Acherontia atropos

Début septembre 2016, un voisin curieux de nature, me signale qu’il a plusieurs chenilles de sphinx à tête-de-mort sur un grand jasmin grimpant sur la façade de sa maison dans le village. Une occasion à ne pas rater car il s’agit d’une « bête » imposante et magnifique qu’on ne voit pas souvent (même si elle n’est pas rarissime). Avec une échelle, nous en capturons une que je mets en élevage dans une grande cage en verre ad hoc avec un beau bouquet du jasmin pour se nourrir. Je lui avais installé un pot avec de la terre fine en vue de sa transformation en chrysalide car cette chenille s’enterre à ce moment-là et je m’attendais, vu sa taille, à ce qu’elle entreprenne sa métamorphose assez rapidement. Trois jours, plus tard, effectivement elle descend vers le pot et s’enterre. Il faut alors attendre la fin du printemps suivant pour voir éclore le papillon que je me proposais bien sûr de relâcher. Deux mois plus tard, j’écarte doucement la terre du pot et là, grande déception, la belle ne s’est pas transformée en chrysalide mais est morte et s’est décomposée ! Maladie ? Conditions d’hygrométrie du sol inadéquates ? Stress induit par la capture (normalement, les chenilles tolèrent très bien un tel transfert) ?

Occasion ratée donc de voir le fameux papillon (celui du terrible film « Le Silence des Agneaux ») mais belle occasion de découvrir qui est cet insecte surprenant à plus d’un titre.

Un papillon hors normes

Pour reconstituer toute l’histoire de ces chenilles, il faut remonter au papillon, le sphinx à tête-de-mort, bien nommé à cause de ce dessin suggestif au milieu de la toison de poils courts qui couvre son thorax. Les ailes antérieures sont brunes avec des dessins ondulés brunâtres ; au repos, elles sont repliées et cachent les ailes postérieures nettement plus courtes et d’un jaune foncé avec là aussi de légères ondulations claires. Son abdomen rappelle celui d’une grosse guêpe avec ses anneaux noirs et jaunes. Ce sphinx fait figure de « grosse bête » parmi nos papillons avec son envergure pouvant atteindre 13cm. Comme tous les sphinx, il s’agit d’un papillon nocturne (en fait plutôt crépusculaire) au corps trapu et lourd, massif, au vol très rapide et puissant notamment grâce aux ailes longues et étroites, qui est capable de couvrir de grandes distances. De jour, il se tient posé sur un arbre et est alors très difficile à voir du fait de sa coloration terne et camouflée.

Cette espèce possède plusieurs originalités par rapport aux autres sphinx que nous allons juste mentionner ici (la chronique porte sur la chenille) : sa trompe est courte et non très longue ; il ne se nourrit pas en butinant les fleurs mais en entrant dans les ruches et en perçant les rayons de miel pour s’en nourrir ; il évite leurs attaques en émettant une odeur qui imite celle des abeilles ! Enfin, il peut émettre un bruit comme un grincement en soufflant dans sa trompe.

Amateur de plantes mortelles !

Les papillons apparaissent en fin de printemps-début d’été, s’accouplent et les femelles déposent leurs petits œufs verdâtres un par un sous les feuilles des plantes hôtes choisies (jusqu’à 2 ou 3 sur une même plante). La ponte est très étalée sur une période de plusieurs semaines et chaque femelle peut ainsi pondre plusieurs centaines d’œufs au total. Ceci permet de disperser les œufs un peu partout et d’éviter les inconvénients d’une ponte groupée qui attire prédateurs et parasites. En conséquence, l’éclosion des chenilles sera de fait échelonnée.

Comme chez une majorité de papillons, la femelle sélectionne les plantes-hôtes pour déposer ses œufs. Elle choisit le plus souvent des plantes de la famille des Solanacées : la morelle douce-amère (voir la chronique sur cette plante), la morelle noire et la pomme de terre (elle aussi une morelle), cette dernière étant très appréciée pour peu que le feuillage soit encore en état au moment du développement des chenilles. On peut aussi la trouver sur d’autres membres de cette famille : la tomate (rarement), le coqueret alkékenge, la belladone, la datura, la jusquiame, le tabac, le lyciet de Barbarie (un arbuste), … autant d’espèces connues pour leur extrême toxicité (présence d’alcaloïdes) et qui portent avec elles une aura de célèbres empoisonneuses ! Les chenilles sont capables de détoxifier ces substances ou des les éliminer.

