Cairina moschata

13/12/2023 Avec le cobaye, le guanaco, le lama et le dindon, le canard de Barbarie est l’une des cinq espèces animales domestiquées par les amérindiens. L’espèce originelle vit toujours à l’état sauvage sur une vaste aire en Amérique centrée sur le bassin amazonien. Récemment, de nombreuses populations férales (retournées à l’état sauvage) se sont développées un peu partout dans le monde y compris sous des climats froids où on ne s’attendrait pas à le voir vivre en liberté ! Nous allons donc faire des va-et-vient entre formes sauvage, domestique et férale !

Le canard de Barbarie est devenu en Europe une espèce élevée à grande échelle, appréciée pour sa chair maigre. Que sait-on de sa domestication ? A t’il été très transformé par le processus de domestication ? Comment est-il parvenu en Europe ? Et quel est ce « pays » étrange : la Barbarie ? Les questions ne manquent pas à propos de cet oiseau domestique assez méconnu … sauf sous forme rôtie !

Canard à part

Pour bien comprendre qui est le canard de Barbarie, nous allons d’abord découvrir la forme sauvage. Pour clarifier de qui on parle dans la suite, nous allons nommer différemment la forme sauvage à partir de son nom scientifique Cairina moschata, soit canard musqué.

On note d’emblée qu’il n’est pas classé dans le même genre que les canards colverts (Anas platyrhynchos), l’autre canard domestique. Effectivement, il n’a pas grand-chose à voir les canards « classiques » (voir ci-dessous) ne serait-ce que par ses vocalisations très limitées (pas de cancanements !). On le place donc dans un genre à part (Cairina). Nous reviendrons sur l’étymologie surprenante de ce nom dans l’histoire de son arrivée en Europe.

Il est tellement singulier qu’il est le seul dans son genre. Pendant un temps, on lui associait un canard d’Asie du sud-est qui lui ressemble un peu, la nette à ailes blanches (Asacornis sulcata) mais les études génétiques ont montré qu’elle n’était pas apparentée étroitement au canard musqué.

Moschata, musqué, fait allusion soit à son odeur musquée (surtout les mâles) que l’on retrouve dans sa chair mais l’appréciation de celle-ci varie beaucoup selon les « nez » !

Du fait de ses mœurs arboricoles, on le rangeait dans le groupe informel des « canards percheurs » aux côtés notamment des dendrocygnes, qualifiés en anglais de canards siffleurs (whistling-duck) dont certaines espèces (dendrocygne veuf) ont fait l’objet aussi d’un début de domestication.

Les données moléculaires le rapprochent de deux petits canards du genre Aix bien connus comme espèces d’ornement : le canard carolin ou canard branchu (sous-entendu arboricole) et le magnifique canard mandarin, tous les deux nicheurs dans des cavités d’arbres.

Canard musqué

Voyons donc d’abord à quoi ressemble le canard musqué, soit la forme sauvage. Il s’agit d’un « gros » canard trapu, massif, dont le poids varie entre 2 et 4 kg et la taille entre 66 et 87cm de long. Les mâles sont plus imposants que les femelles (dimorphisme sexuel).

Le plumage des mâles est presque entièrement noirâtre (ainsi que les pattes) avec des reflets vert métalliques à violacés sur le dessus ; une tache blanche étendue sur une partie de l’aile se voit même au repos. La tête porte une crête courte érectile. C’est la face qui attire le plus l’attention : une plage de peau nue sombre entoure l’œil et rejoint la base du bec, clair avec une bande noire en travers ; le dessus de l’œil est bordé d’une rangée de petites caroncules rouges très voyantes ; un tubercule noir charnu (voir l’exemple du cygne muet) marque la base supérieure du bec.

Les femelles ont un plumage plus terne (sans les reflets irisés), moins de blanc sur les ailes, n’ont pas de crête ni caroncules (sauf parfois les femelles âgées) et souvent même pas de peau nue derrière l’œil.

Parmi les comportements typiques, ces canards ont souvent l’habitude d’agiter leur queue de droite à gauche.

Ce canard vit dans les forêts tropicales inondées et passe une partie de sa vie dans les arbres. Ses pattes fortes aux griffes acérées lui facilitent le perchage sur les branches. Il niche donc dans des cavités d’arbres jusqu’à 18m de hauteur ou parfois dans des cavités rocheuses. Il vole bien en dépit de sa masse imposante.

