bulbe initial se vide ; une sorte de turn-over sans lequel un tel cycle ne serait pas possible. On parle de géophytes à bulbe (geo = terre). 

Pourtant la gagée jaune se distingue de la majorité d’entre elles par la présence d’une seule feuille basale émergeant du bulbe souterrain alors que les autres ont le plus souvent une rosette de nombreuses feuilles étalées. Sauf que, le plus souvent, les bulbes pratiquant la multiplication végétative (voir ci-dessous), on a des « paquets » de bulbes d’où émergent individuellement une feuille mais qui au final donnent l’impression d’un groupe de feuilles trompeur ! En plus, ces feuilles ont une teinte vert bleuté partagée par d’autres espèces comme les ornithogales ou les perce-neiges.

Feuille 

Chaque feuille basale dressée, large de 6 à 12mm (soit bien plus que la majorité des autres espèces de gagées), se termine de manière très caractéristique en se repliant en un capuchon (feuille dite cucullée) prolongée en une sorte de tube cylindrique de 3 à 10 mm de long. Fortement cannelées, elles portent 3 à 7 nervures saillantes en long en dessous. Avec tous ces caractères réunis, on peut donc quand même distinguer la gagée jaune des autres plantes plus ou moins proches. 

Cette feuille est capitale pour l’espèce car elle détient, en dépit de son unicité, la plus grande capacité photosynthétique pendant la courte période végétative : pour le reste, elle ne dispose que de la tige, des bractées et des jeunes fruits encore verts ! En fait, originellement, il y a deux feuilles basales chez les gagées : la première qui sort est celle associée au bulbe de l’année et dont le bourgeon axillaire à sa base va assurer la fabrication d’un bulbe de remplacement. Par contre, chez la gagée jaune, la seconde feuille reste très réduite sous terre si bien qu’une seule feuille développée est visible ; d’autres espèces plus vigoureuses développent bien deux feuilles basales comme chez les pieds fleuris et âgés de la gagée des champs (G. villosa). 

Gagée des champs

Par contre, cette seconde feuille non visible peut engendrer via son bourgeon axillaire une bulbille (féminin !) supplémentaire à la base du bulbe, juste à côté. Ainsi, le bulbe se multiplie sur place ce qui conduit à ces « touffes » de feuilles trompeuses évoquées ci-dessus. Exceptionnellement, des bulbilles adventives peuvent se développer à l’aisselle des bractées de l’inflorescence. 

Dure vie d’éphémère

Non seulement la gagée jaune n’a qu’une feuille mais en plus elle est de courte durée et très rapidement, avec le début d’éclosion des feuilles des arbres dans la canopée, la lumière arrivant au sol commence à décliner ; de plus, elle doit régulièrement affronter des épisodes de gelées tardives surtout dans les boisements humides qu’elle affectionne. Et pourtant, elle réussit l’exploit de, à la fois, renouveler son bulbe voire de fabriquer en plus des bulbilles et de produire des fruits en nombre important. Tout ceci suppose donc un fonctionnement interne super efficace au niveau de la capacité de photosynthèse. 

Elle dispose de deux sources majeures pour fabriquer des substances carbonées via la photosynthèse : sa feuille et ses bractées ; les fleurs, fruits et bulbe sont pour leur part des puits qui consomment ou stockent ces mêmes produits. Plusieurs études approfondies ont été menées au Japon où vit cette espèce à large répartition eurasiatique dans des environnements au climat assez proche des nôtres. 

Si on compare des pieds de gagée jaune croissant en sous-bois ou en milieu ouvert, on constate qu’elles fixent du carbone par photosynthèse de la même manière. Par contre, la production de graines est plus élevée en milieu ouvert recevant plus de lumière ; si expérimentalement on supprime les bractées, la production baisse dans les deux milieux. Si on épointe les feuilles, la production de graines est peu affectée mais si on touche aux bractées, alors la production baisse. Si on enlève les boutons floraux (des puits), la croissance du bulbe augmente nettement. Ceci suggère que les bractées ont un rôle important et que plantes non fructifiées peuvent de manière flexible rediriger les produits de la photosynthèse vers le bulbe selon leur évolution ; recevoir plus de lumière n’a un avantage que pour la reproduction. 

Des expériences sous des mini-serres installées en milieu naturel sur des touffes de gagées permettent de maintenir des températures de plus de 20°C autour d’elles : alors, la photosynthèse des feuilles et bractées diminue rapidement au stade fructifié mais la respiration (consommatrice de carbone) reste élevée ce qui conduit à un épuisement des ressources carbonées. La taille des feuilles et bractées est réduite sous serre ainsi que la croissance du bulbe de remplacement. Par ailleurs, au-dessus de 30°, les fleurs produites ont des grains de pollen dont la germination se trouve très inhibée. La chaleur printanière affecte donc négativement la croissance végétative et la production de graines ; d’ailleurs, dans la nature, ces plantes habitent des sites frais et humides. On peut donc penser que le réchauffement climatique en cours va fortement impacter la survie à moyen terme des gagées jaunes. 

Tout le système végétatif repose sur la sénescence programmée de la feuille une fois la floraison achevée et l’approche de la fermeture de la canopée. Des analyses chimiques montrent que la substance active qui déclenche ce processus est l’acide linoléique : son niveau dans la plante est très bas une semaine avant la floraison puis monte très rapidement avec celle-ci ; il atteint son maximum une semaine après la floraison et la sénescence (la fanaison de la feuille) suit dans la foulée tandis que les fruits se forment. Cette étroite programmation limite les couts de survie et permet à la gagée jaune d’occuper une niche écologique très étroite dans les sous-bois frais au prientemps. 