Mais, on peut aussi trouver ces chenilles sur des plantes d’autres familles bien différentes : le frêne, l’olivier, le troène et … les jasmins comme à Saint-Myon (famille des Oléacées). Et puis, on la cite encore sur toute une foule d’autres plantes (paulownia, seringat, lantanier) dont certaines très toxiques aussi comme le laurier-rose. Donc, un choix éclectique mais en pratique plutôt centré sur les Solanacées et Oléacées.

La chenille récoltée sur son décor de jasmin palissé contre un mur

Chenille zébrée

Gros plan sur les motifs colorés des anneaux (position la tête en bas !) ; les ovales noirs sont des stigmates

La chenille grandit par mues successives (5 au total) et à partir de la troisième mue, sa livrée superbe est complètement en place : sur un fond jaune soutenu, des bandes diagonales ornent les flancs : une bordure jaune clair étroite puis du bleu foncé se dégradant vers du bleu vert et de nouveau du jaune, le tout piqueté de points noirs ; le ventre conserve une teinte verdâtre (comme à l’éclosion où la jeune chenille est globalement verdâtre). Cette livrée peut sembler bigarrée dès lors qu’on l’observe de près mais dès que l’on s’éloigne, la chenille au milieu des tiges et feuilles devient bien moins visible par effet de camouflage. De plus, elle se tient souvent le corps vers le bas ce qui place le dessus sombre en première position par rapport au dessous clair quand on la regarde par en dessous (effet de contre-jour). Peut-être aussi que cette robe « voyante » sert aussi de signal destiné aux prédateurs pour signifier que la chenille pourrait être toxique (aposématisme : voir la chronique sur les punaises rouges et noires) mais ce n’est pas démontré ; bien qu’elles se nourrissent de plantes toxiques, elles ne sont pas forcément elles-mêmes toxiques si les toxines sont détruites et excrétées.

La forme jaune décrite ici est la plus couramment observée mais il existe deux autres formes colorées (des morphes) différents : une vert pâle avec des bandes soulignées de jaune et une brune (très rare) tacheté de blanc ! En fait, cette chenille trahit plus souvent sa présence par ses crottes remarquablement grosses et noires qui s’accumulent à terre ; c’est d’ailleurs ainsi que G. Peyrin a découvert ces chenilles alors qu’elles étaient perchées sur le jasmin qui escalade la façade au milieu d’un feuillage dense.

Chenille à corne

Vu sa taille au dernier stade (15cm de long, grosse comme un pouce), cette chenille offre une belle occasion de découvrir l’anatomie externe de ces animaux. Les gros points noirs sur les flancs (un par anneau) sont des stigmates, des orifices respiratoires qui communiquent intérieurement avec un réseau ramifié de tubes, les trachées. Dès qu’elle est inquiète (et notamment avec le flash du photographe !) mais aussi quand elle est au repos, elle rentre un peu sa tête tout en soulevant l’avant du corps en position du sphinx (d’où le nom de ces insectes). Cela pourrait lui donner une allure de serpent susceptible d’effrayer des prédateurs (non démontré) ? La tête porte des mandibules noires dures qui lui servent à découper le feuillage. Juste en dessous, on note trois paires de pattes noires très courtes et resserrées en position de sphinx : ce sont les vraies pattes articulées qui lui servent à maintenir les feuilles quand elle mange. En arrière viennent ensuite cinq paires de fausses pattes (non articulées) terminées en ventouse-crochet et qui lui servent à s’agripper aux tiges et à se déplacer.

La curieuse corne terminale recourbée et tuberculeuse

Il reste, tout au bout du corps, un organe singulier et intriguant : une sorte de corne couverte de tubercules, recourbée et avec l’extrémité enroulée en trompe d’éléphant ! Noire au début du développement, elle vire au jaune soutenu à partir du troisième stade.