Son aire de répartition naturelle (populations férales non comprises) couvre une bonne partie de la région dite néotropicale : depuis l’extrême sud du Texas, les deux côtes du Mexique, toute l’Amérique centrale jusqu’au nord de l’Argentine. On ne le trouve que dans les zones basses en dessous de 1200m.

Versus domestique

Comme la plupart des espèces domestiquées depuis une longue période, l’aspect du canard de Barbarie (la forme domestique donc) a sensiblement évolué. De nouveaux traits morphologiques, physiologiques et comportementaux sont apparus : c’est ce qu’on appelle le syndrome de domestication.

La taille a considérablement augmenté avec des mâles qui atteignent les 7kg. La coloration du plumage a évolué vers de plus en plus de couleur blanche (albinisme) allant jusqu’à des variants entièrement blancs, très répandus dans les élevages industriels.

Quand il a encore du plumage sombre, il conserve néanmoins des irisations vertes ou violacées. La peau nue de la face s’est étendue et les caroncules rouges des mâles se sont hypertrophiées, lui donnant une apparence un peu grotesque. La maturité sexuelle est atteinte bien plus rapidement : en un an versus 2 à 2,5 ans à l’état sauvage. Il n’y a plus de saison de reproduction fixe : les canes Barbarie peuvent élever des couvées tous les cinq mois ! Chaque cane peut pondre de 120 à 150 œufs par an versus une vingtaine au plus par an chez le canard musqué. Alors que le canard musqué semble monogame, les mâles de Barbarie s’accouplent avec plusieurs femelles et ne s’occupent plus du tout de l’élevage des canetons. Il niche au sol.

L’oiseau, très méfiant dans la nature, est devenu confiant envers les humains, un peu audacieux même et faisant parfois front notamment chez les Barbarie élevés en semi-liberté à la campagne.

Bref, nous avons maintenant un « nouvel » oiseau mais qui conserve l’interfécondité totale avec la forme sauvage ; il s’agit bien toujours de la même espèce mais une variante, fruit de la sélection artificielle exercée par l’Humain.

Aux origines de la domestication

Christophe Colomb a signalé des canards de Barbarie (donc déjà domestiqués) aux Antilles lors de son second voyage en 1494 ; puis les autres Conquérants qui suivirent en rencontrèrent en d’autres points éloignés comme l’isthme de Panama ou le grand Chaco (au nord de l’Argentine). Ces canards de Barbarie avaient dû arriver là via les voies commerciales existantes très actives entre les différentes ethnies amérindiennes. Donc, il ne fait aucun doute qu’il était déjà domestiqué depuis longtemps. Les origines de sa domestication remontent donc à l’époque précolombienne entre l’apparition des premiers Humains en Amérique du sud et l’installation des colons espagnols.

On trouve effectivement des os de ce canard sur divers sites archéologiques très dispersés sur l’ensemble du bassin amazonien et des basses terres voisines, couvrant des périodes différentes et dans des contextes variés (au milieu de déchets alimentaires ou sur des sites funéraires). Mais, il y a une difficulté majeure : on ne dispose d’aucun indice fiable qui permette de distinguer des os de canard musqué sauvage (qui aurait été chassé et consommé) de ceux de canard de Barbarie domestiqués ! On est donc réduit à faire des conjectures quant à savoir s’il y a un ou plusieurs centres initiaux de domestication. On a ainsi proposé mais sans preuve une origine sur la cite sud des Caraïbes, au Paraguay, dans le Chaco argentin ou en Amazonie moyenne et inférieure ! Ce qui est sûr c’est que toutes ces régions connaissaient une activité humaine intense avec des échanges commerciaux très importants.

Les premières preuves sûres de domestication déjà en place remontent entre 600 et 1400 de notre ère en basse Bolivie avec des traces de plumes des ailes arrachées et des blessures des pattes ayant induit des pathologies. Au Pérou, on le trouve représenté sur des céramiques datant de 1000 et après. En Équateur, on trouve des traces dans la phase dite Milagro tardive soit entre 900 après JC et l’arrivée des Espagnols dans un contexte d’agriculture intensive sur des terres inondables. Dans les sépultures, on trouve ses ossements associés à ceux des lamas, autre animal domestiqué et des coquilles de Spondylus, un gros coquillage vénéré et associé aux divinités liées à l’eau.