Liliacée 

La gagée jaune était autrefois classé dans le genre Ornithogale et on retrouve localement ce surnom d’ornithogale jaune. Certes, il y a une ressemblance au niveau des fleurs et des feuilles (voir ci-dessus) mais en fait ces deux genres appartiennent à des familles différentes. Pendant longtemps, on classait toutes ces « plantes à bulbe » dans une grande famille des Liliacées mais il s’agissait d’un regroupement basé seulement sur des ressemblances superficielles et non pas sur de réelles parentés. Avec le renouveau de la classification des plantes à fleurs via les progrès considérables apportés par la génétique, on s’est rendu compte que ces plantes se répartissaient en fait dans deux grandes lignées divergentes au sein des Monocotylédones ce qui a conduit à démanteler l’ancienne famille des Liliacées pour lui enlever une grande partie des genres désormais assignés à la famille des Asparagacées. Ainsi, les « nouvelles » Liliacées dont les gagées, tulipes et lis se placent dans la lignée des Liliales aux côtés d’autres familles telles que les Colchicacées (voir la chronique), les Mélanthiacées avec la parisette ou le vérâtre (voir la chronique), les Alstroemérias ou lis des incas horticoles et les Smilacacées avec la salsepareille. Les ornithogales, jacinthes, scilles (voir la chronique), muscaris, sceaux-de-Salomon (voir la chronique), muguets (voir la chronique), agaves et yuccas se retrouvent réunis dans la très vaste famille des Asparagacées dans la lignée des Asparagales ; là, elles côtoient les Orchidées, les Asphodélacées, les Amaryllidacées et les Iridacées.

Deux caractères importants séparent ces deux ordres : les nectaires ou glandes à nectar qui sont dans les parois des ovaires chez les Asparagales et à la base des tépales chez les Liliales ; les graines des Asparagales ont un revêtement très typique noir brillant du à un pigment particulier la phytomélanine, absent chez les Liliales. 

Reproduction 

La gagée jaune dépend des pollinisateurs précoces pour sa reproduction sexuée ; or, l’abondance relative de ces derniers est très fluctuante à cette saison selon les conditions météorologiques permettant ou pas l’activité de vol de ces insectes. Les années où la fonte des neiges est précoce en montagne, le succès de la production de graines reflète l’abondance des insectes pollinisateurs en début et milieu de floraison. Les années où la fonte est tardive, la production de graines ne dépend plus de l’abondance des pollinisateurs mais diminue dès que la canopée commence à se former. On observe que sur les lisières, la production de graines est plus élevée ce qui indique que la quantité de lumière reste une force sélective majeure pour fleurir en début en saison. 

Nous avons vu que la gagée jaune pouvait pratiquer la reproduction végétative via la production de bulbilles (voir ci-dessus). En comparant diverses espèces de gagées très proches, on peut distinguer ainsi deux types de bulbilles. Chez certaines espèces comme la gagée jaune, les bulbilles n’apparaissent que dans les plantes non fleuries immatures mais pas dans les individus fleuris bien développés. Chez d’autres, comme la gagée des prés, les plantes commencent à développer des bulbilles, souvent nombreux, dès que le bulbe de remplacement atteint un diamètre seuil et, ensuite, elles en fabriquent toute leur vie. Enfin, des espèces combinent les deux stratégies comme chez la gagée des champs. Le seuil de déclenchement de cette production peut être très bas chez des espèces essentiellement stériles ne produisant que très rarement, voire jamais, de fleurs comme la gagée à spathe. 

Les graines libérées en fin de printemps contiennent un embryon sous-développé ; en automne, celui-ci s’allonge et produit une radicule mais le cotylédon n’émerge pas. Il faut que les graines avec leur radicule sortie aient subi le froid et notamment une couverture de neige durant quatre mois pour que la germination reprenne pour une température optimale autour de 15°C. Là encore, on pressent que les hivers doux risquent de ne pas lever la dormance de cette graine à demi germée. 

Voir la chronique sur la Gagée de Bohême.

Bibliographie 

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How do sink and source activities influence the reproduction and vegetative growth of spring ephemeral herbs under different light conditions? Sunmonu, Ninuola; Kudo, Gaku Journal of Plant Research, 127(4), 503-511 ; 2014

Warm temperature conditions restrict the sexual reproduction and vegetative growth of the spring ephemeral Gagea lutea (Liliaceae). Sunmonu, Ninuola; Kudo, Gaku Plant Ecology, 216(10), 1419-1431 ; 2015

Ecophysiology of deep simple epicotyl morphophysiological dormancy in seeds of Gagea lutea (Liliaceae) T. Kondo et al. Seed Science Research (2004) 14, 371–378 

Ephemerality of a Spring Ephemeral Gagea lutea (L.) is Attributable to Shoot Senescence Induced by Free Linolenic Acid. Hiroko Iwanam, Noboru Takada and Yasunori Koda Plant Cell Physiol. 58(10): 1724–1729 (2017) 

Minor differences with big consequences: Reproductive patterns in the genus Gagea(Liliaceae). Martin Schnittler et al.  Flora 208 (2013) 591–598 

Bulbils contra seeds: reproductive investment in two species of Gagea (Liliaceae).Martin Schnittler et al. Plant Syst Evol (2009) 279:29–40