Une autre chenille de sphinx très impressionnante avec sa corne terminale : celle du sphinx du troène photographiée à St Myon

On retrouve un tel appendice chez d’autres chenilles de sphinx (mais pas toutes) dont deux que j’ai photographiées à Saint-Myon dans mon jardin : celle du sphinx de l’euphorbe et, encore plus spectaculaire, celle du sphinx du troène, un autre « monstre » ! Je n’ai pas réussi à trouver d’informations fiables sur la fonction de cette corne : signal pour effrayer ? Organe sensible au toucher ?

Métamorphose inutile ?

Arrivée au cinquième stade (en gros des la fin août à fin septembre selon la date d’éclosion), la chenille descend à terre et s’enfonce dans le sol meuble (voir l’introduction). Là, elle se ménage une sorte de loge terreuse dans laquelle elle se transforme en chrysalide ou nymphe rougeâtre et lisse brillante. J’ai souvenir dans mon enfance d’en avoir trouvé plusieurs fois quand on arrachait les pommes de terre en automne (en Berry) ! Elle entre en hibernation et va passer ainsi l’hiver sous terre… sauf que, sous nos climats, elle ne résisterait pas au froid (même sous terre) et que toutes les chrysalides seraient détruites. Comme par ailleurs les adultes meurent peu après s’être accouplés ou bien migrent vers le sud, il ne reste en théorie aucun sphinx rescapé (sous une forme ou une autre) au printemps suivant. Cependant, je reste un peu perplexe devant cette affirmation un peu péremptoire et : il n’est pas impossible que certaines chrysalides échappent au massacre hivernal et donnent des adultes au printemps mais sans doute un nombre très réduit. Mais alors, comment se fait-il que chaque année, on trouve de telles chenilles un peu partout en France et ce depuis longtemps ?

En fait, notre sphinx tête-de-mort est de tempérament méditerranéen : il réside en Afrique, au Proche-Orient et dans le bassin méditerranéen ; là, il a souvent au moins deux générations par an qui se succèdent et les chrysalides de la dernière génération d’automne réussissent à passer le cap de l’hiver pour donner des adultes au printemps (la première génération). Une partie de celle-ci migre vers le Nord pouvant remonter jusqu’en Scandinavie. Ce sont ces migrateurs au très long cours qui donnent naissance aux chenilles que nous voyons en été ! On connaît un tel processus chez d’autres papillons dont les vanesses du chardon (papillons de jour).

Indicateur écologique

Que penser en terme de qualité environnementale de la présence de cette espèce à St Myon dans ce contexte ? Elle reste observée sur une large partie de la France mais souvent de manière ponctuelle et semble avoir déserté les zones d’agriculture intensive et notamment les cultures de pommes de terre aspergées de pesticides. Elle trouve refuge plutôt dans les jardins comme ici à St Myon et sur des plantes cultivées telles que ce jasmin. Des observations sur des chenilles élevées montrent que même celles prélevées sur des troènes ou des jasmins préfèrent manger de la morelle douce-amère : ceci signifierait peut-être que ses « vraies » plantes hôtes seraient des solanacées et que toutes ces plantes non solanacées sur lesquelles on peut les trouver n’auraient peut-être pas la qualité nutritive suffisante pour achever le développement. Les femelles pondraient sur ces plantes faute de mieux dans des environnements artificiels tels que les jardins urbains ? A vérifier : ce ne sont que des hypothèses !

Avec le réchauffement climatique en cours, peut-être bien (à vérifier !) que de plus en plus de chrysalides risquent de survivre à l’hiver chez nous ce qui permettrait de voir une génération de printemps s’installer ? Durant la canicule de 2003, il y a eu un nombre anormalement élevé d’observations ce qui confirme cette sensibilité au réchauffement.

Donc, si dans un futur proche, nous trouvons de plus en plus de ces chenilles et y compris au printemps, ce ne sera peut être si bon signe ; tout ceci n’enlève rien à la beauté « tropicale » de ces chenilles !