Le processus de domestication lui-même relève aussi d’hypothèses spéculatives. On opte pour la voie dite commensale. Des canards musqués sauvages auraient été attirés par les campements humains au cœur des forêts humides où ils trouvaient de la nourriture sur les tas de déchets rejetés en bordure. Ils se seraient ainsi habitués aux humains au point de nicher à proximité. De là on serait passé à la reproduction contrôlée par les humains comme par exemple capturer des nichées de canetons pour les élever.

Expansion planétaire

En 1532, Pizarro s’est vu offrir ce canard, consommé par la noblesse locale pour sa chair aromatique. Par la suite, les canards de Barbarie furent exportés à partir du 16ème siècle par les Portugais, Espagnols et Néerlandais comme en atteste la première description par l’un des premiers voyageurs naturalistes, Pierre Belon, dans son Histoire de la nature des oyseaux en 1555 : la gravure montre bien la face dénudée. Cinq ans plus tard, C. Gessner l’illustre et le décrit à son tour. Des descriptions détaillées figurent dans la série d’ouvrages intitulés Ornithologiae publiés entre 1599 et 1603 par le grand naturaliste de la Renaissance Ulisse Aldrovandi (1522-1605) sous les noms de Anas cairina, Anas indica ou Anas libica.

Très vite, ce canard va se répandre sur toute l’Europe jusqu’en Russie. Il va ensuite gagner l’Afrique centrale et orientale, Madagascar puis l’Asie par l’inde et l’Indochine et enfin l’Océanie. Dans les tableaux du 17ème et 18ème on le voit régulièrement apparaître et souvent sus la forme albinos.

Au cours du 20ème siècle, il va connaître un nouvel essor à cause de sa viande maigre idéale en canard à rôtir. On va par ailleurs l’hybrider avec le canard colvert ce qui donne des hybrides stériles ou mulards destinés (les mâles seulement) à être gavés pour produire du foie gras.

Mulard hybride (Cliché Fiver, del Hellsher, C.C. 4.0)

Mic-mac sur les origines

Mais au fait pourquoi ce nom étrange de canard de Barbarie ? La Barbarie a longtemps désigné le « pays des Barbares », sous-entendu les contrées en dehors de l’Empire Romain soit l’Afrique du Nord du Maroc à la Lybie ; au 16ème, on a une variante sous le terme de Côte des Barbaresques. Ce nom a été utilisé à bon escient pour désigner un singe des forêts rocheuses du Maroc et d’Algérie, célèbre pour avoir été introduit sur le rocher de Gibraltar : le macaque de Barbarie ou magot.

Bien, mais rien à voir avec le vrai pays d’origine ! Sans compter qu’on lui a attribué encore deux autres surnoms par le passé : canard d’Inde et canard de Guinée (voir la gravure de P. Belon) ! En fait, on ne savait plus bien d’où venait cette espèce comme bien d’autres (voir le marronnier d’Inde) ! Le grand Buffon reconnaît en 1783, dans son Histoire Naturelle : « nous ne savons pas d’où cette espèce est venue ». Linné, éternel rival de Buffon, fit la même erreur et il faudra attendre la onzième édition de son Systema Naturae pour rectifier l’origine et la situer au Brésil.

Les premiers noms latins initialement attribués (voir ci-dessus) attestent de cette grande confusion : indica (des Indes) ; libica (de Lybie mais en fait ce pouvait être toute l’Afrique du nord) ; cairina (repris comme nom de genre) quant à lui signifie … cairote (habitant du Caire) car on l’a cru aussi originaire d’Égypte.

Faute de savoir, on attribuait alors au hasard à ces espèces une origine géographique « dans l’air du temps » et qui sonne juste : « d’Inde » a ainsi été très utilisée et doit être comprise au sens « des Indes » (Indies en anglais) soit occidentales (le Nouveau Monde) ou orientales (Asie du Sud et du Sud-Est) ; « de Guinée » au sens de l’Afrique noire (voir l’oie cygnoïde d’Asie domestiquée sous le nom d’oie de Guinée) ; ou enfin, comme ici « de Barbarie ».

Ce « brouillard géographique » ne concerne pas que la France. Outre-manche, le canard de Barbarie est connu de tous comme Muscovy Duck, soit le canard de Moscovie ! La Moscovie c’est la région de Moscou (Muscovia en latin). On aurait donc cru qu’il était originaire de Russie ? Pourtant son nom russe signifie canard musqué et ne fait aucune allusion à sa présence ancienne.

En fait, on pense qu’il y a eu une déformation à partir de l’anglais musky qui signifie musqué et qu’on a transformé en Moscovy ! Finalement dans la plupart des autres langues européennes, c’est ce dénominatif de musqué qui a été retenu comme anatra muschiata en espagnol.

Une dernière piste linguistique a été évoquée par apport au nom anglais, reliant cette espèce aux amérindiens et à la langue dite Muisca de Colombie où ce canard aurait pu être domestiqué : canard Muisca aurait alors donné canard musqué ?

Retour à la vie sauvage

Comme de nombreux autres animaux domestiques (voir les chats harets par exemple), les canards de Barbarie peuvent s’échapper des lieux où ils sont élevés et devenir semi-sauvages, capables de se reproduire de manière autonome dans la nature, mais complètement en dehors de leur aire naturelle originelle. On parle de féralité ou d’espèce férale pour décrire ce retour à la vie sauvage (du latin fera, bête sauvage).

Ceci se produit surtout, pour le canard de Barbarie, à partir d’oiseaux soit élevés à la campagne en semi-liberté, soit d’oiseaux élevés dans des parcs ou sur des plans d’eau comme espèces ornementales.

Dans les fermes à la campagne, on l’élève souvent en semi-liberté, situation propice à la féralité

Ainsi, dans de nombreux pays où le canard de Barbarie avait été introduit et élevé, a-t-on vu au cours des dernières décennies se développer des populations férales prospères

Ces populations s’installent le plus souvent dans des zones urbaines ou suburbaines (comme à Central Park à New-York) ou près de fermes d’élevage. Les oiseaux adoptent alors de nouveaux sites de nidification les plus improbables comme des balcons d’appartements ou sous des toits ! Ainsi en Grande-Bretagne, de nombreux noyaux ponctuels de telles populations existent déjà dans divers comtés. Le plus surprenant dans ce retour au sauvage, c’est que le canard de Barbarie se naturalise y compris sous des climats froids auxquels il semble bien résister ce qui suggère une grande adaptabilité de l’espèce.

Carte de répartition : en vert, aire naturelle ; en violet, aire de féralité (Carte Cephas ; C.C. 4.0.)

Aux USA, non loin donc de son aire originelle, le canard de Barbarie s’est particulièrement naturalisé (autre manière de dire féral !) en Floride. La première mention date de 1967. A Naples (ville de Floride !), petite ville de 21 000 habitants, en 2008, on en recensait déjà 440 individus féraux. Depuis, il connaît une expansion exponentielle : on estime la population à plusieurs milliers. Il commence à poser de sérieux problèmes écologiques (pollution des eaux par les excréments) et de cohabitation : ces oiseaux entrent dans les maisons pour y chercher de la nourriture … parfois sur un mode agressif envers les enfants ! En 2012, on le mentionne ainsi en Californie, dans la région urbaine de New York jusqu’au Texas et dans l’état de Washington.

Ces comportements de recherche de contact avec les humains doivent être mis en parallèle de l’hypothèse de la domestication par la voie commensale (voir ci-dessus). Curieux retour de l’histoire … sans fin de ce canard décidément polymorphe !

Bibliographie

Muscovy Duck (Cairina moschata), Eitniear, J. C., et al. (2020) In Birds of the World. Cornell Lab of Ornithology, Ithaca, NY, USA.

New evidence for pre-Columbian Muscovy Duck Cairina moschata from Ecuador PETER W. STAHL Ibis (2006), 148, 657–663

The modern ontological natures of the Cairina moschata (Linnaeus, 1758) duck. Cases from Perú, the northern hemisphere, and digital communities. J. Gamboa J. 2019 Anthropozoologica 54 (13): 123-139.